Kamala Harris, un choix raisonnable mais à forte portée symbolique

Mi-mars, lors du dernier débat de la primaire démocrate, Joe Biden avait annoncé qu’il s’engageait à choisir une femme pour figurer à ses côtés sur le ticket démocrate. Une fois sa victoire à la primaire acquise début avril, il aura mis plus de quatre mois pour désigner comme colistière Kamala Harris, sénatrice de Californie, elle-même ancienne candidate à l’investiture démocrate.

Ce choix a été qualifié par les observateurs comme le choix de la « sécurité », voire presque de l’évidence. Kamala Harris était en effet considérée comme une des favorites dès le printemps dernier. Certains avaient même jugé que sa candidature à la primaire visait surtout à se positionner pour comme potentielle colistière d’un candidat « modéré »1Lorsque Michael Bloomberg s’est lancé dans la campagne, un ticket avec Kamala Harris était ainsi évoqué pour « compenser » l’image négative du milliardaire auprès de l’électorat afro-américain..

Il faut dire que Kamala Harris remplit bon nombre de conditions jugées déterminantes par les observateurs et surtout par Joe Biden lui-même. Ce dernier avait ainsi insisté régulièrement sur sa volonté d’avoir une vice-présidente « capable d’exercer la fonction dès le premier jour ».

C’est sans doute ce critère qui a écarté au final plusieurs candidates charismatiques et figures montantes du parti (telle la maire d’Atlanta Keisha Lance Bottoms, très en vue depuis quelques mois dans le cadre du mouvement « Black Lives Matter » ou Stacey Abrams, élue locale en Géorgie) qui auraient sans aucun doute prêté le flanc à des attaques sur leur manque d’expérience pour occuper le poste de vice-présidente aux côtés de celui qui serait, en cas d’élection, le président le plus âgé de l’histoire des Etats-Unis au moment d’entrer en fonction.

Au contraire, Kamala Harris, sénatrice, connaît déjà les rouages du Congrès et de Washington. Membre de la commission sénatoriale chargé du renseignement, elle est au fait des principaux enjeux en matière de politique internationale et de sécurité nationale. Enfin, le fait d’avoir mené campagne pendant plusieurs mois pour l’investiture démocrate est considéré – au moyen d’un raccourci pour le moins rapide… – comme préparant à l’exercice de la fonction présidentielle.

Sur le fond, elle fait clairement partie du camp des modérés et est donc tout à fait compatible idéologiquement avec Joe Biden (ainsi elle n’a par exemple pas défendu lors de la primaire l’instauration de « medicare for all » un modèle d’assurance santé basé sur un financement intégralement public).

L’aile gauche du parti démocrate poussait fortement pour le choix d’une candidate progressiste pour « équilibrer » le ticket. Joe Biden a clairement adopté une optique différente : minimiser le risque que le ticket démocrate soit présenté comme « radical » et compter sur le travail mené patiemment et de façon constructive depuis plusieurs mois avec l’aile gauche, au travers notamment de la construction du programme de campagne, ainsi que sur la peur de la réélection de Donald Trump, pour sécuriser le vote progressiste.

Autre élément largement scruté par l’équipe de campagne lors du processus de sélection, Kamala Harris ne semble pas avoir de « casseroles », que ce soit en matière de prise de position politique ou de carrière personnelle.

C’est sans doute ce critère qui a coûté la place, si on peut dire, à Karen Bass, élue californienne afro-américaine de la chambre des représentants et ancienne présidente du parlement de l’état de Californie, elle aussi très en vue depuis plusieurs mois car à l’initiative du projet de loi démocrate pour lutter contre les violences policières déposé après la mort de George Floyd, dont le nom circulait beaucoup dans les ultimes jours précédant l’annonce du choix de Biden.

On a en effet appris que Karen Bass avait effectué un voyage à Cuba dans sa jeunesse et retrouvé plusieurs déclarations positive sur Fidel Castro et le régime castriste. Alors que son attitude vis-à-vis de Cuba a été le « sparadrap du capitaine Haddock » pour Bernie Sanders tout au long de la primaire, il est évident que Joe Biden n’a voulu prendre aucun risque de ce côté-là.

Du côté de Kamala Harris, la seule ombre au tableau porte sur son bilan en tant que procureur général de l’Etat de Californie : il lui est reproché d’avoir adopté une approche répressive (notamment s’agissant des consommateurs de cannabis). C’est d’ailleurs également un des reproches récurrent fait à Joe Biden, porteur dans les années 90 d’un texte législatif, le « Crime Bill », qui fait partie des symboles de l’approche répressive du traitement de la délinquance en vigueur dans les années 90.

Dans le contexte du mouvement de protestation contre les discriminations raciales, qui visait non seulement les violences policières mais aussi la criminalisation excessive de la petite délinquance dont pâtissent notamment les afro-américains, Biden aurait pu hésiter à choisir Kamala Harris. Mais de même qu’il a lui-même expliqué avoir changé d’approche avec le temps sur le traitement de la délinquance et la justice pénale, Kamala Harris a été en pointe sur la question de violences policières depuis le début du mouvement initié par la mort de George Floyd.

Par ailleurs, cette ligne du CV de Kamala Harris, si elle est potentiellement pénalisante vis-à-vis de certains mouvements progressistes, peut aussi désamorcer d’éventuelles accusations de laxisme envers le ticket démocrate, alors que le candidat Trump paraît bien décidé à utiliser le slogan « law and order » (pour « la loi et l’ordre ») et à agiter le spectre de l’anarchie en cas de victoire démocrate2Trump et ses soutiens continuent ainsi à s’appuyer sur les revendications du mouvement « Defund the police » pour marteler que les démocrates veulent supprimer la police..

Le Président Trump et les républicains ont d’ailleurs bien du mal à trouver un angle d’attaque sur le fond par rapport à Kamala Harris. Le seul véritablement identifié à ce stade porte sur les déclarations de cette dernière pour l’interdiction des techniques de fracturation hydraulique3Cf. par exemple ce tweet d’une des leaders du parti républicain repris par Donald Trump., qui peuvent handicaper le ticket démocrate notamment dans les états producteurs (Joe Biden s’est d’ailleurs gardé à ce stade de prendre des positions définitives sur le sujet).

On a finalement vu simultanément le Président et son équipe de campagne l’accuser d’être la sénatrice la plus « radicale » (comprendre gauchiste) du parti démocrate pour agiter le spectre d’une prise de pouvoir de l’aile progressiste du parti et mobiliser l’électorat conservateur, tandis que les premières réactions officielles du parti républicain insistait au contraire sur son côté modéré, comme pour essayer de dissuader les électeurs progressistes et les supporters de Bernie Sanders de voter pour Biden et ainsi reproduire le scénario de 2016.

Les observateurs se sont d’ailleurs étonnés des difficultés manifestement rencontrées par le camp Trump et les républicains pour trouver un bon angle d’attaque contre Kamala Harris sur le plan politique (au sens noble du terme…). Les uns y ont vu la confirmation de la pertinence du choix effectué par Joe Biden, d’autres une nouvelle preuve de la faiblesse et de la désorganisation de l’équipe de campagne de Trump et de ses soutiens, incapables d’avoir des arguments sous la main alors que la désignation de Kamala Harris est loin d’être une surprise.

Enfin, le choix de Kamala Harris présente théoriquement un avantage pratique à très court terme : sa campagne lors des primaires l’a déjà bien préparée aux joutes électorales et elle a montrée lors de premières interventions très incisives et dans le bon ton (par exemple le discours prononcé lors de l’événement conjoint avec Joe Biden officialisant réellement sa candidature) qu’elle était déjà au point pour les deux mois et demi d’intense campagne à venir.

Si elle a été obligée d’interrompre sa campagne précocement faute de résultats encourageants dans les sondages, elle est toujours considérée comme une bonne oratrice, peut-être plus charismatique que Joe Biden lui-même, capable de mobiliser les foules et les militants et de susciter une forme d’enthousiasme dans le grand public, ce qui reste un des points faibles de Biden, alors que le niveau de participation sera déterminant le 3 novembre prochain.

Même si la campagne de terrain va de fait être très limitée, cette capacité de mobilisation peut être utile à la fois pour la campagne digitale qui prend encore plus d’importance cette année pour motiver l’électorat jeune, mais aussi pour lever des fonds4A ce titre, comme les précédents candidats investis par les deux grands partis, Joe Biden a bien scénarisé l’annonce de son choix : on pouvait ainsi « acheter » le fait d’être informé « en premier » – c’est-à-dire par texto… – du choix.. Kamala Harris est une habituée des réseaux sociaux capable d’en utiliser les différents ressorts5Sa description de sa recette du sandwich au thon, en réponse à un autre sénateur démocrate ayant publié une vidéo écœurante de confection de sandwich au thon, était ainsi devenue virale..

Considérée comme une bonne débatteuse (elle l’a prouvé lors d’auditions au Sénat6Notamment lorsqu’elle avait mis sur le gril Brett Kavanaugh, désigné par Trump pour être membre de la Cour Suprême et accusé d’agression sexuelle lorsqu’il était étudiant. Pour Donald Trump, cet épisode est plutôt une preuve de sa « méchanceté ».), elle peut aussi briller dans le débat des candidats à la vice-présidence, lors duquel elle devrait affronter Mike Pence dont le charisme et les qualités oratoires sont limitées.

Or, si ce débat n’aura sans doute qu’une influence limitée sur le résultat de l’élection, en l’absence de meetings de campagnes et avec une convention virtuelle, il pourrait bien être une des rares occasions lors de laquelle le grand public pourra voir Kamala Harris à l’œuvre, dans des circonstances valorisantes.

Pour reprendre une formule de la presse américaine qui résume bien une partie des arguments en faveur du choix de Kamala Harris, elle est la femme politique « non blanche » la plus connue aux Etats-Unis et cette notoriété est un avantage alors que la campagne électorale de terrain risque va être largement escamotée et que la scène médiatique sera probablement, comme il y a quatre ans, très largement trustée par le Président Trump7Qui se souvient encore que le très transparent et peu connu Tim Kaine était en 2016 le candidat démocrate à la vice-présidence aux côtés d’Hillary Clinton ?.

On pourrait donc, à la lumière de tous ces éléments sur la carrière politique et les compétences de Kamala Harris, s’en tenir au fait que Joe Biden a fait le choix de la sécurité et de la prudence, ce qui traduirait à la fois le refus de prendre le moindre risque alors que les sondages le placent très nettement en tête et son côté modéré.

Mais ce serait oublier un peu vite la force symbolique portée par le choix d’une femme métisse, fille de migrants jamaïcain et indien… et le risque qui va avec ce choix. Car après tout, Elizabeth Warren présentait un curriculum vitae et un profil en matière de personnalité assez similaire à Kamala Harris.

Certains diront que le contexte (et notamment le mouvement dénonçant les inégalités raciales) poussait le candidat démocrate inévitablement à choisir une colistière issue des minorités ethniques.

Ou bien que Biden a fait un calcul politique rationnel en choisissant, un peu comme l’avait d’ailleurs fait Obama en le sélectionnant en 2008, une personnalité complémentaire à la sienne (quoi de mieux qu’une afro-américaine californienne de 55 ans dont les parents sont des universitaires ayant émigré aux Etats-Unis pour équilibrer le ticket d’un candidat blanc issu des classes moyennes de la côte est, vieux routier de la politique et de Washington ?) et avec une histoire personnelle originale et donc potentiellement touchante pour élargir encore son assise électorale.

Ou encore qu’alors que le vote afro-américain avait significativement manqué à Hillary Clinton en 2016 et que Biden lui-même devait son investiture à la mobilisation des afro-américains lors de la primaire de Caroline du Sud, il était logique d’envoyer un signal fort à cet électorat pour le garder mobilisé en vue de l’élection générale de début novembre.

Mais il fallait en réalité un certain courage politique pour aller au bout de la démarche annoncée en mars et choisir un profil comme celui de Kamala Harris.

Le fait que Biden se soit engagé dès mars à désigner une femme a finalement un peu « démonétisée » le symbole et réduit l’effet d’annonce sur ce plan. Mais le choix d’une femme n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Non pas évidemment parce que la classe politique américaine manquerait de personnalités féminines compétentes et enthousiasmantes (au contraire : Biden avait le choix entre une douzaine de prétendantes sérieuses et crédibles), mais parce qu’il n’est pas sans risque politique.

Les précédents auraient en effet pu faire reculer Biden : Kamala Harris est en effet la troisième femme désignée colistière d’un grand partie. La première, Geraldine Ferraro, brillante avocate et élue new yorkaise militante féministe, à la chambre des représentants, était colistière du démocrate Walter Mondale en 1984, lequel avait été écrasé par Ronald Reagan (qui avait remporté 49 des 50 états !). Si Ferraro n’a jamais été considérée comme responsable de la défaite, cette élection avait aussi refroidi l’enthousiasme des candidats qui pensaient que la désignation d’une femme pouvait donner un élan ou garantir un bon résultat dans l’électorat féminin.

La deuxième femme à avoir été choisie comme colistière est Sarah Palin (alors gouverneur de l’Alaska), aux côtés de John Mc Cain en 2008. Sa désignation avait suscité un engouement médiatique important, d’autant qu’elle détonnait de la scène politique traditionnelle, avant que ne soient rapidement révélées ses lacunes et son manque totale de préparation pour la campagne. Au final, elle avait surtout suscité la moquerie8Comme par exemple dans cette parodie célèbre du débat des candidats à la vice-présidence entre Sarah Palin et… Joe Biden. et davantage constitué un boulet qu’un appui pour John Mc Cain (lequel peinait, en fin de campagne, à cacher son mépris pour sa colistière).

De même, même si la chambre des représentants élue en 2018 comptait un nombre record de femmes (en particulier côté démocrate), même si une femme, Nancy Pelosi, préside la chambre des représentants, la défaite d’Hillary Clinton en 2016 ou les scores finalement décevants des candidates à la primaire démocrate, que ce soit Kamala Harris elle-même ou Elizabeth Warren, qui paraissaient pourtant très bien placées initialement, auraient pu laisser craindre que la barrière psychologique à l’élection du femme aux plus hautes fonctions reste importante.

D’autant que choisir une femme garantit une campagne ordurière de la part du camp Trump, à l’image de la campagne abjecte menée par Trump en 2016 contre Hillary Clinton. Les attaques sexistes envers Kamala Harris n’ont pas tardé : le Président9Qui a pourtant expliqué qu’aucun Président n’avait fait autant que lui pour les femmes. Il avait déjà développé la même rhétorique s’agissant des afro-américains. a immédiatement utilisé son qualificatif favori lorsqu’il s’en prend à une femme politique (ou à une journaliste) : « nasty » ce qui signifie « mauvaise ». Sa combativité lors des débats a été critiquée comme trace d’hystérie10Accusation non seulement sexiste mais aussi souvent raciste. Michelle Obama a souvent eu droit à l’appellation très largement méprisante de « femme noire en colère »., etc. )

Et les républicains s’en sont bien sûr pris à sa vie personnelle, avec des allusions grossières au fait qu’elle n’a pas d’enfants pour mettre en cause capacité à défendre les valeurs familiales11Kamala Harris est donc obligée d’expliquer qu’elle a joué un rôle de mère pour les enfants qu’avait eus son mari d’un précédent mariage, qu’elle est très fière que ces derniers l’appellent Momala, que sa famille est tout pour elle, etc. – ce qui ne manque pas de sel quand on pense au parcours « sentimental », si on peut dire, de Donald Trump.

Choisir une personnalité issue des minorités ethniques n’était pas non plus aisé. Car si le mouvement « Black Lives Matter » semble avoir le vent en poupe après le meurtre de George Floyd, cela signifie-t-il pour autant que les électeurs sont prêts à voter pour des candidats afro-américains ? Là encore les résultats de la primaire démocrate ont montré que les candidats afro-américains (Kamala Harris ou Corey Booker, sénateur du New Jersey) suscitaient peu l’enthousiasme, y compris de la part des afro-américains.

Ces derniers considéraient alors que dans un pays encore largement raciste (consciemment ou inconsciemment), il était peut-être plus pertinent de soutenir un candidat blanc mais proche des mouvements et de la communauté afro-américaine pour espérer battre Trump, lequel a été élu en 2016 notamment sur la promesse de défaire tout ce qu’avait fait le premier président noir des Etats-Unis en matière de politique sociale ou en faveur des minorités.

En pratique, les experts sondeurs considèrent que c’est davantage les militants blancs que les afro-américains qui étaient attachés à ne pas voir leur parti représenté à l’élection par un ticket 100% blanc.

Peu de temps avant l’annonce du choix de Joe Biden, James Clyburn – élu de Caroline du Sud à la chambre des représentants, il est l’afro-américain occupant le poste le plus élevé au sein de la hiérarchie du parti démocrate12On se souvient que sa déclaration de soutien à Biden à la veille de la primaire en Caroline du Sud avait été décisive pour ce dernier. – avait d’ailleurs marqué les esprits et donné une certaine marge de manœuvre à Joe Biden en déclarant le 31 juillet que le choix d’une afro-américaine pour la vice-présidence était un « plus » mais pas une « obligation », insistant davantage sur l’importance le moment venu de désigner une afro-américaine à la Cour Suprême. Il faut dire que les pouvoirs d’une juge à la Cour Suprême sont bien plus importants que ceux d’une vice-présidente13Jusqu’à ce que cette dernière devienne présidente….

Il était difficile dans le contexte actuel pour Joe Biden de ne pas choisir une candidate issue des minorités, quitte à renforcer la mobilisation en faveur de Trump de l’électorat blanc attaché à la vision d’une Amérique d’abord blanche, électorat dont le Président attise les peurs depuis plusieurs semaines au travers de sa rhétorique sur le risque de voir l’Amérique détruite par le mouvement de protestation contre les inégalités raciales. Mais en choisissant une fille d’émigrés jamaïcain et indien Biden n’a pas effectué le choix de la sécurité.

D’abord parce que si Kamala Harris peut indéniablement revendiquer le fait de représenter les minorités raciales et ethniques américaines et d’incarner le « rêve américain », et si elle-même se présente comme « afro-américaine » (c’est dans cette catégorie qu’elle s’est auto-déclarée pour ses papiers officiels) elle n’est pas descendante d’esclaves asservis aux Etats-Unis et donc, pour certains mouvements afro-américains radicaux, ni suffisamment « afro » ni suffisamment « américaine » pour représenter totalement la minorité noire militante et pour parler au nom des descendants d’esclaves ou de l’électorat afro-américain des états du Sud14On a ainsi vue la co-présidente du mouvement « Blacks voices for Trump » attaquer Kamala Harris sur ce registre..

A cela s’ajoute le fait qu’elle est issue d’un milieu plutôt favorisé puisque ces parents ont émigré pour étudier ou enseigner dans de prestigieuses universités californiennes, ce qui fait que les migrants économiques (caribéens comme son père, ou latinos) auront sans doute du mal à s’identifier à son parcours.

On n’imagine pas vraiment que ces éléments puissent porter préjudice à Joe Biden et éloignent des urnes les électeurs issus des minorités, mais il faudra à Kamala Harris être prudente dans son expression pour éviter de susciter des polémiques sur un terrain très sensible actuellement, avec une certaine forme de « concurrence mémorielle » entre les minorités (massacre des indiens vs esclavage vs politique migratoire, etc.).

En témoigne la polémique (certes relativement confidentielle) sur l’acronyme BIPOC (« Black Indigenous People Of Colour » i.e. « noir, indigène, personne de couleur ») utilisé dans le cadre du mouvement de protestation contre les inégalités raciales par certains pour désigner les minorités ethniques dans leur ensemble et les amener à s’unir, mais considéré par d’autres comme installant une barrière problématique entre les deux minorités spécifiquement citées et l’ensemble des autres amalgamées dans un terme générique.

On se souvient aussi que lorsque Barack Obama, métis et dont le père était kenyan, s’était présenté, certains considéraient que c’était en réalité son épouse Michelle Obama qui « représentait » les afro-américains.

Surtout, par son choix, Joe Biden a donné au Président Trump un prétexte pour remettre au premier plan de sa campagne la question de l’immigration , comme lors de la présidentielle de 2016 (avec succès) ou lors des élections au Congrès à mi-mandat en 2018 (avec beaucoup moins de succès15Les déclarations extravagantes sur la caravane des migrants venue d’Amérique Centrale avaient été contre-productives en mobilisant l’électorat progressiste au point de faire élire à la chambre des représentants plusieurs filles d’émigrées devenues d’ailleurs depuis les bêtes noires des conservateurs..

Donald Trump ne va manifestement pas se priver d’attiser la peur de l’arrivée au pouvoir d’une fille d’émigrés comme vice-présidente et peut-être à terme comme présidente (Joe Biden ayant assez clairement fait savoir qu’il ne ferait qu’un seul mandat, Kamala Harris sera bien placée pour prétendre à l’investiture démocrate et être présidente en 2024), avec en arrière-plan son discours asséné depuis plusieurs semaines sur la fin de l’Amérique des pères fondateurs (comprendre l’Amérique blanche…).

Les attaques ont déjà commencé, Trump reprenant à son compte la rumeur selon laquelle la constitution ne permettrait à une fille d’émigrés d’être candidate à la vice-présidence. Ceci est évidemment complètement faux du point de vue juridique, ce que tous les experts se sont empressés de confirmer.

Mais cela permet à Trump, en instillant le doute, de perturber la campagne démocrate (à l’image des rumeurs, qui le poursuivent encore, accusant Barack Obama d’avoir trafiqué son certificat de naissance pour cacher qu’il n’était pas né aux Etats-Unis et donc pas éligible, rumeur d’ailleurs largement lancée par Donald Trump lui-même à l’époque), et de rappeler grossièrement à sa base électorale que de son point de vue, les émigrés et leurs descendants ne sont pas vraiment des américains comme les autres16On notera que la mère de Trump était elle-même une émigrée née en Ecosse, et que les deux parents de son modèle, le Président Andrew Jackson, étaient eux aussi nés en Grande Bretagne..

Enfin, évoquons un dernier risque volontairement assumé par Joe Biden : celui d’avoir choisi une candidate à la très forte personnalité et peut-être finalement plus charismatique que lui17Sans remonter loin dans l’histoire, notons qu’Hillary Clinton avait choisi, parmi les deux finalistes de son processus de sélection, le très effacé Tim Kayne plutôt que le charismatique afro-américain Corey Booker. Ou que Donald Trump a pour vice-président le très fade Mike Pence., qui pourrait bien lui voler la vedette pendant la campagne électorale et même le cas échéant pendant son mandat18Les médias conservateurs ne cessent d’ailleurs de railler les démocrates sur le choix de Biden alors que d’autres figures seraient plus charismatiques..

Les soutiens de Biden se sont empressés de tourner cette question à l’avantage de leur favori en indiquant que cette désignation – qui est souvent présentée comme la première vraie décision importante et engageante d’un futur président – donnait le ton du mode de fonctionnement d’un Biden président et témoignait de sa volonté de ne pas gouverner seul, de prendre conseil, et aussi d’une certaine forme de modestie et de magnanimité19Kamala Harris, dont Biden pensait qu’elle était plutôt une amie en raison des relations personnelles que Harris entretenait avec son fils défunt Beau – ils étaient tous les deux procureurs généraux de leurs états respectifs et ont collaboré sur plusieurs dossiers impliquant notamment les grandes banques après la crise de 2008 -, avait un peu malmené Biden pendant les débats. Si ce dernier avait paru peiné, il n’est manifestement pas rancunier au point d’avoir écarté Harris pour cette seule raison. et de sens de l’intérêt général (ce qui correspond en effet assez bien à l’idée qu’on peut se faire de la personnalité de Joe Biden).

De même, alors que la presse s’impatientait parce que Biden repoussait l’annonce 20Certains ont voulu voir dans le temps pris pour choisir Kamala Harris un signe de réticence et une éventuelle difficulté relationnelle (cf. note précédente)., ses soutiens ont insisté sa volonté de prendre le temps de la réflexion pour une décision dont les impacts se feront sentir tout au long d’un éventuel mandat présidentiel. D’où une volonté de peser le pour et le contre sans se rendre otage du calendrier, mais aussi de rencontrer les différentes candidates pour voir avec laquelle il aurait le plus d’affinités personnelles, ce qui là encore, permet à la campagne de souligner l’importance pour Joe Biden des relations personnelles et donc son humanité.

Mais on peut (malheureusement) douter que ces arguments portent significativement auprès du grand public. Au contraire, il est probable qu’alors que Kamala Harris est souvent présentée comme très (voire trop) ambitieuse21On notera au passage, dans la série des remarques sexistes, que s’agissant d’une femme, ce qualificatif est utilisée pour sa connotation péjorative, connotation bien moins présente quand il est employé à propos d’un homme politique., tous les signaux d’éventuelles frictions ou divergences entre Biden et Harris soient traqués et excessivement mis en exergue22Les quelques accrochages – plutôt bon enfant et mineurs d’ailleurs – entre les deux candidats pendant les débats des primaires ont largement tournés dans les médias et sur les réseaux sociaux depuis dix jours. par les médias mais surtout par les soutiens du candidat Trump qui cherchent à présenter Biden comme faible, manipulable (et manipulé par les gauchistes du parti démocrate), etc.

Il n’y a donc pas que du calcul politique – on pourrait rajouter que Biden a choisi une candidate qui ne lui apportera rien électoralement dans l’état dont elle est sénatrice23La Californie est acquise d’avance au candidat démocrate., alors que d’autres prétendantes (les géorgiennes Stacey Abrams et Keisha Lance Bottoms ou l’élue floridienne au Congrès Val Demmings, voire la gouverneure du Michigan Gretchen Whitmer) pouvaient peut-être l’aider à gagner des états clés – et encore moins du conformisme, dans le choix de Kamala Harris.

Si certains journalistes américains ont presque paru déçus (peut-être auraient-ils préféré une nouvelle tête ou ne personnalité encore plus susceptible de prêter le flanc aux attaques du candidat Trump pour animer la campagne ?) ou blasés (quatre mois de processus de sélection, un calendrier d’annonce plusieurs fois repoussé, tout ça pour sélectionner celle qui était favorite depuis le début ?) lors de l’annonce, le choix de Kamala Harris semble à ce stade donner les résultats attendus.

Sans donner de réelle prise à Donald Trump, la désignation Kamala Harris a suscité un certain enthousiasme dans l’électorat démocrate, comme en témoigne le fait que les contributions financières à la campagne Biden ont enregistré un record le jour de l’annonce de la désignation.

Ainsi, les premières réactions du camp progressiste ont été positives et la force symbolique, revendiquée par Biden, du choix d’une afro-américaine, fille de migrants jamaïcain et indien, l’a nettement emporté sur la déception de voir désignée une figure de l’aile modérée du parti.

Vraisemblablement Biden a également donné des garanties aux leaders progressistes sur leur rôle dans sa future administration : on imagine ainsi qu’Elizabeth Warren pourrait avoir un rôle important, par exemple dans la conduite du plan de relance de l’économie et qu’il a aussi certainement des candidates en tête pour la Cour Suprême.

L’aile gauche du parti démocrate a joué le jeu de l’unité et du soutien sans faille à Joe Biden lors de la convention du parti qui se déroule du 17 au 20 août, comme en témoigne le discours de soutien sincère et sans retenue prononcé par Bernie Sanders dès la premier jour de la convention (ou celui d’Elizabeth Warren le 19 août). La désignation de Kamala Harris n’a donc pas entamé la solidité de l’union sacrée du parti autour du candidat Biden.

Au-delà de l’électorat démocrate, les premiers sondages, à prendre évidemment avec précautions, montrent qu’une nette majorité des américains approuvent la désignation de Kamala Harris, et que Joe Biden bénéficie à ce stade de cette annonce.

Par ailleurs, les premières interventions publiques de Kamala Harris, et notamment son discours discours prononcée le 19 août pendant la convention démocrate, ont été bien perçus par les observateurs, avec un bon équilibre entre son histoire personnelle, ses convictions politique, l’allégeance totale à Joe Biden et les critiques acerbes envers Donald Trump.

Enfin, l’enchaînement entre la désignation de Kamala Harris et quelques jours plus tard la convention démocrate a également permis de mettre pour quelques jours Joe Biden un peu plus en avant sur le plan médiatique. Car si Biden a choisi depuis longtemps de ne pas chercher à rivaliser avec Donald Trump sur le plan de la présence à la une des médias24Il joue même plutôt sur le contraste entre un Président obsédé par les médias et par son image et lui-même, qui travaille pour être prêt le moment venu à gérer les crises sanitaires et économiques qu’affrontent les Etats-Unis., il doit malgré tout, pour les deux mois à venir, mobiliser au-delà des militants et des américains intéressés par la politique et donc faire passer ses messages et mettre en avant sa personnalité auprès du grand public.

Le choix du colistier est généralement considéré comme ayant peu d’influence sur le résultat de l’élection présidentielle. Pour un candidat en tête des sondages, comme l’est plus que jamais Joe Biden, il s’agit avant tout d’entretenir une dynamique positive et d’éviter de faire une bêtise. La route est encore longue mais Biden semble avoir encore passé sans dommage une étape supplémentaire.

A contrario, pour un candidat en situation délicate, le choix du colistier peut permettre de créer une dynamique, de relancer une campagne mal engagée (c’était l’objectif du choix de Sarah Palin par John Mc Cain en 2008, choix finalement contre-productif). D’où la rumeur un peu folle qui court depuis quelques jours, selon laquelle Donald Trump pourrait au dernier moment (il n’a plus que quelques jours avant la convention républicaine), évincer Mike Pence (qui servirait alors de fusible facile pour la mauvaise gestion de la pandémie de coronavirus) et choisir… une femme.

Mais il y a plusieurs obstacles à cela : écarter Pence mettrait en péril le soutien de l’électorat chrétien qui a contribué à la victoire de Trump en 2016. Il faudrait alors trouvé une femme capable de mobiliser elle aussi cet électorat.

Et c’est là un deuxième problème : autant le vivier de femmes politiques de qualité était riche côté démocrate, autant il paraît bien pauvre côté républicain25On a bien cité quelques noms dont la gouverneure du Dakota du Sud Kristi Noem, très en vue pour avoir déroulé le tapis rouge au Président le 4 juillet dernier pour son discours au mont Rushmore ou Nicki Haley, ancienne gouverneure de Caroline du Sud et ambassadrice auprès des Nations-Unies nommée par Trump après son élection. Enfin, on voit mal Donald Trump mettre en avant quelqu’un d’autre que lui pour relancer sa campagne – et encore moins une femme.

Le Président, paranoïaque et enfermé dans ses certitudes, considère de toute façon qu’il est le seul à pouvoir se faire gagner. Tandis que le choix de Kamala Harris ou les travaux de fond menés avec l’aile progressiste du parti montre que Biden a, lui, décidé de monter une équipe solide et compétente autour de lui et d’utiliser au mieux toutes les ressources humaines du parti démocrate.

Conscient de ses limites et de son image ambivalente dans le grand public et au sein de son propre parti (à grands traits, on pourrait la résumer par « c’est un type bien mais c’est quand même le prototype de la génération politique qui doit laisser sa place, même Bill Clinton est plus jeune que lui »), Biden s’est présenté dès le début comme le candidat de la convalescence post-Trump (d’autant plus nécessaire après la pandémie de coronavirus) et de la transition vers une nouvelle génération.

Il a le mérite de garder la tête froide malgré les sondages très favorables et de s’en tenir à cette ligne un peu inhabituelle qui lui assure aujourd’hui un large soutien dans l’électorat américain, et qui, en pratique, peut faire espérer à moyen et long terme des jours meilleurs à la politique américaine.

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