Multiples soulagements au sein du monde politique le 22 octobre au soir : premièrement, le second débat présidentiel s’est déroulé à peu près « normalement » et l’institution que sont les « débats présidentiels » dans la démocratie américaine n’est peut-être pas trop abîmée par le premier débat particulièrement écœurant du 29 septembre ; deuxièmement, on a enfin parlé de fond (et de ce fait, cette chronique sera encore très longue, puisqu’on a rarement eu l’occasion de parler un peu de fond récemment…) ; troisièmement, une étape de plus a été franchie vers la fin du campagne éprouvante pour les candidats, les observateurs1On pense à ce journaliste politique, qui a vu son hashtag #debatedogs visant à collecter des photos de chiens en train de regarder le débat être rapidement trollé. et les électeurs ; enfin, qu’il soit élu ou battu, c’est probablement la dernière apparition de Donald Trump dans un débat présidentiel2A moins qu’il ne soit battu et retente sa chance en 2024 ?.
La meilleure performance de Joe Biden dans un débat depuis son entrée en campagne
On avait beaucoup glosé sur le fait que Joe Biden avait mis entre parenthèse ses déplacements de campagne pendant trois jours pour se préparer au débat.
Certes, d’autres faisaient campagne pour lui et occupaient le terrain, telle sa colistière Kamala Harris bien sûr mais surtout Barack Obama dont le discours très offensif contre le Président Trump en Floride la veille du débat a été très remarqué. Mais le camp Trump insistait (comme depuis des mois) sur le contraste entre un Président dynamique et parcourant tout le pays et un Joe Biden enfermé chez lui et qui serait donc inapte physiquement et intellectuellement pour faire face à l’intensité de la fonction présidentielle.
Tout le monde a été obligé de reconnaître que le temps consacré à la préparation n’a pas été du temps perdu tant Biden a réussi son débat : souvent percutant et plus délié dans l’expression que d’habitude3On rappelle qu’il lutte contre le bégaiement depuis son enfance., pertinent dans les échanges et capable de placer au bon moment les « punchlines » préparées à l’avance, il a surtout été bien plus précis et détaillé que d’habitude au moment de décrire son projet sur un certain nombre de sujets importants – tel son plan pour gérer la pandémie, ses propositions sur l’assurance-santé et sa vision de la lutte contre le changement climatique.
Alors que les observateurs s’attendaient à le voir « jouer en défense » puisqu’il est en tête (et que ses supporters craignaient une approche trop attentiste), Biden a au contraire été offensif et a clairement mené la danse pendant le débat.
Les 6 thèmes abordés (« Fighting COVID-19 », « American Families », « Race in America », « Climate Change », « National Security » and « Leadership ») avaient été choisis par la modératrice (une journaliste afro-indienne américaine dont la prestation a été unanimement saluée). Mais à chaque fois, sans s’échapper des questions, il a su à chaque fois amené, ou ramené, la discussion sur le terrain qui lui convenait, et saisir toutes les opportunités pour attaquer Donald Trump ou le placer sur sur la défensive. Sur la pandémie évidemment, mais pas seulement.
Joe Biden s’attendait par exemple à être interrogé et attaqué par le Président Trump sur les allégations (très douteuses et qui apparaissent chaque jour davantage fragiles, pour ne pas dire fabriquées de toutes pièces) de « trafic d’influence » au profit de son fils, voire à son propre profit. Il a du coup crevé l’abcès très vite et de lui-même mis le sujet sur la table en dénonçant les ingérences étrangères qui essayent de lui nuire.
Quand Trump a mordu à l’hameçon, il a paré facilement les accusations très embrouillées, d’une phrase de dénégation simpliste mais sans ambiguïté (« je n’ai jamais de ma vie gagné le moindre argent provenant de l’étranger. »). Il a surtout contre-attaqué en pointant le manque de transparence de Donald Trump, puisque le Président continue à refuser de divulguer des informations sur sa situation financière et patrimoniale, brisant une tradition longuement établie dans la politique américaine.
Au final, c’est Donald Trump qui s’est retrouvé sur la défensive, obligé de se justifier sur ses propres affaires et ses relations avec la Chine et la Russie. Ainsi, le New York Times, après avoir révélé que Trump n’avait payé que 750 dollars d’impôts sur le revenu en 2016 et 2017, a renchéri en affirmant que le groupe d’hôtellerie de Trump avait un compte en Chine.
Joe Biden a d’ailleurs géré ces échanges sans franchir les limites éthiques qu’il s’était lui-même fixé puisqu’il n’a pas attaqué les enfants du Président. Il serait pourtant plus que tentant de pointer le fait que le Président, qui reproche4Sans preuve considérée comme tangible, répétons-le. à Biden d’avoir aidé son fils, a donné à sa fille Ivanka et au mari de celle-ci des postes de conseillers à la Maison Blanche, et a placé ses deux belles-filles dans son équipe de campagne électorale ; ses deux fils Don Junior et Eric, et Ivanka ne manquent par ailleurs jamais une occasion d’utiliser son nom pour leurs propres affaires.
Mais la tradition américaine est de ne pas attaquer la famille en politique (encore une tradition que Donald Trump a brisé depuis longtemps). Tout le monde sait de toute façon que Trump cherche à faire profiter sa famille de sa situation, et Biden mise, et c’est tout à son honneur, sur la capacité d’une majorité d’américains à faire la part des choses.
Joe Biden a sur ce sujet de la « corruption » comme sur la plupart des autres suivi la stratégie qui est au cœur de sa campagne depuis mois : jouer au maximum sur le contraste de personnalités pour souligner son propre « leadership », sa capacité à rassembler (et sa volonté de le faire) et ses valeurs morales et pointer dans le même temps les carences en la matière et l’incompétence du Président.
Biden a saisi toutes les nombreuses opportunités qui se présentaient pour pointer le manque d’empathie du Président et, comme d’habitude, s’est placé du côté des américains « ordinaires », en s’adressant directement à eux et en parlant en leur nom.
Ainsi, alors que le Président expliquait qu’il faut apprendre à vivre avec le virus, il a rappelé la douleur et le deuil des familles des victimes du coronavirus (« il dit que nous apprenons à vivre avec le virus, mais les gens apprennent à mourir du virus ! »). Il a évidemment pointé la situation difficile des américains suite à la crise économique, en dénonçant les fanfaronnades du Président sur la bourse (« la bourse est le seul indicateur qu’il utilise pour évaluer la situation ; là d’où je viens […] les gens ne vivent pas du cours de la bourse. »), etc.
Biden a aussi, au travers d’une tirade sur les questions raciales, préparée et déjà rodée mais percutante, su trouver des mots forts s’agissant de l’approche « Trumpienne » de ce sujet, en indiquant que Donald Trump était le premier Président qui revenait en arrière sur les acquis, insuffisants mais peu à peu consolidés au fil de l’histoire américaine en matière de lutte contre les inégalités raciales.
Enfin, Joe Biden a saisi les opportunités qui se présentaient pour attaquer les sénateurs républicains, les accusant (à raison) de bloquer l’adoption d’un nouveau train de mesures de soutien à l’économie, aux ménages et aux exécutifs locaux, et d’avoir empêché des réformes importantes voulues par l’administration Obama. Alors que le parti démocrate a l’espoir de reconquérir la majorité au Sénat (ce qui permettrait à Biden de pouvoir mettre en œuvre son programme), ces piques ont peut-être aidé certains candidats démocrates.
Plus offensif sans doute que d’habitude, Joe Biden n’en est pas moins resté fidèle aux messages clés de sa campagne qu’il a (ce qui est toujours le signe d’un débat réussi) fait passer dès sa première intervention, puis égrenés tout au long du débat et enfin repris dans une conclusion convaincante qui résume parfaitement sa candidature – on y reviendra.
« 220 000 morts. […] Quiconque est responsable d’autant de morts ne devrait pas rester Président des Etats-Unis. »
Première intervention de Joe Biden lors du débat du 22 octobre, répondant à la modératrice qui lui demandait comment il comptait sortir les Etats-Unis de la pandémie.
« Je me présente comme un démocrate fier de l’être. Mais je serai un président américain. Je ne vois pas les états comme étant des états démocrates ou des états républicains. Ce que je vois, ce sont les Etats-Unis. »
Joe Biden, en réponse à Donald Trump qui expliquait son opposition au sauvetage budgétaire des « états et municipalités démocrates très mal gérées ». Il a utilisé la même formule, ou presque, à propos de la gestion de la pandémie.
Joe Biden s’était sans doute préparé à deux scénarios qui dépendaient de l’attitude de son adversaire : celui d’une bataille de « cour de récréation » comme le 29 septembre ou celui d’un débat « normal ».
Puisque c’est cette dernière tournure que Trump a choisie, Joe Biden n’a pas hésité à se comporter comme un candidat classique et à prendre des positions politiques claires sur certains sujets, plutôt que de se contenter, ce qu’on lui reprochait un peu, d’être évasif et consensuel pour ne fâcher personne.
Il a ainsi sans doute réjoui la base électorale démocrate et même sans doute largement l’aile gauche de son parti et les militants progressistes lorsqu’il a sans ambiguïté réaffirmé sa volonté d’augmenter le salaire minimum au niveau fédéral, déclaré que « l’accès aux soins n’était pas un privilège mais un droit », rappelé qu’il souhaitait rapidement régulariser 11 millions de sans-papiers et mettre fin à la situation d’incertitude des « dreamers »5Il s’agit des personnes arrivées illégalement, quand elles étaient enfants, et qui ont depuis construit leur vie aux Etats-Unis en faisant des études, en travaillant, etc., dit vouloir réformer la politique pénale pour mettre fin à l’automaticité des peines ou décriminaliser la consommation de drogue, ou réaffirmé ses objectifs en matière de lutte contre le changement climatique et notamment l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050 en développant les énergies renouvelables et mettant fin à terme à l’extraction pétrolière.
Mais Biden a avec une certaine habileté fait cela sans s’aliéner les modérés des deux camps ou les électeurs dits « indépendants » (i.e. qui ne revendique aucune affiliation partisane). Cela renvoie à sa capacité remarquable à endosser des positions progressistes potentiellement clivantes en les justifiant par des positions de principe qui dépasse justement les clivages politiques : il évoque la situation des « travailleurs essentiels » pour justifier la hausse du salaire minimum, la question des personnes ayant de lourds antécédents médicaux pour justifier son projet relatif à l’assurance santé, l’histoire des Etats-Unis pays d’accueil des opprimés pour appuyer sa politique migratoire, etc.
Certes, on pourra en déduire que Joe Biden ne prend pas grand risque en choisissant des thèmes relativement consensuels au sein du parti démocrate et même au-delà et dont il était certain qu’ils résonneraient dans une partie de l’électorat dont il doit consolider – voire augmenter – la mobilisation pour l’élection (jeunes, « latinos »). Mais c’est aussi la preuve qu’il assume ses orientations politiques.
Et quand Trump a évidemment essayé de le traiter de « socialiste » ou de l’assimiler aux figures de l’aile progressiste du parti démocrate, Biden s’est simplement moqué de lui : « Il est paumé. Il pense qu’il affronte quelqu’un d’autre. Il affronte Joe Biden. J’ai battu tous ces gens parce que je n’étais pas d’accord avec eux. Il affronte Joe Biden. ».
Lors du premier débat, Joe Biden, dans un moment qui avait marqué, s’était déjà présenté comme le leader du parti démocrate. Il a renchéri cette fois-ci, non seulement en disant vouloir améliorer l’Obamacare pour en faire le « Bidencare », mais aussi, ce qui est rare, en se démarquant du bilan de Barack Obama sur la politique migratoire – face à Trump qui l’asticotait sur le sujet, Biden a rétorqué « je n’étais pas Président, j’étais vice-Président ».
Joe Biden a ainsi probablement réussi à démontrer que s’il se présente d’abord comme un antidote à Donald Trump, il le fait aussi avec un projet « moral » (essayer d’unir à nouveau une Amérique divisée) et « politique » (lutte contre le changement climatique, développement d’une meilleure assurance santé, lutte contre les inégalités raciales), et que ce projet est bien le sien.
Bref, il est chaque jour davantage dans la peau d’un Président des Etats-Unis, et c’est sans doute un élément réconfortant pour de nombreux électeurs qui savent qu’en cas de victoire, il devra immédiatement s’atteler à la tâche pour traiter les différentes crises qui frappent le pays.
Trump a passé le débat largement sur la défensive mais a peut-être trouvé un nouveau slogan et un nouvel angle d’attaque
Lors du premier débat, toute l’attention était fixée sur Biden : était-il capable de faire face à Donald Trump ? Allait-il gaffer ou trahir son âge ? Cette fois-ci, au contraire, c’est sur le Président sortant que tous les regards étaient tournés : allait-il à nouveau pourrir le débat et se comporter comme un insupportable troll ou, suivant les conseils de son entourage et les prières du camp républicain, allait-il adopter une posture plus raisonnable ? Et s’il choisissait la deuxième option, pourrait-il se discipliner sur la durée d’un débat ?
Le fait est que Donald Trump s’est bien mieux tenu que le 29 septembre et qu’il a réussi à peu près – on a parfois perçu sur son visage le combat intérieur – à tenir jusqu’au bout du débat sans retomber dans ses pires travers comportementaux.
C’est en tout cas l’impression qu’il a donné dans un premier temps, et la première appréciation des commentateurs à la fin du débat… avant qu’ils ne réalisent, après un temps de recul, qu’il y avait peut-être un petit biais de perception tant le Président avait été horrible lors du premier débat. Car si Donald Trump n’a pas interrompu Joe Biden pendant le débat et s’est plié à la gestion du débat par la modératrice6Il l’a même félicité pendant le débat, après avoir passé une semaine à dénoncer par avance sa partialité., il a dans le contenu été tout à fait le Donald Trump qu’on connaît.
Toujours aussi imbu de lui-même, au point d’en être parfois ridicule (quant il déclare « être le Président qui a le plus fait pour les afro-américains depuis Abraham Lincoln »), Trumpa menti éhontément sur son bilan comme sur son adversaire : on consultera utilement le long fact-checking du New York Times pour mesurer le nombre de contre-vérités et mensonges assenés sans scrupules par le Président.
Le Président n’a pas non plus manqué de relayer comme souvent des théories conspirationnistes (on a déjà évoqué les allégations sur Hunter Biden, le seul fils survivant de son adversaire, mais le Président a également fait référence au « spygate » selon lequel l’administration Obama l’aurait espionné pendant la campagne de 2016, théorie non avérée et largement discréditée).
Donald Trump a aussi parfois raconté absolument n’importe quoi, entre le fait que s’il avait voulu, il « aurait pu récolter beaucoup plus d’argent que [Biden] » pour mener campagne, ou que les éoliennes « tuent beaucoup d’oiseaux » et cette obsession étonnante (déjà révélée récemment dans un entretien sur Fox News7Dont les dérapages avaient charitablement été mis sur le compte de la convalescence post-Covid.), sur le fait que la lutte contre le changement climatique conduira à construire des logements « avec des toutes petites fenêtres » pour en améliorer l’isolation thermique.
Reste qu’en acceptant les règles du jeu et en se contrôlant à peu près, Trump a permis que le débat en soit vraiment un, ce qui était important pour lui, puisque lui-même et son équipe ne cessent de répéter que l’élection ne doit pas être un plébiscite sur sa personne mais un choix entre deux projets.
Dès lors, pour faire de l’élection un choix entre deux projets, et pour récupérer les électeurs qui l’ont fui parce qu’ils aiment plutôt ses idées mais pas du tout son projet, Trump avait besoin de mettre en avant son propre projet et autant que possible de donner une meilleure image de lui-même, et de pointer les faiblesses de son adversaire.
Mais se mettre dans les bonnes conditions ne signifie pas forcément être capable d’en tirer le meilleur parti. Car encore une fois, Donald a été mauvais – sans même parler du fait qu’il avait à affronter un adversaire auteur d’une bonne prestation.
Il a très largement échoué sur le premier objectif, consistant à redonner envie de voter pour lui.
D’abord parce qu’il n’a donné aucune vision de ce que pourrait être son deuxième mandat : à l’issue des différents débats, on ne sait toujours pas ce que Donald Trump fera s’il est réélu – et on ne peut s’empêcher de penser que cette absence de programme est lié au fait que le Président est tellement content de son bilan qu’il a du mal à trouver des éléments à améliorer.
Le parti républicain (qui avait fait le choix étonnant, au moment de sa convention en août, de ne pas avoir de « plateforme » de campagne, c’est-à-dire pas de programme commun pour tous ses candidats) a bien essayé le lendemain de lister à la va-vite des sujets, mais le mal était sans doute fait.
La seule chose à peu près claire qui est ressortie du débat était la volonté d’achever le démantèlement du dispositif d’assurance santé créé par Barack Obama, l’Obamacare, pour le remplacer par le fameux nouveau dispositif « grand et beau » (sic), annoncé depuis 4 ans par Trump. En 2016, Trump avait fait campagne, comme les candidats républicains au Congrès sur le thème « repeal and replace Obamacare » (« abroger et remplacer l’Obamacare »).
Mais il n’a jamais pu formuler de proposition précise pour le remplacement – ce qui fait que certains sénateurs avaient finalement refusé d’abroger l’Obamacare, se contentant de l’amputer de quelques dispositions. Et cette promesse de campagne s’est transformé, dans l’opinion publique, en menace sur l’accès aux soins – ce qui a coûté aux républicains leur majorité à la chambre des représentants aux élections de mi-mandat en 2018.
Le contraste avec un Joe Biden – qui n’a pas manqué de souligner à plusieurs prises l’absence de « plans » du Président – présentant des mesures détaillées était frappant jeudi soir. Il était aussi accentué par le fait que le candidat démocrate a détaillé son plan de lutte contre la pandémie, alors que le Président en a été incapable, sur un sujet sur lequel il était pourtant là aussi très attendu. Le Président s’est contenté en réalité d’annoncer un vaccin et d’expliquer « qu’on est sorti d’affaires » et que « le virus s’en va ».
Sur ces deux sujets pourtant cruciaux, non seulement le Président a paru embarrassé et s’est contenté d’incantations, mais le peu qu’il a dit n’allait pas dans le sens des attentes d’une majorité d’américains. En effet, selon toutes les enquêtes d’opinion récentes ; par exemple celle de Kaiser Family Foundation, les américains restent très préoccupés, et souvent plus qu’au printemps, par le risque de contamination au coronavirus. Et parmi ceux qui pensent que le coronavirus est un problème (pour 20%, ce n’est pas le cas…), ils sont plus nombreux à considérer que « le pire à venir »8Le sondage du New York Times évoqué plus loin estime que 51% des américains pensent que le pire est à venir..
De même, selon cette fois un sondage récent du New York Times, deux tiers des Américains (et même 45% des républicains) soutient l’existence d’une « offre publique » d’assurance santé, aux côtés des offres des assureurs privés, notamment pour permettre aux personnes ayant des antécédents médicaux lourds (les « pre-existing conditions », qui occupent une place prédominante du débat public et des spots de campagne de Biden et des candidats démocrates au Congrès).
En réalité tout au long du débat, Trump a pris des positions à rebours de l’opinion publique : il s’est prononcé par exemple fermement contre l’augmentation du salaire minimum (alors qu’il avait été plus ambigu par le passé) pour atteindre le niveau de 15 dollars, alors qu’une majorité d’américains est favorable à cette mesure à tel point qu’en Floride (état clé pour le collège électoral) où en même temps que l’élection présidentielle un référendum sur le sujet est organisé, environ 60% des électeurs seraient favorables à cette mesure.
Trump, tombant dans un piège tendu par Biden, s’est aussi prononcé, contre le renflouement des caisses des exécutifs locaux (états, municipalités, comté), au motif que les difficultés financières n’existeraient que, selon lui, dans les états dirigés par des démocrates et seraient donc liées à la mauvaise gestion des élus démocrates.
Or les américains soutiennent très majoritairement une nouvelle injection d’argent fédéral dans l’économie américaine pour soutenir les exécutifs locaux, toujours selon le sondage New York Times / Siena (72% en faveur d’un tel plan, et même 56% des républicains). Et Joe Biden n’a pas manqué de rappeler qu’en étranglant ainsi ces exécutifs, c’étaient des emplois de pompiers, de policiers ou d’enseignants qui étaient menacés.
On a au final eu l’impression que Trump, coincé dans sa bulle de la Maison Blanche, entouré de courtisans et de lobbyistes, avait en quelque sorte perdu son intuition populiste de 2016, quand il avait su « sentir » les sujets qui préoccupaient les américains et suscitaient leur colère (l’immigration, les accords de libre-échange et les délocalisations, etc.). Il s’était alors par exemple fait le chantre du protectionnisme, en totale contradiction avec la doctrine du parti républicain dont il était le candidat.
Au final, Donald Trump tente de rejouer sa campagne de 2016, celle de l’ « outsider insurgé » qui va renverser l’establishment, sauf que, d’une part, il n’est plus vraiment au diapason des préoccupations du public et, d’autre part, il est le Président sortant et doit donc rendre des comptes sur les crises que traverse le pays.
Trump a comme souvent paru oublier lui-même qu’il était Président et que son adversaire n’était pas le « sortant », expliquant par exemple que Biden (qui n’occupe actuellement aucun mandat) n’avait pas réagi assez vite sur la pandémie. Et quant il a enfin dit qu’il « assumait ses responsabilités », il a tout de suite, dans un moment assez extraordinaire, reporté la faute sur la Chine : « j’assume toutes les responsabilités. Ce n’est pas de ma faute si le virus est arrivé. C’est la faute de la Chine. Vous savez quoi, ce n’est même pas la faute de Joe ».
Mais dans la situation actuelle les américains peuvent difficilement oublier que Trump est Président et ils le jugent aussi à l’aune de son premier mandat (et une enquête de l’institut PRRI indique par exemple que 69% des américains – et même 60% des républicains considèrent que la pandémie aurait pu être « mieux contrôlée »).
On a dès lors du mal à comprendre pourquoi le Président continue à utiliser un de ses mantras de 2016 : « what do you have to lose ? » (cf. par exemple ce tweet étonnant où si on comprend le raisonnement, il convient de voter à nouveau pour lui parce que « c’est le bazar »).
Or, en plus d’être incapable de porter une vision ou des mesures répondant aux attentes d’une majorité d’électeurs, Donald n’a pas non plus donné lors du débat le moindre signe d’une évolution de personnalité ou d’attitude (que son passage à l’hôpital après le coronavirus aurait par exemple pu susciter9Lui-même parlait de la maladie comme d’un don de Dieu, elle aurait pu avoir un effet miraculeux…).
On voyait mal le Président reconnaître d’éventuelles erreurs (ce que Biden n’a pas hésité à faire sur l’immigration par exemple), ou d’un coup devenir empathique.
Il n’a pas déçu sur ce dernier point, semblant par exemple considérer que le coronavirus n’était pas un sujet grave puisque lui, sa femme et son fils, atteints comme lui, n’en étaient pas morts – on exagère à peine . Quelques minutes plus tard, interrogé par Biden sur la situation des enfants immigrés séparés de leurs familles après que celles-ci ont été arrêtées pour avoir franchi illégalement la frontière américano-mexicaine, Trump se contentait de dire que les enfants étaient « très bien traités ».
Surtout, frustré de voir Biden changer de sujet après quelques (déjà trop longues) minutes passées à discuter des accusations mutuelles d’affairisme, Trump a, en voulant dénoncer une diversion de son adversaire qui souhaitait ramener le débat sur les problèmes quotidiens des américains, gaffé et montré spontanément le peu d’intérêt qu’il porte à la situation des citoyens ordinaires.
Joe Biden : « Il y a une raison pour laquelle il raconte tous ces bobards [sur ma famille et moi]. Il ne veut pas parler des sujets de fond. Le sujet, ce n’est pas sa famille ou ma famille. C’est votre famille, et votre famille, elle souffre vraiment. Si vous être une famille de classe moyenne, c’est très dur pour vous actuellement. Vous êtes assis autour de la table de cuisine ce matin et vous vous dires : « bon, je ne vais pas avoir changer les pneus de la voiture, ils sont usés, mais il va falloir attendre encore un mois ou peut-être plus. » Ou alors « comment on va faire pour payer les mensualités de notre emprunt ? ». Ou encore « comment je vais faire pour lui dire qu’on ne va pas pouvoir lui payer ses études ? ». Ce sont les décisions que vous prenez […]. On devrait parler de vos familles, mais c’est la dernière chose dont il veut parler.
Donald Trump : « c’est une déclaration typiquement politicienne. Pour ne plus parler de cette histoire chinoise, il regarde la caméra et en avant, « la famille autour de la table, etc. ». C’est juste un politicien. Moi je ne suis pas un politicien. Joe, tu peux faire mieux. »
Echange entre les deux candidats pendant le débat présidentiel du 22 octobre.
Au final, on voit mal comme des électeurs qui s’apprêtent à écarter Trump du pouvoir pourraient avoir envie d’en reprendre pour 4 ans avec le Président sortant, et comment le Président aurait pu « ramener à la maison », pour reprendre l’expression américaine, les électeurs de 2016 qui l’auraient fui, exaspérés par sa personnalité.
Les seniors qui sont choqués par sa gestion du virus ? Le Président a continué à insister qu’il ne fallait pas arrêter le pays puisque à 99,9%, les jeunes ne meurent pas du coronavirus.
Les électrices des banlieues résidentielles, que Trump s’évertue pourtant à courtiser, perturbées par son manque d’empathie, inquiètes pour l’accès à la santé pour leur famille, etc. ? Trump veut supprimer l’Obamacare, soutenu à plus de 60% par les électrices.
Et il n’a pas l’air de s’émouvoir du fait que son administration a été incapable de retrouver les parents de 545 enfants qui en furent séparés à leur entrée sur le territoire américain. Pourtant ce chiffre, révélé deux jours avant le débat a été, selon le New York Times, le premier sujet discuté sur les réseaux sociaux cette semaine. Et selon un sondage de l’institut PRRI, 76% des Américains (et plus de 53% des républicains) s’opposent à cette politique de séparation des familles.
Quant aux électeurs latinos et afro-américains que Trump cherche à séduire et à éloigner de Joe Biden en défendant son propre bilan économique notamment, on s’interroge sur leurs réactions à quelques déclarations.
Par exemple quand Trump, critiquant la politique migratoire de l’administration Obama dite du « catch and release » (les immigrés illégaux arrêtés étaient relâchés et se voyaient remettre une convocation pour une audience dans un tribunal chargé de statuer sur leur cas), indiquent que seuls les immigrés « avec un faible QI » se rendaient effectivement aux convocations, ce qui aura sans doute été très apprécié par les immigrés respectueux des lois de leur pays d’accueil.
Ou encore, quand Trump, interrogé par la modératrice sur le fait que les foyers issus de minorités ethniques avaient plus de chance que les foyers blancs d’habiter à proximité de sites industriels polluants, a expliqué qu’il ne voyait pas le problème puisque ces personnes travaillent sur ces sites et y « gagnent beaucoup plus d’argent qu’ils n’en ont jamais gagné ». – on notera que Biden, manifestement au fait du sujet et des enjeux de justice environnementale puisqu’il a spontanément utilisé le terme approprié de « fenceline community », a évidemment plaidé pour que priorité soit donné à la protection de la santé des personnes concernées10Il en a aussi profité pour rappeler que lui-même avait été élevé à proximité de ce type de site industriel..
Mais évidemment, ce sont surtout deux déclarations qu’on pourra qualifier de ridicules ou gênantes (ce que les commentateurs républicains reconnaissent eux-mêmes), qui auront marqué le temps consacré aux questions raciales lors du débat :
« Je suis la personne la moins raciste dans la salle, et je dis ça même s’il fait trop sombre pour que je vois toute la salle . »
Trump – à deux reprises pendant le débat. Les immigrés mexicains « au faible QI » auront apprécié – tout comme la modératrice du débat, qui une métisse afro-indienne américaine .
« Je suis le Président des Etats-Unis qui a fait le plus pour les afro-américains, à l’exception peut-être, d’Abraham Lincoln. »
Donald Trump, le 22 octobre. Abraham Lincoln, qui a aboli l’esclavage, et Lyndon B. Johnson, qui a fait voté les lois sur les droits civiques en 1964 Civil Rights Act en 1964 se sont sans doute retournés dans leur tombe.
Au-delà du ridicule de ces affirmations et des polémiques suscitées, le problème pour Donald Trump est que ces déclarations rendent totalement inaudibles ses efforts répétés pour valoriser quelques résultats à son actif (réforme pénale limitée, baisse du chômage pour les minorités ethniques) et pour instiller, comme il le fait dans certains spots de campagne, le doute sur les intentions de Joe Biden dans l’esprit des afro-américains , en remettant notamment au premier plan le fait que Biden a porté en 1994 le « Crime Bill », une loi répressive consensuelle à l’époque mais largement décriée depuis pour avoir conduit à une explosion de l’incarcération de délinquants issus des minorités.
Donald Trump n’a donc sans doute pas réussi jeudi soir ce qui devrait être un objectif majeur pour lui dans les derniers jours de campagne : améliorer la perception que les américains ont de lui. Il n’y voit peut-être pas un problème dans la mesure où il continue à se glorifier d’avoir une majorité d’opinion favorable et même un fort soutien chez les afro-américains, en s’appuyant sur les sondages de l’institut Rasmussen (dont les tweets démontrent par ailleurs qu’il n’est absolument pas partisan…) qui est le seul, le 26 octobre, à faire état de tels résultats.
Même si Trump considère bénéficier de suffisamment d’opinions favorables, il avait, et cette fois, c’était un objectif clairement affiché, l’intention d’entamer la crédibilité de Biden et de faire douter ceux qui sont prêts à voter pour lui.
Trump a su être percutant pour rappeler tout au long du débat que Joe Biden faisait partie depuis 47 ans d’un establishment politique responsable, selon lui, des problèmes du pays, reprenant ainsi sa rhétorique habituelle – et qui avait très bien fonctionné contre Hillary Clinton en 2016.
« Tu sais, Joe, je me suis présenté à cause de toi. Je me suis présenté à cause de Barack Obama, parce que vous avez fait du mauvais travail. Si vous aviez bien travaillé, je n’aurais jamais été candidat. […] Je te regarde, je vois un politicien. Je me suis présenté à cause de toi. »
Donald Trump pendant le débat du 22 octobre
Il a même peut-être trouvé un slogan, lui qui cherche désespérément à retrouver son mojo de 2016 en la matière : « All talk, no action » (« rien que des mots, pas d’action ») pour mettre en doute la capacité de Biden à tenir ses promesses. La formule est percutante et a du coup été largement reprise d’autant que Joe Biden n’a pas toujours été très à l’aise pour défendre son propre bilan, en particulier de sénateur.
Mais cette formule peut-elle changer le cours des choses ? Le grand public n’a pas découvert le 22 octobre Biden a été élu au Congrès pour la première fois en 1974 (Biden le revendique d’ailleurs sans hésiter, y compris pour plaider pour un retour vers une manière plus classique de faire de la politique). Les électeurs qui donnent leur faveur à Biden, le font en toute connaissance de cause sur sa carrière politique.
On voit donc mal comme ces attaques pourraient porter, d’autant que la précédente « punchline » sur ce thème, martelée par Trump et son équipe depuis des semaines, à savoir que « Trump a fait davantage en 47 mois que Biden en 47 ans »,n’a eu manifestement aucun effet jusqu’à présent.
Quant aux attaques personnelles, on l’a déjà évoqué, elle ont échoué et Joe Biden a même sans doute consolidé sa position.
Passons rapidement sur les accusations de sénilité : Fox News et Trump lui-même vont ressasser ce thème jusqu’au dernier instant, mais on ne voit toujours pas comment quelqu’un qui a vu ce débat pourrait considérer que Biden n’a pas toute sa tête.
A voir les mines de Trump pendant et à la fin du débat, on s’est d’ailleurs demandé s’il ne regrettait pas d’avoir laissé Biden s’exprimer, en réalisant que contrairement à ce dont il était persuadé – ou ce dont on le persuadait – Biden, dès lors qu’il avait un peu d’espace pour parler, tenait un discours précis et construit.
Trump a aussi probablement définitivement échoué dans sa tentative de faire passer Joe Biden pour corrompu. Parce que Biden s’est défendu et lui a renvoyé les accusations, mais aussi parce que Trump a été incapable de porter une attaque précise et compréhensible par le grand public.
Si c’est sans doute le sujet sur lequel il a montré le plus de passion et d’enthousiasme, le Président a non seulement été incapable d’expliquer précisément ce qu’il reprochait à son adversaire, mais a par ailleurs abusé de références et d’allusions que seuls les téléspectateurs branchés en permanence sur Fox News pouvaient décrypter.
Certains des spots diffusés par la campagne Trump sur le sujet utilisent un langage simple et intelligible par un téléspectateur découvrant le sujet. Mais le Président s’est exprimé comme si le grand public connaissait déjà tous les détails d’allégations tellement contestées qu’elles n’ont été diffusées que par quelques médias d’ultra-droite.
Or s’il y avait un sujet à préparer pour espérer pouvoir toucher l’audience du débat, c’était bien celui-là. Car 2020 n’est pas 2016 : il y a 4 ans, les attaques sur l’affairisme d’Hillary Clinton avaient prospéré parce que, depuis l’élection de Bill Clinton à la Présidence en 1992, le grand public avait été imbibé d’informations et de soupçons sur le clan Clinton. Mais Joe Biden projette, lui, une image d’honnêteté dans le grand public.
Tout ceci traduit à la fois le fait que le Président est bel et bien dans sa bulle et enfermé dans ces certitudes et sa tactique de 2016, mais aussi son absence de préparation. C’est-à-dire à la fois un excès de confiance sur ses capacités de communicant et une grande paresse. Ce n’est d’ailleurs que le reflet de son attitude en général dans l’exercice de ses fonctions – ce qui n’est pas sans poser problème pour un Président des Etats-Unis.
Cette absence de préparation s’est aussi traduite par le fait que Donald Trump a subi le débat et n’a pas réussi à mettre sur la table les sujets de fonds sur lesquels le Président et les républicains insistent sans cesse pendant les meetings ou sur Twitter pour diaboliser Joe Biden ou pour marquer la différence entre les candidats.
Ainsi, il n’a quasiment pas été question de la Cour Suprême ou de modification des institutions (sujet sur lequel Biden peine à donner une position – il a fini par annoncer qu’il mandaterait une commission bi-partisane pour lui faire des propositions…), ni des thèmes classiques de la « guerre culturelle » entre valeurs progressistes et conservatrices, ni des questions sécuritaires (Trump n’a même pas prononcé l’expression « law and order »).
Et quand des sujets chers au Président ont été abordés, il a été sur la défensive. C’est le cas sur l’immigration, où le débat a tourné presque exclusivement autour de la question de la séparation des familles entrées illégalement.
C’est aussi le cas sur les sujets internationaux. Dans un courrier (qui constitue un bel exemple de la rhétorique « Trumpiste ») adressé à la commission chargée d’organiser les débats et rendu public par le directeur de campagne du Président, ce dernier s’était vigoureusement plaint du fait que le troisième débat, qui devait initialement porter sur les questions internationales, avait finalement été élargi à de nombreux sujets.
Le Président voulait en effet sans aucun doute pointer le fait que Joe Biden avait soutenu la guerre en Irak au début des années 2000 ( ce dernier a reconnu ensuite à plusieurs reprises que c’était une erreur) et le contraste entre sa propre politique étrangère et celle conduite pendant 8 ans par le tandem Obama – Biden – Biden était en effet très impliqué sur certains dossiers internationaux, qui sont un de ces sujets de prédilection – Biden a été à plusieurs reprises président de la commission des affaires étrangères au Sénat dans les années 2000).
On peut évidemment contester les orientations diplomatiques du Président et un groupe de diplomates et de spécialistes de la sécurité membres ayant travaillé pour des Présidents républicains a récemment annoncé soutenir Joe Biden en indiquant que la politique étrangère du Président remettait en cause la sécurité intérieure des Etats-Unis.
Mais force est de reconnaître que Trump a assez largement respecté ses promesses sur les questions internationales : soutien inconditionnel à Israël (et notamment déplacement de l’ambassade à Jérusalem), retrait de troupes (au détriment des alliances construites avec les kurdes ou avec le gouvernement afghan dans sa lutte contre les talibans), retrait de l’accord de Paris sur la lutte contre le changement climatique, retrait de l’accord sur la prolifération nucléaire en Iran, et façon générale retrait des organisations multilatérales ou plurilatérales (ou à tout le moins blocage de celle-ci), durcissement de la position sur Cuba et le Venezuela, etc.
Mais la discussion, au final, n’a pas porté sur les positions passées de Biden sur les différentes guerres dans lesquelles se sont embourbés les Etats-Unis depuis 20 ans, mais sur les relations ambiguës entre le Président et des leaders peu fréquentables comme ceux de la Russie ou la Corée du Nord. Le Président a de nouveau été sur la défensive, se retrouvant par exemple à expliquer, lui qui joue au dur, pourquoi il était finalement plus conciliant qu’Obama avec Kim Jong.
Enfin, il a été finalement très peu question d’économie. Le Président n’a, par exemple, évoqué le sujet de l’augmentation des impôts que lors de sa toute dernière intervention quand il a casé le sujet maladroitement, comme s’il se souvenait enfin que le sujet faisait partie des thèmes à aborder absolument. Et Trump n’a même pas utilisé la formule qu’il semblait pourtant roder depuis quelques jours : « cette élection, c’est le choix entre la super relance économique de Donald Trump et la récession de Joe Biden ».
Au final, Trump n’aura réussi à soulever qu’un seul sujet de fond susceptible de créer le trouble dans l’esprit de certains électeurs et sur lequel il peut essayer de construire quelque chose : les conséquences pour l’industrie pétrolière américaine du plan de lutte contre le changement climatique porté par Joe Biden, celui-ci ayant confirmé pendant le débat qu’à terme l’économie américaine ne pourrait plus se baser que sur des énergies renouvelables.
Trump a d’ailleurs immédiatement vu l’ouverture et appelé l’attention des électeurs de certains états pétroliers dont le Texas et la Pennsylvanie, qui pourraient être décisifs pour le résultat final.
Est-ce que cela peut suffire ? Au final, pour un Donald Trump qui misait beaucoup sur le débat, cela fait un butin qui paraît quand même bien maigre.
L’irruption de débats sur le fond peut-elle changer le cours de la campagne ?
Les deux camps se sont évidemment déclarés satisfaits du débat : cela fait partie du jeu.
Le camp Trump, de son directeur de cabinet aux animateurs des talks shows d’ultra-droite, très enthousiaste, a cherché à mettre en avant la solidité de son champion et sa capacité à montrer combien Joe Biden était un politicien du passé incapable d’amener le pays dans la bonne direction.
Le débat marquerait selon les soutiens du Président, le début d’une nouvelle phase de la campagne qui verrait Donald Trump l’emporter dans la dernière ligne droite – ce qui répétaient les déclarations optimistes du Président et de son entourage depuis dix jours.
Sans qu’on sache si cela trahit un aveuglement sur la réalité de la situation, une conviction profonde de la capacité à remonter la pente dans les jours, ou tout simplement la volonté de ne pas paraître vaincu.
Trump a peut-être arrêté l’hémorragie. Mais il y a une différence entre arrêter la dégringolade et être capable de remonter la pente, surtout sans l’aide d’une nouvelle impulsion qu’on ne voit toujours pas venir.
Trump misait fin septembre sur les débats pour créer de grosses interrogations sur Joe Biden et sa capacité à être Président. Après un premier débat catastrophique et un mois d’octobre à nouveau sur la défensive suite notamment à sa contamination par le coronavirus, le second débat était la dernière occasion de susciter au niveau national une rupture nette, un « game changer » (un « tournant du match »), pour reprendre l’expression américaine.
Ce n’est manifestement pas ce qui s’est passé et on voit mal dans ce contexte, sauf à ce que les sondages actuels se trompent complètement, comment Trump pourrait rattraper son retard au niveau national. Mais il lui reste la possibilité d’obtenir une majorité de grands électeurs sans gagner la majorité des votes et il va sans doute redoubler d’efforts dans les « battleground states » (les états « champs de bataille ») dans lesquels l’élection peut être serrée et déterminera le résultat final.
Pour arriver à ses fins, il devra sans doute essayer de s’appuyer sur l’ébauche de débat de fond et notamment sur les questions relatives à l’avenir de l’industrie pétrolière, qu’il pourrait tenter d’élargir à un affrontement des projets économiques, pour regagner du terrain en Pennsylvanie notamment.
C’est déjà ce que les observateurs et les stratèges républicains avaient dit après le débat des candidats à la vice-présidence, lors duquel Mike Pence avait tenu un discours articulé sur la pandémie (mettant en avant l’option de miser sur la responsabilité individuelle des américains plutôt que sur des obligations ou interdictions) et sur l’économie.
Quelques jours après le débat, et à la lumière des meetings tenus ce week-end par le Président, les plus grands doutes sont permis quant à sa capacité à s’en tenir à cette stratégie. Le Président a multiplié les provocations et de nouveau cherché à minimiser la gravité de la situation en matière de coronavirus, focalisant le débat médiatique à nouveau sur le sujet plutôt que, par exemple, sur les sujets économiques.
Mais il lui reste encore une semaine et si de nombreux électeurs ont déjà voté (plus de 50 millions, c’est-à-dire qu’environ un tiers des votes ont déjà été effectués), on imagine que les indécis ou ceux qui doutent encore de leur vote et qui pourraient être retournés font partie de ceux qui n’ont pas encore voté.
Au-delà de l’élection présidentielle, il y a sans doute aussi dans le camp républicain, le sentiment que ce débat est une bien meilleure base de travail pour les candidats au Congrès, notamment les sénateurs sortants engagés dans des élections serrées pour garder leur siège et pour conserver la majorité républicaine au Sénat. Si leur sort reste sans doute largement lié à celui du Président, ils pourront peut-être réussir à parler d’autre chose que du Président, ce qui était difficile après le premier débat.
Côté Biden, on était manifestement très satisfait d’avoir passé le dernier gros obstacle du parcours sans trébucher (les attaques ont été parées facilement et Trump n’a toujours pas trouvé d’angle d’attaque efficace pour fragiliser Joe Biden) et d’avoir sans doute encore levé des interrogations sur le candidat et consolidé son image dans l’opinion publique, ce qui ne peut que renforcer sa position..
On a sous doute trouvé une confirmation de ce sentiment dans les « sondages instantanés » réalisés après le débat (cf. compilation réalisée par le New York Times ou le sondage de Five Thiry Eight)11De son côté, Trump a relayé sur Twitter tous les « sondages » des sites d’ultra-droite ou réalisés pour leur compte par des journalistes, par exemple sportifs, qui le donnaient largement vainqueur. qui donnaient Biden plutôt « vainqueur » du débat, même si l’écart était moins important que lors du premier. On remarque surtout quand on rentre un peu dans le détail de ces sondages, que très peu de personnes interrogées ont changé d’avis sur les candidats ou quant à leur intention de vote – ce qui est en soi un bon résultat pour Biden, puisqu’il fait la course en tête.
Mais le camp démocrate n’a évidemment pas crié victoire, là encore dans la lignée des messages publics passés depuis une dizaine de jours sur le fait que l’élection était loin d’être gagnée et que le score serait sans doute serré dans la plupart des états déterminants le résultat final. Il s’agit en effet d’éviter l’excès de confiance et la démobilisation d’une partie des électeurs (qui avaient coûté cher à Hillary Clinton en 2016).
Le camp Biden a finalement peut être des sentiments ambivalents sur le débat : certes, Joe Biden a été bon sur le fond et dans un affrontement correspondait (autant que possible quand on a Donald Trump sur l’estrade) à l’univers politique traditionnel que Joe Biden aimerait réhabiliter.
Mais du strict point de vue électoraliste, on aurait peut-être préféré côté Biden revoir le Donald Trump auto-destructeur du premier débat.
Car son équipe de campagne a peut-être le sentiment que Joe Biden est sorti, par force, de la zone de confort dans laquelle il évoluait depuis de nombreuses semaines : celle où Donald Trump dit et fait n’importe quoi, fait les grands titres à son détriment en permanence, et accrédite, sans même que Biden ait besoin de s’exprimer ou de faire campagne (on exagère un peu : il a toujours su intelligemment appuyer là où ça fait mal), le narratif du candidat démocrate : « Trump est incompétent et dangereux ; en pleine pandémie, il est indispensable de passer à autre chose ».
Ce n’est pas pour rien qu’à un moment où le débat s’orientait de plus en plus vers un affrontement d’idées, Biden a un peu artificiellement, placé, dans une tirade manifestement préparée, le message au cœur de sa campagne – lequel conclut aussi le « récapitulatif » du débat diffusé par l’équipe de campagne de Biden.
« Vous savez ce que je suis. Vous savez ce qu’il est. Vous connaissez sa personnalité, vous connaissez ma personnalité, vous connaissez nos réputations en matière d’honnêteté et de capacité à dire la vérité. […] C’est la nature même de notre pays qui est en jeu. […]. Regardez-nous attentivement. »
Joe Biden pendant le débat du octobre.
Car si la fin de la campagne présidentielle de 2020 devient un débat de fond, elle entrera dans un territoire quasiment inconnu pour les candidats comme pour les observateurs, tant jusqu’à présent les discussions politiques – au sens noble du terme – ont été pauvres (si on excepte, un peu, le débat des candidats à la vice-présidence).
On a même parfois l’impression que les observateurs ne s’attendaient plus à voir émerger un débat de fond, qu’ils réclamaient pourtant, et qu’ils ont été pris au dépourvu. Car en tirer des conclusions suppose de répondre à une nouvelle question : « qui a été convaincant sur le fond ? ».
Il n’est pas facile d’y répondre à cette question, tant la campagne a été focalisée sur les questions de forme et la contraste entre les personnalités au-delà de certaines préoccupations immédiates qui occupaient toute la scène, c’est-à-dire la pandémie et ses conséquences et la question connexe de l’assurance-santé.
On pourrait rajouter la question des inégalités raciales très présente cet été. Mais le sujet a moins été abordé ces dernières semaines et il a surtout été ramené lui aussi à la question des « personnalités » tant les prises de position de Donald Trump sur le sujet ont été caricaturales : comment parler sérieusement de la lutte contre les inégalités raciales quand le Président refuse de reconnaître ces inégalités et ne traite la question que comme un sujet d’ordre public.
On a bien sûr quelques idées, au travers des sondages, sur les aspirations des américains sur un certain nombre de sujets, mais peu d’éléments sur les arguments de fond à même de faire évoluer les intentions de vote.
Il y a donc, au-delà des déclarations des deux camps, un certain flottement des observateurs quant à l’impact du débat idéologique mis en avant lors du débat du 22 octobre sur le résultat du 3 novembre.
Ce flottement s’est cristallisé sur la question du changement climatique, suite aux échanges en fin de débat entre les deux candidats sur l’avenir de l’industrie pétrolière américaine – au passage on notera que les autres divergences de fond abordées par les deux candidats, parfois nettes sur le salaire minimum, les impôts et l’économie en générale, l’immigration ou la justice pénale semblent déjà avoir été reléguées au placard du débat médiatique.
On peut résumer le débat ainsi : en annonçant une « transition » (que Trump a reformulé en une « fermeture ») de l’industrie pétrolière, Biden a-t-il fait une « gaffe » qui pourrait lui coûter des voix dans des états cruciaux, et notamment en Pennsylvanie ? On y reviendra plus en détail très vite dans une chronique dédiée.
Il est clair que le sujet va occuper une partie de l’actualité pendant quelques jours : c’est déjà devenu le sujet sur lequel les soutiens démocrates de Joe Biden sont systématiquement interrogés. Et les stratèges du camp Trump compte bien en faire « le sujet » de fond de la fin de campagne.
Mais la question à se poser est la suivante, au niveau national comme au niveau local, pour importante qu’elle soit, une question de fond peut-elle encore changer la course de l’élection présidentielle ?
On en doute, car même lorsque le débat a abordé des questions de fond, les différences en matière de personnalité et de « leadership » étaient en réalité éclatantes.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans les quelques panels d’électeurs indécis (réunis par les médias pour commenter à chaud le débat et qui ont l’intérêt de montrer des réactions, non représentatives évidemment, autres que celles des experts), ce sont les questions de « leadership » qui sont ressorties.
Les électeurs indécis réunis par CNN, se sont focalisés sur deux sujets : choqués par les déclarations de Trump se déclarant « la personne la moins raciste dans la salle » ou se comparant à Lincoln, les participants ont tous insisté sur les déclarations de Joe Biden sur la nécessité d’arrêter de raisonner de façon partisane et de réparer les divisions de l’Amérique et aucun n’a considéré que Donald Trump a remporté le débat. Et ils penchaient plutôt pour Biden à l’issue du débat.
On prendra le risque de parier que ces réactions illustrent le fait que pour beaucoup d’électeurs, les divisions créées ou entretenues par Donald Trump sont devenues rédhibitoires et qu’une majorité souhaite d’abord que le prochain Président soit un rassembleur.
Les déclarations finales de chacun des candidats, pour clôturer le débat, illustrent parfaitement combien Joe Biden semble être au diapason de ces attentes tandis que Donald Trump est incapable de les comprendre et de les intégrer à son discours.
Interrogé, comme son concurrent, sur ce le message qu’il adresserait, en cas de victoire, aux électeurs qui n’auraient pas voté pour lui, Trump, qui n’avait, encore une fois manifestement, pas vraiment préparé ce qu’il allait dire en conclusion, a ramené la question à l’économie et à son bilan en la matière avant l’irruption de la pandémie et on en aura retenu une phrase digne de la meilleure novlangue managériale : « c’est le succès qui nous rassemblera ».
Alors que Joe Biden, dans son intervention finale, a répété sa volonté de rassembler le pays, d’être le Président de tous les américains et de construire avec chacun d’entre eux l’avenir du pays :
« Je leur dirai : je suis un Président Américain. Je vous représente, que vous ayez ou non voté pour moi, et je ferai en sorte que vous soyez représentés. Je vais vous donner de l’espoir. Nous allons avancer, nous allons choisir la science plutôt que la fiction. Nous allons choisir l’espoir plutôt que la peur. Nous allons choisir d’aller de l’avant parce que nous avons des opportunités énormes pour que les choses aillent mieux.
Nous pouvons retrouver la croissance économique, nous pouvons traiter la question du racisme systémique. Et en même temps, nous pouvons faire en sorte que notre économie soit alimentée par des énergies propres, et ainsi créer des millions de nouveaux emplois. C’est ce que nous allons faire.
Et je dirai, comme je l’ai dit tout à l’heure, que ce qui est en jeu dans cette élection c’est le caractère même de ce pays. Décence, [honnêteté], respect. Traiter les gens avec dignité, et faire en sorte que chacun ait les mêmes chances. Ce sera ma mission, car vous n’avez pas eu tout ça dans les 4 dernières années. »
Joe Biden le 22 octobre en conclusion du second débat présidentiel
Un stratège républicain (mais anti-Trump12Il est membre actif du projet « republicans voters against Trump ».), Mike Murphy, commentait ainsi la fin du débat : Trump a raté sa conclusion et Biden réussit la sienne, car « dans cette élection, les électeurs veulent choisir un Président des Etats-Unis, pas le gérant de leur supermarché ».
A l’appui de cela, on citera les dernières enquêtes d’opinion relative au bilan du Président. Les instituts de sondage, ne se contentent pas de mesurer le taux de satisfaction par rapport à l’action du Président (le fameux « job approval rating »), ils demandent aussi à leur panels s’ils ont l’impression que leur situation s’est améliorée depuis le début du mandat et s’ils ont l’impression que la situation du pays s’est améliorée.
Et les résultats en la matière du sondage du New York Times et de l’Université de Siena réalisé du 15 au 18 octobre dernier sont très instructifs : 49% des personnes interrogées considèrent que leur situation s’est améliorée depuis 4 ans (contre 32% qui pensent qu’elle s’est dégradée).
En revanche, 55% des personnes interrogées estiment que la situation du pays s’est dégradée (contre 39% qui pensent le contraire) – et tous les sondages indiquent que les Américains considèrent à une très nette majorité que le pays « va dans la mauvaise direction ».
Comment l’interpréter ? Sans doute par le fait que les américains jugent sévèrement le Président, non pas tant vis-à-vis de ses politiques et de ses résultats (par exemple économiques), mais par rapport à sa façon de conduire (ou plutôt de diviser) le pays et, donc, à sa personnalité et à son « leadership ».
Donald Trump ne peut plus miser que sur le fait qu’au final, les électeurs détermineront leur vote en fonction de leur situation personnelle (et de leurs inquiétudes pour leur avenir personnel, notamment économique) et pas en fonction de leur appréciation de l’état global du pays.
Quant au camp Biden, on reste manifestement convaincu que l’attrait d’un candidat qui parle d’abord de l’intérêt général et du collectif l’emportera sur celui qui mise tout sur les considérations individualistes.
Ce n’est pas pour rien qu’on a choisi de diffuser samedi 25 octobre à une heure de très grande écoute (coup d’envoi d’un match de base-ball comptant pour l’attribution du titre de champion pour l’année 2020), un spot de campagne – avec Brad Pitt en voix off – n’évoquant ni Donald Trump, ni des mesures précises, mais uniquement l’importance du « leadership » et la nécessité de rassembler tous les américains.
Merci pour cette intéressante analyse du dernier débat présidentiel qui donne l’avantage à Joe Biden. Espérons que la réalité rejoigne nos espoirs … plus qu’une semaine de patience.