Il y a quelques jours, la presse a révélé que plusieurs sénateurs (trois républicains et une démocrate) avaient massivement vendu leurs actions en bourse quelques jours avant les chutes brutales de l’indice Dow Jones à Wall Street. Le malaise est d’autant plus fort que certains d’entre eux ont manifestement eu accès à des rapports internes du gouvernement sur le développement du coronavirus et ses conséquences économiques, dans le cadre de leur participation à diverses commissions qui ont auditionné des représentants de la « task force » de l’administration Trump sur le coronavirus1Ainsi, après avoir assisté le 24 janvier à une réunion avec deux membres de la « task force » la sénatrice Kelly Loefller et son mari Jeffrey Sprecher (par ailleurs un des dirigeants du New York Stock Exchange !) commençaient le jour même à vendre des actions et continuait les jours suivants, pour un montant finalement compris en 1,2 et 3,1 millions de dollars… La sénatrice démocrate a expliqué que les actions en question étaient en réalité dans un « blind trust » dans lequel elle a investi et dont elle ne contrôle pas les actions quotidiennes. Un autre a expliqué qu’il était simplement un investisseur avisé qui suivait de près l’actualité, les prévisions économiques et les rapports de santé publique, etc.. On ne peut pas s’empêcher de repenser au slogan de Donald Trump en 2016 pour dénoncer la corruption des élites politiques, repris en chœur par ses partisans lors des réunions publiques : « drain the swamp » (ou « assécher le marigot »).
Non pas pour souligner encore une fois combien l’argent est toujours aussi omniprésent dans la politique américaine avec le poids des lobbies au Congrès et l’importance de l’argent dans les campagnes électorales, ni pour dénoncer l’inaction totale de Trump en la matière ou se moquer de cet engagement pris par un magnat de l’immobilier dont la fortune, en partie héritée, est probablement largement liée à des affaires qu’on qualifiera prudemment de « à la limite de la légalité ».
Mais plutôt pour insister sur le fait que ce scandale manifeste le décalage complet entre la société et la classe politique américaine (décalage qui n’est certes pas propre aux Etats-Unis…). Nul doute que ce scandale ne va pas arranger les choses. On s’interroge alors sur l’inconscience et le sentiment d’impunité qui peut conduire ces élus à se comporter de cette façon, alors même que la défaite d’Hillary Clinton dans une élection « imperdable » trouve en partie sa source dans la détestation qu’elle suscitait notamment en raison des « affaires » multiples dont elle et son mari étaient accusés 2Rappelons que l’affaire Lewinski ayant suscité la procédure d’impeachment du président Clinton trouve son origine dans une enquête sur un tout autre sujet : il s’agissait de voir si le suicide d’un collaborateur de Clinton était lié à une affaire immobilière louche des époux Clinton. Parmi les personnes interrogées dans cette affaire sur d’éventuels mensonges du président figurait une collègue de Monica Lewinski qui a orienté les enquêteurs sur la piste Lewinski. Sur ce sujet on ne peut que conseiller le podcast Slow Burn..
Alors que les Etats-Unis s’apprêtent à vivre une nouvelle crise économique de très grande ampleur, 12 ans après la crise de 2008, et à prendre des mesures économiques fortes, la rhétorique de l’opposition entre « Main street » (l’Américain ordinaire dont la vie tourne autour de la rue commerçante principale) et « Wall street » (les élites économiques et mondialisés) va sans aucun doute revenir au premier plan. Les critiques sur le plan de sauvetage des banques et grandes entreprises mis en place en 2008 sont déjà sur le devant de la scène et les débats idéologiques sur les priorités pour gérer la crise sont déjà instructifs (on y reviendra sans doute).
On est d’ailleurs curieux de voir comment le président Trump va gérer la situation. En effet, s’il est un représentant des élites économiques décomplexées dont les intérêts privés par exemple dans le secteur de l’hôtellerie sont affectés par la crise du coronavirus, il a une perception affûtée des préoccupations plus ou moins légitimes des Américains ordinaires et de ce qui peut les exaspérer.
Cela pourrait aussi être un sujet de la campagne présidentielle à venir. Les candidats démocrates reprenaient déjà largement la rhétorique, elle aussi issue de la crise de 2008, des « 1% vs 99% » pour justifier une taxation des riches ou la réduction des inégalités. Rappelons néanmoins un élément factuel anecdotique mais néanmoins significatif : parmi les 7 candidats à l’investiture démocrate encore en lice dans les débats du début d’année, un seul n’était pas millionnaire (il s’agit de Pete Buttigieg, qui ne se privait pas de le rappeler à chaque débat lorsque les autres candidats l’attaquaient à propos du soutien que lui apportaient de nombreux milliardaires).
N’oublions cependant pas que l’exaspération des Américains face à la classe politique et la force du « dégagisme » (qui là encore n’est pas propre aux Etats-Unis) ne sont pas uniquement liées au sentiment que l’élite politique est aussi une élite économique qui travaille d’abord pour elle-même. Elles trouvent aussi leurs racines dans l’inaction du Congrès et le sentiment d’une incapacité à changer réellement la vie des citoyens ordinaires. Sur ce point, la présidence Trump est un échec tant l’incapacité à trouver des accords « bipartisans » entre républicains et démocrates (les premiers contrôlant le Sénat pendant que les seconds tiennent la chambre des représentants) est particulièrement flagrante et paralyse l’activité législative3La fin du deuxième mandat d’Obama a aussi été marquée par un blocage institutionnel important..
Symptôme de cette impasse dans laquelle est le Congrès : la procédure d’ « impeachment ». Il ne s’agit pas de discuter la gravité des faits reprochés au Président, mais plutôt de souligner le temps consacré à une procédure vouée à l’échec dès le début, la teneur des débats qui n’était le plus souvent pas au niveau de l’enjeu et l’issue caricaturale (à une exception près au Sénat, les élus ont voté selon la ligne de leur parti). Le léger regain de popularité du président Trump à l’issue de l’ « impeachment » révèle d’ailleurs davantage la lassitude vis-à-vis du Congrès et des manœuvres politiciennes qu’une bénédiction pour les actes incriminés. Reste qu’en période de gestion de crise qui appelle des mesures rapides de tout ordre, la capacité à légiférer rapidement et à négocier des accords sera primordiale. Les premières discussions sur les mesures économiques montrent déjà qu’il n’est pas simple d’effacer 3 années de conflit ouvert.
Terminons enfin en signalant que dans l’esprit de Trump comme de ses partisans, « drain the swamp » voulait aussi dire s’attaquer à l’administration fédérale jugée incompétente, inefficace et tournée vers son propre intérêt davantage que vers la mise en œuvre des orientations politiques des présidents. Ce sera l’objet d’un prochain billet sur le combat de Trump contre le « deep state » qui prend un éclairage nouveau en période de gestion de crise.
Bravo JG. Je serai un lecteur de ton blog. Mention particulière à ce titre renvoyant à une atmosphère Ellroyenne 😁. Je ne saurai que recommander mes deux petits étudiants à te lire 👈🏼
Longue vie aux JGChronicles
Jib