Que retenir des élections américaines ? La campagne « de terrain » fait encore la différence

Les scores réalisés par Donald Trump dans les zones rurales ou les petits villes américaines des états des Grands Lacs ou dans la communauté « latino » en Floride ou au Texas sont venus rappeler l’importance du « travail de terrain » et des opérations visant à convaincre individuellement un maximum d’électeurs non seulement d’aller voter mais aussi de choisir le bon candidat.

La campagne de Joe Biden était désavantagée en la matière. En premier lieu parce que même si Joe Biden a gagné la primaire démocrate assez tôt pour avoir le temps de s’organiser, il avait quand même trois ans de retard sur son adversaire.

En effet, l’équipe de campagne de Trump, qui travaillait à la campagne pour la réélection depuis son investiture en janvier 2016 ou presque, a mené un travail de terrain minutieux. Elle ne s’est pas contentée de cultiver l’électorat blanc peu diplômé ou rural qui avait donné la victoire à Trump en 2016 mais elle a également ciblé des catégories particulières, dont les jeunes actifs « latinos » ou les communautés d’exilés en provenance de régime autoritaire « socialistes » (Cuba, Venezuela, Nicaragua, etc.).

Ensuite, Biden, soucieux de respecter les préconisations dans autorités de santé publique, a refusé d’organiser des grands meetings et de faire (sauf en toute fin de campagne) du porte-à-porte, pendant que les républicains eux ne se privaient pas d’utiliser ces moyens très classiques.

Le candidat Trump a ainsi organisé de nombreux meetings tout au long de l’année 2020 (il ne s’est interrompu que quelques semaines au printemps au plus dur de la pandémie, et seulement quelques jours après avoir contracté le virus), sans hésiter à se rendre dans des états très touchés), ce qui lui a permis de galvaniser ses troupes, d’inscrire de nouveaux électeurs sur les listes électorales1Dans la plupart des états, pour faciliter l’exercice du droit de vote, l’inscription sur les listes électorales peut passer par des intermédiaires qui accompagnent les citoyens américains dans le remplissage du dossier, portent ensuite ces dossiers aux autorités compétences, etc. mais aussi de se constituer des « listings » de militants utilisés ensuite comme relais pour la diffusion des messages de la campagne digitale, pour la mobilisation de leurs proches, etc.

On attribue souvent aux républicains une meilleure capacité à mener une campagne de terrain et à mobiliser leurs électeurs. Même si cette année semble le confirmer, les démocrates ne vivent pas le sujet comme une fatalité.

Evidemment, malgré les dénégations récurrentes, ils sont conscients de n’avoir pas été très bon s’agissant de l’électorat « latino » et d’avoir sous-estimé l’impact potentiel de la campagne de terrain du camp Trump. En réalité, l’équipe Biden a considéré un peu rapidement que le vote « latino » était acquis au démocrate. Alors que Biden a courtisé les électeurs afro-américains depuis la primaire démocrate, en s’appuyant sur la relation qu’il a construite avec cette communauté tout au long de sa carrière, il s’est rarement directement adressé aux latinos, même si des organisations comme Nuestro PAC, tentaient de le faire à sa place, en s’appuyant sur l’aura supposé de Bernie Sanders auprès de jeunes latinos ou en adaptant à la sauce « latino » le discours de Biden.

Certes, ils ont réagi aux signaux d’alerte en provenance de Floride au début de l’automne, mais le mal était déjà fait malgré les campagnes menées par des organisations comme Nuestro PAC tentant d’adapter le discours de Biden à la communauté latino, et les campagnes massives des spots télévisuels ou digitaux (pas toujours très réussis) ciblés sur l’électorat « latino » en fin de campagne2La variété des spots lancés dans la dernière ligne droite, entre recours à la voix de Barack Obama, volonté de cibler les jeunes, montre l’intensité de l’effort mais aussi sans doute les difficultés pour trouver le bon ton et les bons arguments., les meetings en mode « drive in » du candidat, de sa colistière Kamala Harris ou de Barack Obama ou les opérations de terrain menées dans le sprint final n’ont pas permis d’inverser la tendance.

Mais ils ont aussi le sentiment d’avoir sur d’autres sujets réussi à créer un contact direct avec les électeurs et à mener, à leur façon une campagne de terrain, via des drive-in ou des petits événements locaux ou en ligne. Ainsi, la campagne très active menée par Joe Biden lui-même en Pennsylvanie n’est sans doute pas pour rien dans la victoire remportée dans cet état, et notamment dans les bons score réalisées à dans la région dont Biden est originaire. A sa grande satisfaction, il a nettement amélioré le score d’Hillary Clinton dans la région de Scranton, ville dans laquelle il est né et où il s’est déplacé très régulièrement3Il faut dire que cette zone est très proche de la résidence de Biden dans le Delaware, qui lui a servi de QG de campagne tout au long de la pandémie..

Les démocrates ont aussi prouvaient leur capacité à s’organiser sur le terrain et mobiliser les électeurs à leur profit dans l’Arizona, état où Biden est arrivé en tête ce qui n’était arrivé pour un candidat démocrate à la présidentielle qu’une seule fois depuis 1948 (en 1996, quand Bill Clinton avait bénéficié de la présence du candidat indépendant Ross Perot pour arriver devant le républicain Bob Dole).

Même si la qualité du candidat au Sénat et le soutien de la veuve de John McCain ont aussi été décisifs pour Joe Biden, il doit aussi sa victoire à l’action menée sur le terrain depuis une dizaine d’années par les organisations progressistes locales.

C’est l’adoption en 2010 par les assemblées législatives à majorité républicaine de l’Arizona, ratifiée ensuite par la gouverneure républicaine, d’une des législations locales anti-immigration les plus dures des Etats-Unis (la principale idée de rechercher activement les immigrés illégaux en multipliant notamment les contrôles au faciès) qui a servi de détonateur à la volonté de mobiliser davantage d’électeurs, notamment « latinos », pour redonner au parti démocrate le contrôle des leviers de pouvoir et revenir sur ce type de disposition.

La plus active et la plus réputée d’entre elles est LUCHA (soit lutte en espagnol, le nom étant l’acronyme de « Living United for CHange in Arizona ») qui a œuvré pour montrer aux citoyens de l’Arizona que leur vote pouvait avoir un impact concret. LUCHA a ainsi été à l’origine en 2016 d’un referendum d’initiative citoyenne lancé4L’Arizona a été parmi les premiers états à inscrire cette possibilité d’action dans sa constitution, au moment de l’accès au statut d’état en 1912., grâce auquel pour augmenter le salaire minimum et instaurer des congés maladie).

Le terrain était alors préparé pour le mouvement MiAZ, constitué par LUCHA et d’autres organisations progressistes pour mener une campagne active pour inscrire sur les listes électorales 1 million d’électeurs pour battre Donald Trump en 2020. L’objectif n’a pas été atteint mais ils auraient néanmoins réussi à inscrire 500 000 nouveaux électeurs (alors que 3,4 millions d’électeurs ont voté à la présidentielle en Arizona).

Mais c’est surtout la Géorgie qui est devenu depuis le 3 novembre emblématique pour le camp démocrate. .Le travail de longue haleine mené depuis une dizaine d’année en Géorgie sous l’égide de la charismatique Stacey Abrams (régulièrement évoquée dans ces chroniques) va manifestement servir de référence dans les années à venir pour les candidats démocrates.

En effet, Stacey Abrams, qui dirige l’organisation Fair Fight qui lutte contre les entraves à l’exercice du droit de vote, a su créer un réseau de militants capables d’amener 800 000 nouveaux électeurs à s’inscrire sur les listes électorales entre 2018 et 2020 (alors que 5 millions d’électeurs ont voté en 2020 et que Biden l’a emporté d’un peu plus de 10 000 voix seulement)5On en profite pour recommander un petit aparté musical..

Si elle avait échoué de peu à être élue gouverneure de Géorgie en 2018 (elle aurait été la première afro-américaine à devenir gouverneure d’un état américain), en raison notamment d’une vaste opération de radiation d’électeurs des listes électorales dans des districts afro-américains, son travail de fond a porté ses fruits en 2020, lorsqu’elle a su activer les réseaux patiemment construits et utilisé intelligemment les fonds très importants récoltés par Fair Fight pour faire campagne (plus de 30 millions de dollars), pour pousser les électeurs inscrits à aller voter (pour Joe Biden évidemment).

Comme le dit Stacey Abrams, « les chiffres étaient là », c’est-à-dire que l’évolution démographique de la Géorgie (diminution régulière de la part des blancs non « latinos » dans la population, croissance démographique importante des banlieues résidentielles avec une population jeune, diplômé et ethniquement diverse) était a priori favorable aux démocrates.

Encore fallait-il savoir utiliser ce potentiel, ce que le parti démocrate n’a pas été capable de faire par exemple en Caroline du Nord, où les mêmes caractéristiques démographiques étaient pourtant théoriquement encore plus favorables aux démocrates et où Donald Trump a gagné (après une élection certes serrée) – sans même parler de la Floride et du Texas.

Les démocrates en ont manifestement retenu une leçon importante pour la suite, eux qui misent sur l’évolution démographique pour conquérir à court terme la « Sun Belt » qui était la chasse gardée des républicains depuis plusieurs dizaines d’années : la démographie n’est pas une stratégie électorale.

Autre leçon à retenir : l’argent ne suffit pas non plus, et ne peut pas remplacer la campagne de terrain.

Parce que la reconquête de la majorité au Sénat semblait à portée de main, les candidats démocrates ont bénéficié de moyens records et supérieurs à leurs adversaires républicains6Ce qui est inhabituel, les républicains ayant une capacité de levée de fonds supérieur parce que leur électorat est en moyenne plus à l’aise économiquement que l’électorat démocrate ou parce qu’ils ont souvent l’appui du patronat américain.. Malgré cela, ils ont échoué très nettement dans presque tous les états qui semblaient pourtant offrir des possibilités de victoire.

Les observateurs ont ainsi estimé que l’afflux d’argent venant de l’« extérieur » avait pu parfois bercer d’illusions les candidats, un peu trop enclins à considérer que l’achat de spots télévisés ou d’espaces publicitaires suffirait et négligeant dès lors le travail de terrain et de conviction individuelle indispensable pour susciter un taux de participation de son électorat supérieur à celui de son adversaire.

Joe Biden en avait pourtant déjà fait la preuve pendant la primaire démocrate , quand, bien moins doté que d’autres candidats (Bernie Sanders, ou surtout Michael Bloomberg, qui avait en deux mois de campagne dépensé 500 millions de dollars, soit plus que tous les autres prétendants en plus de six mois de campagne), il avait malgré tout remporté l’essentiel des états en jeu lors du « Super Tuesday ». Il n’avait d’ailleurs pas toujours mené lui-même campagne dans tous ces états, mais s’était appuyé sur des relais locaux dans la communauté afro-américaine (élus emblématiques, autorités religieuses, etc.) pour obtenir dans les états du Sud les nettes victoires qui le mettaient sur la bonne voie pour obtenir l’investiture démocrate.

De leur côté, les républicains ont su retourner le handicap financier à leur avantage en faisant des moyens faramineux dont disposaient leurs adversaires démocrate un argument de campagne. Ils ont en effet insisté sur le fait que les budgets des candidats démocrates provenaient essentiellement de collecte de fonds organisées au niveau national (non sans une certaine hypocrisie puisque c’est aussi le cas des budgets de campagne des candidats républicains) et que l’objectif de ces financements n’étaient pas d’assurer une bonne représentation des électeurs de l’état concerné par une bonne candidate ou un bon candidat, mais bien de gagner une voix pour obtenir la majorité et mettre en œuvre le programme « libéral » des élites démocrates déconnectées de la réalité.

C’est ainsi que la rusée Susan Collins, sénatrice républicaine en quête d’un cinquième mandat consécutif, qui était très menacée dans le Maine, et ses soutiens ont largement mis en avant le fait que son adversaire Sara Gideon était financée par les riches démocrates de Californie et que si elle était élue, elle ne représenterait pas les intérêts du Maine mais ceux de la Californie. Et Susan Collins a été réélue dans un état pourtant remporté par Joe Biden avec 8 points d’avance sur Donald Trump.

Les républicains se sont après les résultats ouvertement moqués de l’inefficacité des dépenses réalisées par les démocrates. Mais ils ne s’en sont pas moins immédiatement mis au travail pour collecter partout aux Etats-Unis des fonds pour leurs candidats en lice lors des deuxièmes tours (les « run off ») qui décideront le 5 janvier du sort des deux sièges de sénateurs de Géorgie, et qui détermineront quel parti disposera de la majorité au Sénat pour les deux ans qui viennent.

Les premiers chiffres de collecte de fonds pour ces « run off » laissent penser que cette élection sénatoriale va encore battre des records, puisque les démocrates ne sont pas en reste et comptent bien eux aussi donner des moyens importants à leurs deux candidats.

Conscients qu’ils ont déjà beaucoup demandé à leurs contributeurs pour un résultat très décevant, les organisations démocrates appellent à un dernier effort. Et ils expliquent que l’argent investi en Caroline du Nord, dans l’Iowa en Caroline du Sud n’a pas été gaspillé et a permis de faire connaître les démocrates, de construire un réseau militant, bref, de planter les graines qui fructifieront un jour ou l’autre, peut-être dès 2022, pour conquérir des sièges au Sénat (ou obtenir la victoire et les grands électeurs à la prochaine présidentielle).

Ils n’ont pas tort car la campagne de « terrain » suppose des moyens importants. On est sans doute assez loin du porte-à-porte artisanal ou des serrages de main sur les marchés du week-end : il s’agit réellement de sillonner des quartiers entiers, à plusieurs reprises, de contacter plusieurs fois des électeurs potentiels pour les convaincre de s’inscrire sur les listes électorales ou d’aller voter (pour le bon candidat…).

Il s’agit aussi de financer des plate-formes d’appels téléphoniques, des salariés chargés de faire du porte-à-porte, des instituts de sondage menant des enquêtes d’opinion ou réunissant des panels d’électeurs pour identifier leurs préoccupations et les messages pertinents à faire passer, des data scientists chargés d’analyser les données démographiques et les résultats des derniers scrutins par bureau de vote pour cibler au mieux les quartiers ou zones géographiques où faire porter le maximum d’efforts, etc.

Enfin, ces énormes moyens permettent de financer une partie de la campagne digitale (diffusion de messages via Facebook, par exemple) étroitement liée à la campagne de « terrain » (et pas seulement en 2020 parce que la pandémie a amplifié la communication numérique ou à distance en substitution du contact physique) : le porte-à-porte ou les meetings permettent aux candidats d’établir des listings de militants ou d’électeurs potentiels qu’ils vont ensuite abreuver de messages de campagne (et de désinformation), espérant convaincre leurs cibles, ou, mieux encore, faire de celles-ci des relais de communication pour convaincre leur entourage, leur contacts sur les réseaux sociaux, etc.

Les spécialistes en stratégie électorale estiment d’ailleurs que, si les élus républicains continuent à soutenir Donald Trump dans sa tentative désespérée (et désespérante) de refuser sa défaite et de changer le résultat de l’élection présidentielle, c’est parce qu’ils veulent absolument récupérer le précieux fichier des supporters constitué par l’équipe de Donald Trump pendant 4 ans de campagne de terrain.

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