Les élections générales tenues début novembre ont malheureusement confirmé l’étendue des divisions politiques qui marquent la société américaine.
On sait que les « swing voters », c’est-à-dire les électeurs susceptibles de changer de vote en fonction des candidats ou du contexte politique, économique ou social, sont peu nombreux aux Etats-Unis. Les électeurs se déclarant « républicains » ou « démocrates » (qui comptent chacun pour environ un tiers de la population) restent le plus souvent fidèles à leur parti, mais les « indépendants » (qui ne revendiquent aucune affiliation) le sont finalement aussi.
Mais on pouvait penser qu’en période de crise et avec un candidat particulièrement transgressif et clivant au centre du paysage électoral, les évolutions du vote auraient été plus marquées.
Surtout, le taux de participation historique, à hauteur de 66,5% des citoyens éligibles au vote (le plus élevé depuis les élections du début du 20ième siècle, si tant est qu’on puisse faire la comparaison avec une époque où les femmes n’avaient pas légalement le droit de vote et où les citoyens afro-américains en étaient le plus souvent privés de fait) et en nette augmentation dans tous les états y compris ceux dans lesquels le résultat ne fait aucun doute1Et où un vote à la présidentielle n’a dès lors pas grande importance, en raison du système « winner takes all » qui veut que dans 48 des 50 états un candidat remporte autant de grands électeurs pour le collège électoral qu’il gagne avec 0,5 point d’avance ou 50 points d’avance. pouvaient laisser envisager un résultat différent, en matière d’écart entre les candidats.
Mais en réalité, cette mobilisation très importante s’est traduit par une augmentation des votes obtenus par les deux candidats (et non par un vote sanction massif envers le Président sortant, que les démocrates espéraient obtenir en mobilisant massivement de nouveaux électeurs) et, surtout, par une consolidation de la performance des deux candidats à la Présidence là où leur parti était déjà dominant.
Sion raisonne au niveau des états, on constate que Donald Trump a fait moins bien, en part des votes obtenus qu’en 2016 dans 43 des 50 états (avec cependant un nombre limité de cas où il fait très significativement mieux que la candidate démocrate de 2016). Cela cache en fait une réalité bien différente lorsqu’on raisonne au niveau du comté.
La carte ci-dessous, empruntée au New York Times,montre bien que Joe Biden a fait un meilleur résultat (en part des suffrages exprimés) qu’Hillary Clinton en 2016 dans de nombreux comtés (ceux représentés par des flèches bleues, dont la longueur est fonction de l’augmentation du score), mais que Donald Trump en a fait de même lui aussi dans de nombreux comtés (représentés par des flèches rouges). Et l’ampleur de l’amélioration des scores de l’un comme de l’autre témoigne de l’accentuation de la polarisation politique du pays2La même carte pour l’élection de 2016 montre essentiellement des flèches rouges, c’est-à-dire que Trump avait amélioré la performance de Mitt Romney en 2016 dans de nombreux comtés..
Au final, en 2020, seuls 5 états ont désigné un vainqueur de la présidentielle différent de 2016. Surtout, la victoire de l’un ou l’autre des candidats à la présidentielle n’a été serrée que dans quelques états : seuls 7 états se sont joués avec moins de 5 points d’écart entre les candidats.
Ailleurs les écarts sont parfois très nets : Donald Trump a remporté 11 états avec plus de 20 points de pourcentage de plus que son adversaire, et 7 avec entre 15 et 20 points d’avance. Tandis que Joe Biden remporte 8 états avec plus de 20 points d’avance et 6 avec 15 à 20 points d’avance.
Autre signe de la polarisation politique géographique très marquée : seuls 5 états ont un sénateur républicain et un sénateur démocrate. Tous les autres ont deux sénateurs républicains ou deux sénateurs démocrates.
Le nombre de comtés ayant basculé d’un camp à l’autre entre 2016 et 2020 est très réduit : on en dénombre seulement 77 (dont 59 qui sont passés d’un vote majoritairement Trump en 2016 à un vote majoritairement Biden en 2020) alors qu’en 2016, 237 avaient changé de camp (dont 216 au profit de Donald Trump)3Les lecteurs intéressés pourront se référer à l’analyse plus détaillée des comtés des 5 états les plus disputés de cette élection réalisée par NPR..
De même, le nombre très limité de sièges au Congrès qui ont changé de parti, que ce soit au Sénat (trois sur 35 sièges en jeu à ce stade, en attendant les deux scrutins en Géorgie) ou à la Chambre des représentants (15 sièges seulement ont changé de camp à ce stade, sur un total de 435 sièges, en attendant les résultats définitifs pour une poignée de sièges) montrent aussi que la carte électorale est en réalité très stable.
S’agissant des élections à la Chambre des représentants, il faut aussi y voir le signe de l’habileté des responsables des découpages électoraux qui cherchent avant tout à consolider des fiefs et à limiter les risques. Ainsi, sur les dernières élections à la Chambre des représentants, celle de 2018 fait figure d’exception avec 46 sièges changeant de camp (pour un solde net de +40 pour les démocrates). Lors des précédents scrutins, les basculements étaient plutôt de l’ordre d’une grosse dizaine de sièges.
La carte électorale, qui avait connu une évolution importante entre 2012 et 2016, semble ainsi en réalité avoir été consolidée en 2016 et 2020.
Le constat est le même si on raisonne non plus géographiquement mais par segment électoral, sachant que les deux raisonnements sont largement corrélés du fait de l’organisation très « communautaire » de la société américaine, qui veut que des personnes ayant les mêmes caractéristiques socio-économiques, ethniques et souvent politiques4On entre là dans le dilemme de l’œuf et de la poule. se regroupent naturellement.
Donald Trump a su consolider de façon inattendue ses positions dans le cœur de son électorat de 2016. Joe Biden a lui aussi beaucoup mobilisé son propre électorat. En réalité, le seul segment électoral qui semble avoir évolué significativement en faveur de Biden, et qui a une part importante dans sa victoire, est celle – qui reste assez réduite – des électeurs (et surtout électrices) blancs diplômés des banlieues résidentielles.
Malgré la caractère très atypique de Donald Trump pour un candidat républicain, que ce soit en matière de personnalité ou de positionnement politique5Le parti républicain n’a ainsi jamais été protectionniste et un républicain « classique » n’aurait pas poussé à des dépenses fédérales aussi importantes que celle adoptées au printemps dernier pour soutenir l’économie en période de pandémie., les électeurs sont assez largement restés dans leur camp d’origine.
Si les observateurs ont beaucoup insisté sur les cas où les électeurs ont voté pour Joe Biden pour la présidentielle et pour les candidats républicains pour le Congrès ou pour les élections locales (ce qu’on appelle un « split ticket », c’est-à-dire un vote « partagé »), ces situations sont en réalité limitées, ce qu’anticipaient les sondages avant l’élection. Lorsqu’on se place au niveau de la circonscription électorale pour le Congrès, on n’en dénombre qu’une quinzaine dans lesquelles le candidat arrivé en tête à la présidentielle n’est pas du même parti que le candidat élu à la Chambre des représentants6On en parlait déjà dans une précédente chronique..
Joe Biden prendra donc ses fonctions dans un pays très divisé politiquement. Et s’il a gagné assez nettement, ce n’est pas grâce à un désaveu franc, massif et généralisé des méthodes de gouvernement, du bilan ou des idées politiques de son adversaire.
Si on ajoute à cela l’omniprésence de la désinformation et du complotisme et l’exaspération d’une partie de la population en ce qui concerne une multitude de sujets (de la crise économique aux inégalités raciales, en passant par la « crise des valeurs »), on voit mal comment les divisions actuelles pourraient s’atténuer à court terme, même avec tout la bonne volonté du futur Président.
Joe Biden s’est présenté depuis le début de sa campagne en rassembleur et il ne cesse depuis son élection mettre en avant sa volonté (sincère) de réunifier le pays et de réinstaller une culture du compromis. Il déclare d’ailleurs disposer d’un mandat du peuple américain en la matière.
« Lorsque les démocrates et les républicains refusent de travailler ensemble, ce n’est pas du à une force mystérieuse incontrôlable. C’est un choix. Un choix que nous faisons.
Et de la même façon que nous pouvons décider de ne pas coopérer, nous pouvons décider de coopérer. Et je pense que c’est une partie du mandat que m’a donné le peuple américain. Il veut que nous travaillions ensemble. »
Joe Biden, lors de son premier discours après l’annonce de son élection, le 7 novembre au soir
Mais il fait sans doute là un vœu pieu. En réalité, il serait bien aventureux de considérer que la majorité des électeurs soutient le retour à des discussions bi-partisanes et une approche plus apaisée du débat politique– et dans tous les cas, ce ne sont évidemment pas ceux qu’on entend le plus.
On aurait pu imaginer que le monde politico-médiatique jouerait le jeu de ce narratif, quitte à forcer une lecture un peu optimiste des résultats. Que ce soit en raison de la « Trump fatigue », c’est-à-dire la lassitude après quatre ans de désinformation et de polémiques (qui faisaient suite à huit années de Présidence Obama déjà marquées par un refus total des républicains de collaborer et par une guérilla de l’ultra-droite contre le premier Président afro-américain et ses soutiens libéraux) ou par le souci de prioriser l’unité nationale en temps de crise aux guéguerres politiques.
Mais le parti républicain ne s’est manifestement pas du tout engagé dans cette voie, puisque près d’un mois après le scrutin, l’appareil du parti tout comme la majorité des grands élus républicains n’ont toujours pas reconnu la victoire de Joe Biden et ne font toujours rien pour essayer de faire entendre raison à un Donald Trump, qui persiste à déclarer depuis l’annonce des résultats que l’élection a fait l’objet de fraudes massives et qu’on lui a volé la victoire7Il n’y a à qu’avoir voir son compte Twitter ou l’interview – la première depuis le 3 novembre – accordée le 29 novembre à une des vedettes de Fox News, presque exclusivement consacrée à la question des « fraudes ».. Ce faisant, les républicains minent la légitimité du prochain Président et limitent leur propre marge de manœuvre pour s’engager dans une attitude constructive avec la prochaine administration.
Joe Bien a beau miser sur sa longue expérience du Congrès et sur les bonnes relations qu’il considère avoir avec des caciques du parti, le Sénat a bien changé depuis 2008 quand Biden l’a quitté pour devenir vice-Président, et même depuis les deux mandats de Barack Obama durant lesquels Biden avait souvent joué le rôle de courroie de transmission entre le Président et la majorité républicaine au Sénat.
Depuis 2016, le Sénat a connu l’arrivée d’une nouvelle génération d’élus résolument conservateurs et pro-Trump, devenus des figures importantes du parti et présentés comme des prétendants sérieux pour l’investiture républicaine en 2024 ; et l’ancienne génération du parti républicain leur emboîte souvent le pas, tant elle craint manifestement d’être débordée sur sa droite si elle se montre trop conciliante.
Côté démocrate, on ne s’est pas plus placé dans une optique de compromis et de réconciliation. Dans l’aile gauche du parti, on ne veut pas entendre parler de discussions avec les républicains « never Trumpers » qui ont soutenu Joe Biden et qui revendiquent leur part dans la victoire. Et on reproche déjà au futur Président de vouloir renouer contact et négocier avec le leader républicain au Sénat Mitch Mc Connell, comme au temps où Biden était vice-président.
Même si les résultats décevants des démocrates au Congrès ont limité la marge du Président (avec une majorité très courte à la Chambre des représentants et au mieux, si les démocrates remportent les deux sièges en jeu en Géorgie, un Sénat partagé avec 50 républicains et 50 démocrates8En cas d’égalité, c’est la voix de la vice-présidente Kamala Harris qui sera formellement présidente du Sénat qui tranchera, ce qui l’obligerait à être extrêmement présente lors des sessions.), la pression est déjà forte sur Biden pour ne pas s’engager dans des compromis et appliquer le programme ambitieux qui était le sien.
De même, il devra faire face à une intense pression pour engager des poursuites judiciaires contre Trump et son entourage, voire contre une partie de son administration, par exemple pour l’instrumentalisation des institutions à son profit personnel. Car si Joe Biden, qui n’est pas un rancunier veut plutôt tourner la page de la présidence Trump, c’est bien l’esprit de revanche qui prévaut pour beaucoup de démocrates, au risque de raviver les tensions, de crisper encore plus le camp conservateur, et de remettre une pièce dans la machine conspirationniste en accréditant le narratif selon lequel le « système » et le « deep state » sont engagés dans un combat à mort contre un Donald Trump qui veut briser leur pouvoir.
Le psychodrame de la vacance à la Cour Suprême avait rappelé fin septembre comment le moindre sujet entraîne des réactions épidermiques chez les démocrates comme chez les républicains. Ces affrontements sont peut-être sincères mais cette prédominance de la polémique sur le compromis est aussi largement calculée : pour récolter des fonds et pouvoir faire campagne, il vaut mieux avoir des positions tranchées qui peuvent s’exprimer en moins de 280 caractères et qui auront une chance de devenir « virales » sur les réseaux sociaux.
La maxime qui semble le mieux illustrer actuellement la vie politique américaine est la suivante : « conflict brings attention and attention brings influence » (qu’on pourrait traduire par « le conflit attire l’intérêt, et l’intérêt apporte de l’influence ») – et on pourrait rajouter « attention brings money » puisque tout le monde commence déjà à récolter des fonds pour les élections de mi-mandat de 2022 (voire même pour les présidentielles de 2024).
Pendant ce temps, la plupart des grands médias déplorent l’ambiance politique des années Trump et l’absence de vrais débats politiques, et tentent enfin de remettre sur le devant de la scène, à l’occasion des rumeurs concernant les premières mesures que prendra Joe Biden (ou concernant les possibles nominations au sein de son « gouvernement » et de son administration), les enjeux de fond sur la régulation économique ou la dette étudiante.
Mais dans le même temps, les projecteurs de ces mêmes médias restent tournés sur les figures les plus clivantes du Congrès. On pense évidemment côté démocrate à Bernie Sanders, toujours très présent sur les plateaux, mais aussi à la charismatique Alexandria Ocasio-Cortez, dite AOC.
On voit déjà que les médias sont ravis à l’idée de scénariser l’affrontement entre le « squad » (surnom péjoratif donnée par les républicains au groupe quelques élues issues des minorités, jeunes, charismatiques et résolument progressistes, entrées à la Chambre des représentants en 2018, et réélues facilement en 2018, dont AOC est la figure de proue, avec juste derrière l’élue du Minnesota Ilhan Omar, bête noir des conservateurs9Ils accusent tout simplement cette immigrée somalienne ayant acquis la nationalité américaine de s’être mariée avec son frère.) et la « freedom squad » que pourraient constituer des élues républicaines ultra-conservatrices fraîchement élues et qui sont déjà les chouchous des médias.
Il faut dire qu’elles font tout pour se faire remarquer, en brandissant à la fois leurs armes à feu et leur volonté de « protéger les Etats-Unis du socialisme » : il y a la fameuse complotiste Marjorie Taylor Greene et ses spots de campagne et tweets plein de nuances, déjà partie en croisade contre les « libéraux » de Washington DC, Lauren Boebert nouvelle élue du Colorado qui porte le revolver à la ceinture10Et dont la notoriété a déjà franchi les frontières des Etats-Unis., ou Nicole Malliotakis, qui a ravi un siège démocrate dans un quartier de New York City et qui n’a pas grand-chose à leur envier en matière de rhétorique anti-démocrate.
Cette dynamique médiatique, qui met aussi largement en avant quelques nouveaux élus démocrates se revendiquant explicitement du mouvement « Black Lives Matter », paraît bien difficile à enrayer.
Au-delà du fait qu’il risque bien de ne pas avoir un soutien politique suffisant pour mettre en pratique sa volonté de compromis, Joe Biden va devoir résoudre des questions très difficiles.
En premier lieu, quels sont les sujets prioritaires à traiter pour non seulement sortir le pays de la crise mais aussi pour l’apaiser ? Personne n’a encore trouvé une réponse claire. D’une part, les sondages sont en grande difficulté pour refléter l’opinion publique. D’autre part, même si on se repose sur les sondages, ceux réalisés a posteriori (les « exit polls » ou sondages de sortie des urnes) montrent un écart frappant entre l’électorat Trump et l’électorat Biden dès lors qu’il s’agit d’énumérer les principaux sujets de préoccupation au moment du vote.
Joe Biden a par ailleurs insisté tout au long de sa campagne sur la nécessité de « restaurer l’âme des Etats-Unis ». Mais saura-t-il définir de façon satisfaisante pour une majorité de ces concitoyens ce qu’est « l’âme de l’Amérique » ? Car on se demande bien ce qu’ont encore en commun aujourd’hui l’ensemble des américains, à part le fait de se sentir américains. Eux-mêmes en sont parfaitement conscients et les supporters de Trump comme les supporters de Biden considèrent, si on se fie à un des résultats les plus frappants des sondages pré-électoraux du Pew Research Center, qu’ils n’ont en réalité pas le même socle de valeurs.
Joe Biden s’est d’ailleurs bien gardé de préciser ce qu’il mettait derrière l’expression « l’âme de l’Amérique ». Biden n’est pas naïf, pas plus qu’il ne sous-estime les divisions du pays. Mais il croit sans doute indispensable de ne pas prendre acte de ces divisions publiquement et préfère évoquer l’idée d’un grand destin national commun.
En revanche, les premières nominations annoncées pour constituer son équipe traduisent un choix clair du futur Président : celui de l’expertise et de l’expérience, souvent au détriment du « buzz » et du glamour. Bref, des choix non polémiques et donc qualifiés par la presse d’« ennuyeux ». Ce qualificatif n’a en réalité pas de connotation péjorative dans les médias, bien au contraire : les commentateurs insistent sur la volonté de Joe Biden d’être pragmatique, concret et tout simplement d’agir et d’obtenir des résultats concrets pour les citoyens. Plus que des grandes envolées lyriques, c’est peut-être la meilleure voie pour, dans un premier temps, apaiser le pays, et peut-être, plus tard, envisager de le réconcilier.