La question du vote de la communauté « latino » a pris une importance particulière dans la campagne électorale américaine après la parution le 9 septembre d’un sondage réalisé par Marist Poll et NBC, lequel révélait qu’en Floride, Joe Biden réalisait dans cet électorat un score inférieur, en matière d’intentions de vote, à celui d’Hillary Clinton en 2016.
Cela a entraîné une « Florida panic », comme l’ont qualifié de façon un peu moqueuse certains observateurs dans le camp démocrate, lequel considérait sans doute que cet électorat était acquis à Joe Biden au moins dans les mêmes proportions qu’en 2016.
Le parti démocrate s’est demandé s’il n’était pas en train de reproduire le même genre d’erreur que 4 ans plus tôt, lorsqu’Hillary Clinton avait négligé les électeurs blancs non diplômés et des classes ouvrières dans les états des Grands Lacs et perdu des états (Michigan, Wisconsin, Pennsylvanie) qu’elle pensait gagner sans avoir besoin d’y mener campagne.
Et dans le même temps, on s’est évidemment réjoui dans le camp Trump (bruyamment du côté du Président1Peut-être d’ailleurs que son équipe aurait aimé garder cela un peu sous le radar de l’actualité pour éviter une trop forte réaction du camp Biden.) et on y a vu à la fois une confirmation de la pertinence d’une campagne de terrain locale mené auprès des communautés « latinos », et un motif d’espoir puisqu’il s’agit d’un des rares, pour ne pas dire le seul, segment électoral dans lequel le Président progresse, selon les sondages2Rappelons que Joe Biden serait en tête dans la catégorie des plus de 65 ans, que Trump avait nettement gagné en 2016, des électeurs et surtout électrices des banlieues résidentielles, etc..
Il faut dire que le vote « latino » est déterminant dans un certain nombre d’états « bascule » (les fameux « Swing States » qui changent de camp régulièrement selon les élections) pour l’élection présidentielle, parce que les « latinos » y représentent une part significative et/ou croissante de la population et donc potentiellement de l’électorat3Les « latinos » représentent près de 30% de la population en âge de voter en Californie mais cet état est considéré comme acquis au camp démocrate. De même, sauf énorme surprise, le Texas, où les latinos représentent environ 30% de la population en âge de voter est considéré comme acquis pour les républicains..
On pense évidemment à la Floride, état dans lequel les résultats sont toujours extrêmement serrés et où les latinos représentent environ 20% de la population en âge de voter, mais aussi à l’Arizona ou au Nevada, avec la combinaison entre forte présence des latinos (20% environ de l’électorat dans les deux cas) et d’autres évolutions démographiques récentes a priori favorables au camp démocrate (le Nevada devient la grande banlieue de la Californie et à ce titre le vote démocrate y progresse régulièrement, l’Arizona a vu sa population croître avec l’arrivée de retraités de la côte Est qui votent également plutôt démocrate).
C’est aussi vrai de la Géorgie, la Caroline du Nord, la Pennsylvanie (et même du Michigan), états dans lesquels la communauté « latino se développe régulièrement pour se rapprocher de 10% de la population (par exemple par extension progressive de l’aire géographique occupée par les communautés « latinos » de Floride ou de New York et du New Jersey – c’est ainsi que la Pennsylvanie compte de nombreux Portoricains issus des communautés de « nuyoricans », etc.) et devient alors déterminante pour des scrutins serrés.
Dans tous ces états, la question n’est pas de savoir si Biden gagne le vote latino, mais avec quelle marge sur son adversaire : un calcul simple montre que dans un état où cette population représente 10% de l’électorat, selon que Biden remporterait 75% – ce qui serait un record – ou seulement 50% – ce qui est peu probable – des votes latinos , l’écart dans le résultat final est de 5 points de pourcentage, ce qui est largement suffisant pour faire basculer le résultat.
Face au risque de voir un effritement des positions démocrates dans cet électorat, les démocrates ont évidemment réagi en multipliant les spots de campagne en espagnol ou en consacrant plus de moyens financiers et humains aux efforts envers la communauté « latino ». C’est ainsi que mi-septembre Michael Bloomberg annonçait investir 100 millions de dollars en Floride pour soutenir la campagne de Biden.
Mais même si, en l’absence de véritable limitation des moyens financiers qu’un candidat peut consacrer à sa campagne, le budget alloué à tel ou tel état ou à tel ou tel segment de l’électorat est déterminant pour remporter une élection aux Etats-Unis (même si Biden lui-même a prouvé le contraire dans la primaire démocrate), encore fallait-il que les démocrates, pour faire fructifier cet « investissement », comprennent ce qui se passait dans cet électorat qui semblait plus enclin à voter Trump en 2020 qu’en 2016.
Les explications avancées sont de plusieurs nature, la première étant peut-être que le sondage ayant sonné l’alerte début septembre était largement discutable, dans la mesure où il ne s’agissait pas d’un sondage de la communauté « latino » mais du résultat d’un sondage général sur une sous-catégorie de répondants… qui ne contenait que 137 personnes.
Cela étant, les experts en données démographiques électorales et en stratégie électorale, et notamment divers groupes spécialisés dans l’électorat latino, ont également pointé le fait que les démocrates avaient sans doute considéré un peu vite que la politique résolument anti-immigration de Trump (construction du mur sur la frontière avec le Mexique, déportation des migrants, séparation des familles, sans même parler des déclarations – sur la « caravane » venue d’Amérique affabulations ou assimilant les migrants mexicains à des délinquants ou des violeurs, etc.) suffisait à attirer les électeurs « latino » vers eux alors qu’il était en fait indispensable d’avoir des stratégies plus ciblés et précises pour convaincre les « latinos ».
C’est ce qu’avait fait Barack Obama en 2012, qui avait réussi à la surprise générale à remporter la Floride via une campagne de terrain ultra-ciblée sur certains segments de l’électorat « latino ». Ainsi Obama avait proposé de traiter les problèmes du quotidien des cubano-américains plutôt que de promettre un retour à court terme dans une île libérée du castrisme, ce qui était souvent le message tant républicain que démocrate pour cet électorat.
Evidemment, ces différents experts (parfois largement auto-déclarés) ont vu dans cette mobilisation générale un moyen de monnayer leur expertise (faut-il rappeler que les campagnes électorales mobilisent tout un écosystème de consultants et autres experts dédiés à cette activité récurrente – la Chambre des représentants est renouvelée en totalité tous les 2 ans, le Sénat et les gouverneurs par tiers tous les 2 ans , etc.?). C’est d’ailleurs un des travers des campagnes électorales américaines où on use et abuse des messages ciblés sur telle catégorie, des déplacements dans tel lieu ou telle communauté pour toucher tel public, etc., en s’appuyant à l’excès sur les « data », les sondages et autres « focus groups ».
Mais ces experts expriment aussi une réalité : la communauté latino est très diverse et elle ne vote pas du tout comme un bloc monolithique4On a d’ailleurs, côté républicain, reproché à Joe Biden d’avoir récemment fait un commentaire en ce sens, comparant les communautés « latino » et afro-américaine..
En effet, le terme « latino » désigne aussi bien des descendants d’espagnols installés au Texas, au Nouveau-Mexique ou dans le Colorado au moment de la « conquête » de ces territoires par les colons d’origine espagnole au 17ième ou 18ième siècle, que des migrants mexicains arrivés par vagues successives y compris très récemment (les « latinos » d’origine mexicaine représenterait 60% de la communauté « latino »), les réfugiés cubains et leurs descendants (certains arrivés dès la fin des années 50 après la révolution castriste, d’autres dans les années 90, etc.), les exilés vénézuéliens anti-Chavez présents en Floride, les migrants économiques d’Amérique Centrale, etc.
Enfin, en font aussi partie les Portoricains (qui représentent 10% environ des « latinos » aux Etats-Unis mais sont concentrés dans quelques états) qui sont citoyens américains, ne sont pas des immigrés et ne se considèrent pas comme tels.
Autant dire qu’entre les origines, la date d’arrivée, les raisons de l’installation aux Etats-Unis, le lieu d’installation (les cubains sont très présents en Floride où ils représentent 25% des « latinos » mais peu ailleurs, les Portoricains représentent environ la moitié des « latinos » en Pennsylvanie, etc.), l’âge, le genre, etc., les motivations au moment du vote peuvent être très différents – ce qui explique d’ailleurs que les sondeurs sont normalement très prudents s’agissant du vote « latino » dans la mesure où il est très compliqué de réaliser des échantillons représentatifs pertinents de cette « communauté ».
On comprend mieux dès lors pourquoi la politique migratoire du Président Trump ne peut être le seul moteur du vote : les Portoricains ne se sentent pas concernés ; d’autres communautés installées depuis longtemps sont plutôt favorables à des politiques migratoires strictes, de peur que leur intégration réussie ne soit remise en cause par les nouveaux venus qui engendreraient un rejet global des latinos (on appelle cela « fermer la porte derrière soi »5Ce n’est pas propre aux Etats-Unis bien sûr.).
Il faut aussi garder en tête que les deux mandats de Barack Obama n’ont pas été marqués uniquement par des mesures favorables à l’immigration : s’il a fait voter des dispositions permettant de régulariser une partie des immigrés illégaux arrivés aux Etats-Unis avant l’âge de 16 ans, les fameux « dreamers », celle-ci était assez restrictive au travers de conditions posées sur le parcours personnel aux Etats-Unis (il fallait avoir atteint un certain niveau d’études, rempli ses obligations militaires, etc.), Obama a aussi procédé à des expulsions dans des volumes jamais atteints précédemment (même si ce n’est rien en comparaison avec la politique migratoire du Président Trump).
Biden est donc un peu en difficulté sur ce plan là pour défendre son bilan, même si lui qui n’a guère l’habitude de faire une auto-critique sur les 8 ans de son tandem avec Barack Obama, avait qualifié ces expulsions de « grosse erreur » début 2020 pendant la primaire démocrate.
La diversité de la communauté « latino » et de ses perspectives explique aussi que certains aspects de Trump, de sa personnalité, de ses politiques ou de ses discours puissent séduire une partie de cet électorat.
Trump et la Trumposphère décrivent depuis des mois (avec plus ou moins de finesse) Joe Biden comme un faux-nez de la gauche du parti démocrate, laquelle se revendique « socialiste ». Certains progressistes n’ont de fait jamais caché une forme de sympathie avec le régime castriste : cela a beaucoup été reproché à Bernie Sanders, qui avait refusé de renier ses déclarations passées sur les réussites du régime castriste (c’est sans doute ce qui a écarté de la nomination comme colistière de Joe Biden, Karen Bass, élue de Californie pourtant très estimée et modérée dans son action au Congrès, mais « coupable » d’avoir participé à un voyage à Cuba en 1973 lorsqu’elle était étudiante).
Et comme Biden ne menait pas vraiment de campagne ciblée sur les « latinos » pour contrer ses assertions, Trump a sans aucun doute attiré vers lui des électeurs d’origine cubaine, vénézuélienne, nicaraguayenne ou colombienne ayant fui les régimes « socialistes » ou les violences politiques.
Si les exilés cubains avaient des préventions en 2016 vis-à-vis de Trump parce que celui-ci faisait des affaires à Cuba, ils ont depuis été rassurés par les déclarations violentes de ce dernier et de son Secretary of State Mike Pompeo contre le régime cubain (encore récemment lors d’une cérémonie à la Maison Blanche en mémoire de l’intervention ratée de la Baie de cochons en 1961), mais aussi le régime vénézuélien de Nicolas Maduro (Trump ayant plusieurs fois laissé entendre qu’il était prêt à intervenir militairement, etc.). Encore récemment, Trump lançait un appel du pied aux électeurs d’origine colombienne tout en dénonçant les « castro-chavistes ».
Allant de pair avec cet anti-communisme viscéral activé par la campagne de Donald Trump, il convient de garder en tête qu’une partie de l’électorat latino est très religieux (catholique mais aussi, de plus en plus, évangéliste) et donc résolument opposé au mariage gay ou à l’avortement. La campagne de terrain de Donald Trump a tenté de faire jouer ces ressorts en rappelant les efforts faits par le Président, avec l’aide du Sénat républicain, pour nommer des juges conservateurs à la Cour Suprême et dans l’ensemble des juridictions.
Trump a également très régulièrement insisté sur son bilan économique et notamment le taux de chômage historiquement faible (autour de 4%) avant la pandémie pour les « latinos ». Et son image de businessman qui a réussi n’est pas sans exercer un certain attrait pour une partie des immigrés qui restent animés par le mythe du « rêve américain » et par les opportunités de réussite économique offertes par les Etats-Unis.
Enfin, experts comme sondeurs et journalistes ont été frappés par les perceptions très différentes du candidat entre femmes latinas, qui rejettent fortement le personnage Trump, et les hommes, en particulier jeunes et moins jeunes, qui s’identifieraient à la posture macho de mâle dominant adoptée par Donald Trump6L’auteur est conscient du « cliché » qu’il véhicule ici, mais qui semble bien correspondre à une certaine réalité. Et c’est bine l’équipe de campagne de Trump qui a décidé de passer “Macho Man” en fonds sonore de son meeting du 12 octobre en Floride..
La désignation par Joe Biden comme colistière d’une femme afro-américaine, Kamala Harris, explique peut-être également, dans ce contexte,une certaine méfiance vis-à-vis du ticket démocrate : la solidarité entre les communautés afro-américaines et latinos ne va pas de soi, en raison d’une histoire très différente7Une partie des « latinos » ne souhaite pas être perçue comme une minorité ethnique ou comme des « victimes » du racisme qui doivent être aidés mais comme partie intégrante d’une Amérique qui veut et va réussir par elle-même. et de liens finalement assez distendus, si on excepte sans doute les militants des droits civiques ou les jeunes diplômés des grands centres urbains.
Ceci n’empêche évidemment Joe Biden d’avoir des arguments vis-à-vis de la communauté « latinos » ce qui lui permet de maintenir une nette avance dans cet électorat.
En effet, les enquêtes d’opinion sur les sujets de préoccupations des « latinos », si elles montrent que l’immigration n’arrive pas, loin de là, en tête, mettent en avant les sujets qui sont au cœur du message de campagne de Joe Biden. C’est le cas d’une étude récente du Pew research Center qui montre que les « latinos » ont en réalité globalement les mêmes sujets d’intérêt que le reste de la population : économie, coronavirus, santé, justice raciale, sécurité, etc.
Avec une préoccupation plus marquée s’agissant de la justice raciale, ou du changement climatique (qui s’explique sans doute par la forte présence dans des états touchés par la sécheresse, les feux ou les ouragans), deux sujets sur lesquels Joe Biden se distingue nettement du Président Trump.
La pandémie a sans doute également rendu les positions de Joe Biden audibles et pertinentes pour la communauté « latino ». Les « latinos » sont en effet sur-représentés au sein des « travailleurs essentiels » et des travailleurs précaires (dans le secteur de l’hôtellerie – restauration, de l’agro-alimentaire, etc.) particulièrement touchés par le virus et/ou par la crise économique et sont à ce titre particulièrement concernés par le débat sur les dispositifs publics d’assurance-santé et l’accès aux soins, le salaire minimum, etc.
De même les difficultés rencontrées par les petits entrepreneurs et les petits commerçants (que les mesures fédérales de soutien ont eu du mal à toucher) ont beaucoup touché les « latinos ». Enfin, les risques de perturbation de la scolarisation et de l’accès à l’éducation, plus particulièrement marqués dans le secteur public, ont sans doute aussi préoccupé les « latinos » (comme d’autres communautés immigrées, ils voient dans l’accès à une éducation de qualité aux Etats-Unis un moyen de promotion sociale pour leurs enfants).
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les spots démocrates ciblés sur la communauté « latino » insistent clairement sur l’assurance santé et la pandémie et sur les fausses promesses économiques de Donald Trump.
Dès lors que le message général de Biden n’a pas réellement besoin d’être adapté à l’électorat « latino », il semble que la clé pour le camp Biden soit aussi de montrer son intérêt pour la communauté « latino », au même titre qu’il l’a fait constamment pour la communauté afro-américaine, alors que les deux communautés représentent désormais, comte tenu du poids démographique croissant des « latinos », la même proportion des électeurs votant effectivement.
On a ainsi beaucoup reproché à Biden de ne pas avoir participé aux grands talk-shows des grandes chaînes de télévision en espagnol Univision ou TelemundoIl a néanmoins réalisé mi-septembre une interview sur la chaîne Telemundo.
Selon les enquêtes d’opinion et l’analyse des précédents scrutins, il apparaît en effet que les électeurs « latinos » sont particulièrement indécis et se décident souvent au dernier moment, y compris sur le fait même de participer à l’élection – la participation des « latinos » se situe autour de 50% sur les dernières élections, contre 65% pour les électeurs blancs et 60% pour les afro-américains.
La participation relative des différents segments de la population latinos est dès lors un enjeu majeur pour le camp Trump comme pour le camp Biden. Si le camp Trump semble avoir mobilisé au maximum les latinos conservateurs ou anti-communistes, il revient à Biden de mobiliser les classes moyennes latinos mais aussi les jeunes ou les récents arrivés, considérés comme les plus susceptibles d’adhérer au discours démocrate, et surtout de montrer son intérêt pour leurs préoccupations.
Ce n’est donc pas pour rien que Kamala Harris a à plusieurs reprises inclus dans ses déplacements des visites auprès de la communauté « latino » au que Biden lui-même, qui limite ses sorties sur le terrain, est allé en Floride à trois reprises ces dernières semaines (avec une visite spécifiquement dédiée à l’électorat « latino »).
Reste à savoir si cette mobilisation dans la dernière ligne droite sera suffisante pour contrer une campagne de terrain (et digitale) de longue haleine côté Trump. Cette campagne n’est pas non plus certaine d’avoir un effet au-delà des « latinos » conservateurs purs et durs, car les « latinos » ne sont pas plus que les autres électeurs aveugles quant à la réalité de la situation économique et sanitaire ou aux turpitudes du Président (son passage à Porto-Rico en octobre 2017 après l’ouragan Maria lors duquel il avait lancé des rouleaux de papier-toilette aux habitants est resté dans les mémoires comme une marque de paternalisme et de mépris).
Mais cela suppose d’éviter plusieurs écueils. Il faut évidemment, du côté d’un Joe Biden qui manifestement a moins d’affinités naturelles avec les « latinos » qu’avec les afro-américains, éviter d’apparaître trop opportuniste et de tomber dans les clichés (on n’en est jamais très loin côté Biden8Evidemment la campagne Trump a utilisé cette séquence dans un spot de campagne., même si Trump n’est pas en reste non plus) ou dans la démagogie.
C’est ainsi que les déclarations, assez vagues, de Joe Biden affirmant qu’il était prêt à envisager de donner à Porto-Rico la possibilité d’obtenir le statut d’état au même titre que les 50 états existants (ce qui donnerait le droit d’avoir des élus au Congrès, des grands électeurs au collège électoral, etc.) n’ont pas forcément été bien perçues. Mais la promesse démocrate, récurrente, d’évolution du statut de Porto Rico n’a jamais été réalisée et Biden est bien placé pour le savoir, lui qui a été élu au Sénat pour la première fois en 1972.
Il s’agit aussi de gérer habilement un dilemme qui dépasse la question de l’électorat « latino », mais s’illustre bien dans cet électorat : maintenir l’équilibre délicat entre séduction des jeunes et des progressistes, qui poussent pour un agenda ambitieux (par exemple en matière d’immigration ou de protection sociale) et discours suffisamment modéré pour ne pas effrayer les latinos exilés ou descendants d’exilés. Force est de constater que Biden a plutôt bien réussi dans cet exercice jusqu’à présent de manière générale et qu’il peut y parvenir aussi avec l’électorat « latino ».
Ensuite, la campagne de Biden et de ses alliés a manifestement fait porter ses efforts sur l’augmentation de la participation effective des « latinos » au scrutin (comme ils le font pour les jeunes notamment).
Les démocrates ont en effet en mémoire que cet électorat est considéré comme difficile à amener dans les urnes. Si Bernie Sanders avait mené une campagne active auprès des « latinos » entre 2016 et 20209On était jamais très loin des clichés non plus, quand Alexandria Ocasio Cortez, qui, élue à 29 ans du Congrès après avoir écarté un cacique du parti démocrate, symbolise les possibilités de promotion sociale pour la communauté « latino », appelait Sanders « Tio Bernie »., conscient que c’est le vote des minorités qui lui avait fait défaut dans son duel avec Hillary Clinton de 201610Celle-ci avait bénéficié, au moins pendant la primaire, de la popularité de Bill Clinton auprès des minorités ethniques., a remporté le vote « latino »11Sauf en Floride. largement lors de la primaire démocrate 2020, il n’avait pas forcément réussi à mobiliser énormément cet électorat, et pas suffisamment pour compenser l’avance de Biden sur d’autres franges de l’électorat.
C’est ainsi qu’une partie importante des moyens financiers mobilisés par Michael Bloomberg en Floride porte sur l’effort d’inscription sur les listes électorales d’électeurs « latinos » plutôt démocrates.
L’idée est par exemple de pousser les Portoricains installés en Floride après l’ouragan Maria de 2017 à s’inscrire en Floride plutôt qu’à Porto-Rico (où leur voix ne compte pas pour l’élection présidentielle…), ou d’aider les électeurs à voter correctement par correspondance – les modalités peuvent être complexes dans certains états, encore plus pour des électeurs qui ne maîtrisent pas l’anglais et les sondages montrent que les latinos sont moins enclins que la moyenne à voter par ce biais, ce qui pourrait, en temps de pandémie, avoir un impact sur leur niveau de participation, déjà plus faible que la moyenne.
La perte de terrain de Joe Biden dans l’électorat « latino », identifiée début septembre, paraît donc loin d’être irrémédiable si tant est qu’elle ait été avérée. Des sondages plus récents indiquent par exemple que Joe Biden recueillerait 67% des intentions de vote des latinos, contre 24% pour Donald Trump, ce qui le situe au niveau d’Hillary Clinton en 2016 et légèrement en dessous de Barack Obama en 2012. Mais seule l’analyse des résultats et les enquêtes de sortie des urnes pourront sans doute dire précisément ce qu’il en est.
Cette incertitude continuera donc certainement à inquiéter le camp Biden et à susciter des espoirs côté Trump pour le scrutin du 3 novembre prochain.
Au-delà, le positionnement de l’électorat « latino » est aussi un enjeu de moyen et long terme pour les deux camps par un effet démographique mécanique lié à la croissance et la jeunesse de la population « latino » : la part des « latinos » dans les électeurs augmente régulièrement depuis 2000.
Si les électeurs « latinos » (à l’exception peut-être des « cubano – américains ») continuent à être solidement ancrés du côté démocrate et à participer significativement aux élections, cela pourrait durablement affecter la carte électorale américaine et l’équilibre au sein du collège électoral dont la composition est aujourd’hui considérée comme jouant en faveur des républicains.
Il suffit pour cela de se rappeler que jusqu’aux années 90, la Californie était considérée comme un « swing state », avant qu’une forte mobilisation des électeurs « latinos », de plus en plus nombreux et échauffés par les discours anti-immigration des républicains de l’époque12On notera que Ronald Reagan, pourtant résolument conservateur, avait, en tant que libéral sur le plan économique, un message résolument pro-immigration., ne s’inscrivent massivement sur les listes électorales pour voter démocrate.
Sans même parler de la Floride (qui compte pour 29 grands électeurs), le même phénomène pourrait se produire au Texas (qui compte pour 38 grands électeurs) ou en Arizona ( 11 grands électeurs), qui rejoindraient alors le Nevada (6 grands électeurs), passé dans le camp démocrate en 2008 (et dont on verra s’il y reste malgré les moyens importants consacrés par l’équipe de Trump cette année) dans l’escarcelle des états désormais acquis presque à coup sûr aux démocrates.
Ou bien en Géorgie (16 grands électeurs) et en Caroline du Nord (15 grands électeurs) qui, par l’effet conjoint des votes « latinos » et afro-américains, pourraient bien devenir aussi des bastions démocrates.
Avec tout ou partie de ces grands électeurs supplémentaires « garantis » peut-être même dès l’élection de 2024, il ne serait plus nécessaire, pour qu’un démocrate soit élu Président, qu’il remporte les traditionnels « Swing States » du Midwest (Iowa et Ohio représentent 24 votes à eux deux) ou de la région des Grands Lacs (à eux trois, le Michigan, le Wisconsin et la Pennsylvanie, remportés par surprise en 2016 par Donald Trump, représentent 46 grands électeurs).
A moins que les républicains ne prennent conscience de la réalité démographique et réalisent qu’ils ne pourront plus, très rapidement, gagner des élections en restant le parti des électeurs blancs peu diplômés ou en se contentant de recourir aux méthodes d’un autre temps (on l’espère) visant à compliquer voire empêcher l’exercice du droit de vote par les minorités ethniques.