Après l’élection du 3 novembre, les délais de dépouillement conduisant à n’annoncer le vainqueur que le 7 novembre, puis le refus persistant du Président Donald Trump de reconnaître sa défaite continuent d’occuper le devant de l’actualité. Même si ces péripéties étaient largement anticipées, elles ont largement relégué au second plan les premières analyses détaillées des résultats.
Il y a pourtant à en tirer des enseignements intéressants, qui pèseront sur le contexte dans lequel Joe Biden prendra mi-janvier ses fonctions. Ils feront l’objet d’une petite série de chroniques, qui commence, à tout seigneur tout honneur, par la performance du Président sortant Donald Trump.
Donald Trump a été nettement battu puisqu’il a largement perdu le vote populaire : 51% pour Joe Biden contre 47,2% pour Donald Trump, soit un écart de plus de 6 millions de votes, à ce stade1Les résultats définitifs de la Californie et de l’état de New York pourraient encore accentuer l’écart.. Le président sortant a aussi été assez clairement battu dans le collège électoral : Joe Biden a obtenu autant de grands électeurs que Trump en 2016 (306, alors que 270 suffisent pour être élu) mais a gagné plus nettement les états les plus disputés.
Pour autant, le total des voix obtenues par Donald Trump est l’élément le plus frappant à la lecture des résultats. Le Président sortant a réussi le pari auquel très peu d’observateurs croyaient, en obtenant près de 11 millions de votes de plus qu’en 2016 (soit une augmentation de 17%).
La carte du New York Times représentant les comtés dans lesquels Donald Trump a obtenu plus de voix qu’en 2016 montre bien que le Président a su gagner des électeurs dans différents segments démographiques et dans différentes zones.
On y voit des gains de voix dans les zones rurales ou peu denses qui constituent le cœur de l’électorat « Trumpiste », mais aussi au Texas dans les zones frontalières, en Floride et même en Californie.
On constate aussi des gains dans certaines grandes villes, y compris dans les états des Grands Lacs qui ont scellé la victoire de Joe Biden comme à Chicago, à Philadelphie ou à Détroit. Même si Trump crie à la fraude à Détroit, il y a en réalité recueilli plus de voix qu’en 2016 tandis que Biden égalait à peu de choses près le nombre de suffrages obtenus par Hillary Clinton.
Sous un autre angle, les analyses du Financial Times présentant les augmentations de voix par catégorie de zone d’habitation illustrent le fait que Donald Trump a été capable de rallier de nouveaux électeurs dans toutes les catégories ; elles montrent aussi pourquoi, malgré la mobilisation forte à son profit, le Président a été battu, son adversaire ayant fait encore mieux que lui, notamment dans les grandes métropoles et les banlieues résidentielles.
Les pistes d’explications sont multiples et le résultat de Donald Trump est probablement le fruit d’une combinaison de différents éléments.
Ce qui est certain, c’est que pour de très nombreux américains, Donald Trump n’est pas le pire Président de l’histoire des Etats-Unis, par son bilan comme son comportement, ni un danger pour la démocratie américaine, pour résumer à grands traits la façon dont l’ont dépeints son adversaire et les médias « sérieux » depuis des mois.
Première explication possible : la colère de certains américains, se sentant abandonnés par des élites de Washington déconnectées de la réalité et indifférentes à leurs difficultés quotidiennes, qui avait porté Trump au pouvoir en 2016, n’est sans doute pas retombée. Trump n’a rien résolu (il s’est au contraire, comme on pouvait s’y attendre venant d’un businessman affairiste, complu dans le marigot des lobbyistes et des manœuvres politiciennes de Washington qu’il dénonçait vigoureusement) mais il a su habilement mettre cela sur le compte de la résistance opposée à sa volonté de transformation par le « système », des médias, du « deep state ».
De fait, ses discours outranciers et transgressifs et son comportement totalement décalé des normes de la fonction présidentielle continuent à trouver un écho favorable. Cette image de « guerrier » (voire d’ « homme fort ») ou d’ « éléphant dans un magasin de porcelaine » reste sans doute porteuse pour un électorat avide de renverser la table.
Cela concerne en particulier ce qu’on appelle les « fly over states », c’est-à-dire les états situés au milieu du continent nord-américain, que les « élites » des deux côtes ne font que survoler, au sens propre du terme, sans jamais prendre le temps de s’intéresser à la population locale. Trump y a plutôt consolidé sa position, comme en témoigne le fait que le scrutin n’a pas du tout été serré dans l’Iowa ou l’Ohio (Trump y a conservé à peu de choses près l’écart enregistré en 2016), contrairement à ce qu’anticipaient les sondages.
On pourrait sans doute en dire autant du côté « macho », égocentrique et individualiste du Président et de sa focalisation sur la réussite économique qui résonne avec une certaine version du « rêve américain » à laquelle est manifestement sensible une partie de la population.
C’est une des explications plausibles pour les résultats enregistrés par Donald Trump chez les jeunes actifs « afro-américains » et surtout « latinos », comme en témoigne par exemple les voix obtenues par le Président dans les bureaux de vote des quartiers à très forte majorité latinos des grandes villes des Grands Lacs, en Floride et au Texas, et même en Californie notamment dans les zones agricoles.
De façon générale, Donald Trump a, en valeur relative, davantage progressé que son adversaire dans les comtés où la population non-blanches est majoritaire.
Dans ces segments électoraux, le Président a donc fait mieux que ses prédécesseurs républicains et lui-même progressé par rapport à 2016, ce qu’il annonçait puis des semaines, même si les observateurs avaient bien du mal à y croire.
Cette progression doit évidemment être relativisée puisque Biden a largement gagné dans ces électorats en obtenant environ 2/3 à ¾ des votes latinos et 90% des votes afro-américains. Compte tenu du poids relativement faible des minorités dans l’électorat, ces évolutions sont de second ordre par rapport aux performances des candidats dans l’électorat blanc. Mais outre le fait qu’elles ont joué un rôle dans certains états où les minorités ethniques sont très présentes, ces évolutions traduisent aussi la capacité de Donald Trump à séduire certaines franges de l’électorat traditionnellement démocrate et qu’on aurait intuitivement vu se détourner de lui, et c’est pour cela qu’elles ont attiré l’attention.
En réalité, si le caractère iconoclaste du Président sortant est la motivation même du vote pour une partie des américains qui votent pour lui, il apparaît aussi qu’une autre partie de ses électeurs, même s’ils réprouvent les excès du Président et les conséquences dramatiques de son comportement (on pense évidemment à la gestion catastrophique de la pandémie de coronavirus et à ses conséquences économiques ou aux prises de position sur les questions raciales), sont prêts à passer outre.
Il y a bien sûr ceux pour lesquels la fin justifie les moyens et qui sont satisfaits du bilan politique du Président. On pense en premier lieu aux chrétiens fondamentalistes, qui selon les sondages de « sortie des urnes » auraient très massivement voté Donald Trump (on le voit aussi dans un état comme l’Utah, où les mormons représentent environ 60% de la population et où Donald Trump a amélioré de 3 points de pourcentage l’écart avec son adversaire démocrate entre 2016 et 2020). Ces électeurs ont apparemment été satisfaits du discours résolument conservateur du Président, de la défense de la liberté religieuse (au moins dans les paroles) et des nominations de juges conservateurs dans tout l’appareil judiciaire et notamment à la Cour Suprême2L’auteur avoue s’être trompé sur ce point, lui qui pensait que pour les électeurs chrétiens ne verraient pas l’intérêt de voter à nouveau pour un personnage comme Donald Trump, celui-ci ayant largement répondu à leurs attentes lors de son premier mandat en nommant 3 juges conservateurs à la Cour Suprême pour donner à celle-ci une nette majorité conservatrice pour les années à venir..
Cela vaut aussi pour les catégories économiques ayant bénéficié des baisses d’impôts, du soutien au secteur des industries fossiles ou de la dérégulation, et plus généralement de la volonté du gouvernement d’intervenir le moins possible dans l’économie, etc.
De même, le Président comptait sur le fait qu’une majorité d’américains estiment être dans une meilleure situation personnelle qu’en 2016, même s’ils sont inquiets sur la situation du pays ou s’ils portent un jugement sévère sur son comportement.
On pourrait classer dans la même catégorie les électeurs républicains ou indépendants inquiets du programme (économique ou social) des démocrates et qui auraient fini par voter pour le candidat de leur parti malgré un certain dégoût pour le personnage. Le camp Trump misait d’ailleurs largement sur un « retour à la maison » des électeurs pour démentir les sondages qui montraient une érosion de ses positions chez une partie de l’électorat républicain.
L’argument économique est d’ailleurs celui qui reste le plus mis en avant par les commentateurs pour expliquer le fait que Donald Trump ait à nouveau nettement remporté la catégorie des électeurs peu diplômés. L’idée est beaucoup de ces électeurs ne peuvent pas « se payer le luxe » de voter pour des principes, c’est-à-dire de rejeter Trump parce qu’il serait raciste, sexiste, parce qu’il menacerait les institutions américaines ou profiterait de sa fonction pour s’enrichir, etc.
Pour cet électorat, Donald Trump reste le Président qui a amené en 3 ans (i.e. jusqu’à l’irruption de la pandémie) les Etats-Unis dans une excellente situation économique3Ceci étant discutable et discuté, de nombreux économistes estimant qu’il a d’abord bénéficié de l’élan impulsé par l’administration Obama et qu’il aurait même pu en tirer un meilleur parti., qui serait donc capable de redresser à nouveau l’économie, et ce d’autant plus qu’il affirmait, beaucoup plus que son adversaire, que la priorité devait être de relancer l’économie et de maintenir coûte que coûte l’activité économique.
Très fragilisés du point de vue économique, inquiets pour leur avenir à très court terme, de nombreux électeurs auraient alors voté pour le candidat Trump, qu’ils jugeaient le mieux à même de gérer la crise économique.
Les observateurs considèrent d’ailleurs que c’est peut-être une des explications des progrès du Président sortant dans l’électorat afro-américain et « latino ». L’analyse de l’électorat uniquement sous le prisme racial est largement insuffisante, notamment pour l’électorat « latino » : une large partie des « latinos » appartient aux « classes populaires » et ouvrières et cela détermine au moins autant leur vote que leur appartenance à une communauté ethnique. Les chercheurs essaieront sans doute de savoir dans les travaux d’analyse a posteriori des élections dans quelle mesure l’absence relative des questions de politique migratoire dans l’élection a pu jouer dans le positionnement des électeurs « latinos », ou, en sens inverse, si les réactions très négatives de Trump au mouvement « Black Lives Matter » ne l’ont pas empêché de faire encore mieux au sein de l’électorat afro-américain.
Bon nombre d’électeurs ont sans doute aussi mis au crédit du Président le soutien sans précédent apporté au printemps à l’économie et aux ménages américains, avec un soutien aux entreprises, mais aussi un chèque (« signé » par le Président…) de 1200 dollars versé aux ménages américains (sous conditions de ressources), un complément fédéral aux indemnisations chômage, etc. De fait, Trump avait largement tordu le bras à la majorité républicaine du Sénat pour faire passer des paquets de mesures de soutien de l’économie massifs, allant à l’encontre de l’idéologie traditionnellement anti-déficit et anti-filets de sécurité du parti républicain.
La campagne Biden n’aurait ainsi pas réussi à faire passer le message selon lequel, d’une part, la crise économique a en partie été accentuée par la mauvaise gestion du Président qui n’a pas suffisamment pris au sérieux la menace et, d’autre part, l’économie ne pourra jamais véritablement rebondir tant que la pandémie ne sera pas maîtrisée.
On peut d’ailleurs se demander si le Président sortant n’aurait pas été encore plus compétitif si à l’automne le Président avait de nouveau forcé la main de son parti au lieu d’affirmer que les démocrates bloquaient l’adoption de nouvelles mesures de soutien de l’économique alors que ce sont bien les sénateurs républicains menaient un travail d’obstruction évident et qui lui-même soufflait le chaud et le froid.
Il ressort de tous ces éléments que la percée effectuée par Donald Trump en 2016 dans l’électorat « populaire » et peu diplômé, que ce soit par sa capacité à attiser la colère et les frustrations ou par l’attrait de sa politique économique, n’était pas un feu de paille.
Cet électorat était solidement ancré dans le camp démocrate depuis Franklin Delano Roosevelt et les années 30 : le New Deal et les mesures de relance de l’économie et de soutien au ménage, la création de filets de sécurité (indemnisation chômage, pensions de retraites, premiers éléments de la « social security » à l’américaine) avaient permis de rallier les ouvriers et petites classes moyennes.
L’objectif des démocrates était de récupérer les fameux électeurs dits « Obama – Trump » – i.e. ceux qui avaient voté Obama en 2012 et Trump en 2016 et qui auraient représenté environ 10% de l’électorat de Trump en 2016, lui donnant la victoire. En réalité, si l’élection de 2016 avait montré un bouleversement net de la carte électorale comme des préférences électorales de certains segments démographiques en faveur de Donald Trump, la carte de 2020 montre en comparaison une certaine stabilité.
Donald Trump a plutôt réussi à consolider les gains qu’ils avaient fait en 2016, et même sans doute à élargir sa base électorale un peu au-delà des électeurs blancs peu diplômés en grappillant des électeurs au sein des minorités ethniques. D’où les questions que beaucoup se posent déjà: le vote républicain en 2016 et en 2020 de l’électorat peu diplômé et fragile économiquement peut-il survivre à Donald Trump ? Les évolutions de 2016, confirmées en 2020, sont-elles le signe d’un nouveau bouleversement de grande ampleur de la carte électorale américaine et des bases électorales des deux grands partis, comme dans les années 30 ou 704Après l’adoption, au milieu des années 60, par un Président démocrate des lois sur les droits civiques mettant fin à la ségrégation, les électeurs blancs du Sud s’étaient massivement détournés du parti démocrate. ?
De façon plus générale, la performance de Donald Trump bouleverse à nouveau les certitudes et pose des questions importantes, la plupart sans réponse claire, aux deux grands partis américains dans la perspective des prochaines échéances électorales5On pourrait déplorer que l’élection à peine terminée, et alors même qu’on ne sait pas encore de quel côté va basculer le Sénat, les partis comme les observateurs en soient déjà à s’interroger sur la meilleure façon d’aborder l’élection suivante. C’est le système électoral américain qui veut ça, avec des mandats présidentiels de quatre ans seulement, et surtout une Chambre des représentants entièrement renouvelée tous les deux ans, et un Sénat en partie renouvelé lui aussi tous les deux ans. – on y reviendra prochainement.
Donald Trump aurait-il pu gagner en menant une campagne plus « classique » et par exemple davantage focalisée sur la mise en avant de ses compétences (auto-proclamées) en économie ? Au contraire, est-ce sa personnalité « clivante », sa campagne basée sur le dénigrement, la désinformation et la peur, voire la reconfiguration sous son égide du corpus idéologique du parti républicain (rejet du libre-échange, propension à la dépense publique), qui ont fait sa (relative, puisqu’il a quand même perdu…) réussite ?
Dit autrement, quels sont les facteurs qui ont le plus empêché le Président d’être réélu : sa personnalité et son style de campagne ou les événements exceptionnels de l’année 2020 ?
Le sentiment général est en tout cas qu’on n’est pas passé très loin d’une réélection de Donald Trump malgré l’accumulation d’éléments qui semblaient totalement rédhibitoires.