Depuis que la victoire de Joe Biden a été « déclarée » par les grands médias américains samedi 7 novembre en fin de matinée, deux réalités coexistent aux Etats-Unis.
Celle dans laquelle les urnes ont rendu leur verdict pour désigner comme prochain Président Joe Biden, avec une nouvelle phase qui commence, pendant laquelle Joe Biden désormais « President-elect » (expression consacrée pour désigner le futur Président pendant la période entre l’élection et sa prestation de serment), change de statut (protection rapprochée, etc.), commence à constituer son équipe et à préparer les premières décisions de son mandat, etc.
Et la « réalité alternative » dans laquelle l’élection n’est pas encore terminée parce que tous les votes n’ont pas encore été comptés, parce que des fraudes ont été constatées, parce que des recours contentieux ont été déposés et vont changer le résultat et démontrer que Donald Trump a en réalité gagné.
Tous les médias « sérieux » se placent évidemment dans la première réalité, y compris la rédaction, c’est-à-dire les journalistes, de Fox News (ce qui a conduit à des scènes assez étonnantes où les animateurs pro-Trump expliquent que Trump a toutes les chances de gagner une fois les votes frauduleux écartés tandis que les bandeaux déroulant l’actualité sur le bas de l’écran évoquent les premières actions du « president-elect » Joe Biden), et même le New York Post 1Qui, faut-il le rappeler, avait « sorti » le soit-disant scoop très bancal sur les soupçons de corruption envers la famille Biden à quelques jours de l’élection., détenu comme le groupe Fox par l’ultra-conservateur australien Rupert Murdoch.
De même, plusieurs chefs d’état et non des moindres (le Canada voisin, la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni mais aussi Israël et la Turquie, dont les dirigeants étaient pourtant de proches alliés de Donald Trump) ont félicité Joe Biden pour sa victoire.
Mais cela ne doit pas occulter l’existence et l’impact problématique de la « réalité alternative » qu’essayent d’imposer Donald Trump et ses soutiens.
Il s’agit certes d’une péripétie de plus du cirque « Trump », lequel est un adepte des « faits alternatifs » (c’est la directrice de sa campagne de 2016, devenue sa conseillère à la Maison Blanche, qui avait popularisé l’expression « alternative facts » dès le lendemain de l’investiture du Président Trump en janvier 2017, après que le porte-parole de la Maison-Blanche avait expliqué, contre toute évidence, que le public présent lors de la cérémonie d’investiture avait surpassé tous les précédents).
Mais, même s’il est évident que les plus de 70 millions d’américains qui ont voté Trump ne pensent pas tous qu’il a en réalité gagné, il serait précipité et à ce stade erroné de considérer que seuls Donald Trump et son entourage proche vivent dans ce monde parallèle.
Car le camp Trump et la Trumposphère ne se contentent pas de crier que le Président sortant a gagné : ils s’emploient à rendre crédible cette thèse en dénonçant la précipitation des médias à déclarer Joe Biden vainqueur, en jetant le doute sur l’objectivité de ces médias et sur les résultats annoncés et, enfin, en dénonçant des fraudes multiples dans tous les états où le scrutin a été un peu serré et où les résultats ont mis du temps à être consolidés.
Une vaste entreprise de désinformation pour tenter de renverser le résultat de l’élection
Rejeter le verdict donné par les médias
Les tenants de la thèse de l’ « élection truquée » ne se e sont pas trompés dans le choix du premier argument mis en avant pour la défendre : ils expliquent, Donald Trump en tête, que ce n’est pas aux médias de « décider » du vainqueur de l’élection.
Rappelons rapidement la procédure : en amont de l’élection, dans chaque état, chaque candidat ou parti, selon les états, établit une liste de grands électeurs ; à l’issue des élections, chaque état certifie les résultats, désigne le candidat vainqueur (c’est-à-dire celui qui remporte les grands électeurs de cet état) et établit la liste des grands électeurs qui participeront au collège électoral. Ce n’est qu’après le vote du collège électoral, programmé mi-décembre, et le décompte des voix obtenus par chaque candidat dans ce cadre2Les grands électeurs ne se réunissent pas physiquement mais votent tous le même jour dans le siège du gouvernement de leur état et transmettent leur vote au Congrès. que le vainqueur de l’élection est officiellement déclaré.
Autrement dit, à ce stade, il n’y a effectivement pas aujourd’hui de vainqueur « officiel »3La situation n’est pas du tout comparable à la France, où le ministère de l’intérieur annonce des résultats officiels, en raison de la structure fédérale et de dévolution de la compétence électorale à chaque état.. L’annonce de la victoire d’un candidat par les médias indépendants n’est qu’une tradition, établie depuis la moitié du 19ième siècle, pour ne pas attendre la réunion du collège électoral.
C’est d’abord l’agence Associated Press qui, à partir de l’élection de 1848, a entrepris de rassembler à chaque élection les informations sur les résultats en provenance de chaque état. Elle a ensuite, avec l’évolution des moyens de communication, recueilli les données de dépouillement en temps réel, fait des projections sur les résultats définitifs pour attribuer chaque état à l’un ou l’autre des candidats, avant donc de désigner le vainqueur dès lors que ces projections donnent plus de 270 grands électeurs à un des candidats. Les grands médias (CNN, New York Times, Fox News, etc.) font de même et s’appuient d’ailleurs le plus souvent sur les projections et la position prise par Associated Press.
Il s’agit à la fois de donner rapidement une information à la population, mais aussi de permettre au vainqueur d’entrer dans la phase de transition et de préparer la prise de fonction au mieux pour arriver lancé et pouvoir agir rapidement (les mandats présidentiels n’étant que de 4 ans, avec des élections au Congrès à mi-mandat, il est important de ne pas perdre de temps).
Traditionnellement, l’annonce du vainqueur par les médias est suivie dans la foulée ou presque d’un discours de concession de la défaite par le candidat perdant, ce qui lance de fait le processus de transition avant même la victoire formelle du futur Président.
Mais Donald Trump n’a pas plus l’habitude ou l’intention de se plier aux traditions de la vie démocratique américaine qu’il ne s’est plié pendant son mandat au cadre institutionnel, ou toute sa vie, notamment quand il faisait des affaires, aux règles du jeu explicites ou tacites.
Dénoncer la partialité des médias
Donald Trump avait d’ailleurs préparé le terrain depuis longtemps : avant même d’être élu en 2016, il a commencé à se a battre avec les médias en les accusant d’être partiaux, de vouloir sa perte et même d’œuvrer pour l’écarter du pouvoir, parce que lui, Donald Trump, voulait remettre en cause leur pouvoir et leur mainmise sur la société américaine.
Les médias font en effet partie du « système » auquel Donald Trump s’oppose et du « marigot » qu’il avait promis d’assainir en 2016 (il a d’ailleurs repris en toute fin de campagne le slogan de 2016 « Drain the swamp »). Il a alors beau jeu d’expliquer que les médias font partie de la « machination » organisée pour le priver de la victoire et de traiter leur comme nul et non avenu leur « verdict ». Même si en 2016, il avait évidemment accepté le verdict des médias dans une élection pourtant serrée, de même que dans les jours précédents l’élection, lui-même demandait à ce que le résultat soit annoncé dès le soir de l’élection.
De fait, tout au long de son mandat, et encore plus dans la dernière ligne droite menant à l’élection, les médias se sont en effet, opposés à lui pour dénoncer ces entreprises de désinformation (sur les fraudes électorales, sur d’éventuelles « affaires » concernant Joe Biden), ce qui paraît effectivement relever de leur « mission » dans le cadre du bon fonctionnement d’une démocratie.
Au-delà de ces exercices de « fact checking »,les médias ont souvent plus globalement justifié leur positionnement vis-à-vis de Donald Trump par leur mission de « protection » des institutions, menacées par les méthodes de gouvernement du Président et pas seulement par sa propension à mentir.
Cela peut se traduire par des actes très forts (et potentiellement discutables), comme par exemple lorsque plusieurs chaînes de télévision, par exemple NBC au bout de quelques minutes, ont choisi d’interrompre la conférence de presse du Président le vendredi 6 novembre, alors qu’il enchaînait les mensonges sur les élections et les allégations de fraude.
Mais, dès lors que le Président était aussi candidat à sa réélection, la limite était très ténue entre défense des institutions menacées par le Président en s’opposant à lui frontalement et soutien à son adversaire. Cette limite a été parfois franchie. Et c’est ce sentiment, entretenu par Trump et ses proches, qui habite sans doute une partie de la population, convaincue d’une collusion entre médias et parti démocrate.
Car on aurait tort de prendre à la légère la défiance d’une grande partie des américains envers la presse, qui fait partie du « système ». Ce sentiment n’est pas nouveau mais il a été sans doute exacerbé par le mandat de Donald Trump, dans lequel les médias n’ont pas vraiment eu d’autre choix que de se diviser en deux camps.
A l’heure des réseaux sociaux, la parole des médias « sérieux » et des journalistes n’a aucunpoids pour de nombreux américains, ou en tout cas pas plus que celle de leurs groupes Facebook ou des quelques animateurs de « talk shows » d’ultra-droite qui roulent pour le Président4Comment expliquer, sinon, que plus de 72 millions d’électeurs aient voté Donald Trump, malgré l’opposition forte des médias ?.
Retourner la prudence des médias contre eux-mêmes
Les grands médias (y compris la rédaction de Fox News) ont multiplié les efforts de pédagogie pour expliquer les étapes du décompte et les raisons de l’inversion du résultat dans certains états dès lors qu’on se mettait à dépouiller les votes par correspondance (le fameux « red mirage » que les observateurs avaient anticipé).
Ils ont aussi été très prudents dans les heures et jours suivant l’élection, se gardant d’annoncer trop vite un résultat, pour ne pas faire eux-mêmes ce qu’ils avaient accusé le Président de vouloir faire, c’est-à-dire se déclarer vainqueur sans attendre que le décompte soit suffisamment avancé (et c’est d’ailleurs ce qu’il a fait le soir de l’élection, alors même que rien n’était acquis et que de nombreux éléments,confirmés par la suite, tendaient à confirmer le contraire)5Ils ont aussi en tête le cuisant fiasco de 2000 quand les médias avait très tôt dans la soirée attribuer la Floride à Al Gore, avant quelques heures plus tard de se rétracter pour laisser le sujet en suspens, puis encore quelques heures plus tard de finalement déclarer George W. Bush vainqueur, alors même que l’élection restait très serrée, contribuant ainsi au mélodrame qui avait suivi.. Si Donald Trump n’avait pas été l’un des candidats en lice, les médias auraient sans doute annoncé la victoire de Joe Biden dès jeudi ou vendredi.
Cette attitude et ces explications ont sans doute été efficaces pour contrer le narratif de Donald Trump auprès d’une partie de la population. Mais cela n’a rien changé, au contraire, s’agissant des partisans du Président.
Car une partie du public n’est pas seulement méfiante, elle verse aussi dans le conspirationnisme, avec les encouragements ou les incitations des « médias » d’ultra-droite et de la Trumposphère. Et le propre d’une théorie conspirationniste efficace est d’être capable d’intégrer les réfutations qui lui sont opposées comme étant, au contraire, des arguments qui renforcent cette théorie.
Les médias ont tardé à annoncer les résultats et n’ont pas voulu tenir compte des premiers résultats favorables au Président sortant ? Ce n’est pas parce qu’ils voulaient lever tous les doutes et ne donner le résultat que lorsque celui-ci ne pourrait plus être remis en cause par les bulletins restant à dépouiller : c’est parce qu’ils attendaient que les démocrates rajoutent le nombre de bulletins nécessaires !
Les médias ont longtemps attendu avant d’attribuer la Floride à Donald Trump mais ont très vite déclarer Biden vainqueur dans l’Arizona, avant que le décompte ne soit terminé ? C’est bien la preuve que leur objectif était d’élire Biden !
Les médias interrompent la retransmission de la conférence de presse du Président le vendredi 6 novembre, alors qu’ils diffusent chaque intervention de Joe Biden ? C’est parce qu’ils ne veulent pas que les américains apprennent la vérité de la bouche du Président. Les médias ont annoncé la victoire juste avant une conférence de presse de l’équipe du Président censée apporter des preuves de fraudes ? C’était pour réduire l’impact de cette conférence de presse6Ce n’est d’ailleurs peut-être pas totalement faux..
Les médias refusent d’enquêter sur les allégations de fraude ? Ce n’est pas parce que la fraude n’existe pas, mais bien parce qu’il serait gênant d’en parler et parce que les médias connaissent l’ampleur de la fraude et savent que le Président peut gagner devant les tribunaux.
Twitter masque les tweets du Président ou leur accole des messages invitant à ne pas les prendre pour argent comptant (c’est le cas sur à peu près tous les tweets du Président depuis la soirée électorale) et bloquent certains comptes de l’ultra-droite ? C’est de la censure, à l’image des tentatives de Twitter (et, moins systématiquement, ou Facebook) d’empêcher la dissémination des soit-disant preuves de corruption de la famille Biden, à quelques jours de l’élection7Les vedettes de la Trumposphère appellent d’ailleurs leurs partisans à les rejoindre sur une nouvelle plateforme, Parler..
Les médias ne montrent que des images de célébration de la « victoire » de Joe Biden, le traitent comme le futur Président, appellent Donald Trump à reconnaître sa défaite et oublient les supporters du Président ? Ce n’est qu’une tentative de plus de laver le cerveau du public et de priver le Président sortant du soutien populaire. Etc, etc.
Accréditer l’idée que Trump peut encore gagner
Si on insiste autant sur cette question des médias, c’est qu’elle est au cœur de la construction par le camp Trump de la « réalité alternative » qu’il cherche à imposer, ou tout au moins à rendre crédible pour une partie de la population : c’est-à-dire que rien n’est joué et qu’il peut encore gagner.
En effet, dès lors qu’on remet en question la légitimité des médias à désigner le vainqueur de l’élection et l’objectivité de ces mêmes médias, il est facile de jeter également le doute sur la réalité des chiffres et la sincérité des projections.
Ceci est d’autant plus facile quand on cible un public nourri depuis 4 ans à l’idée que les données scientifiques (sur le changement climatique ou la pandémie de coronavirus – le décompte des cas est des morts est souvent contesté par l’ultra-droite) ne sont que l’expression d’une opinion comme une autre.
La dénonciation de l’écart entre les sondages et les résultats (il faut dire que dans certains états, comme le Wisconsin par exemple, les sondages se sont, comme en 2016, largement trompés) renforce cette rhétorique sur le truquage des chiffres8Même si un décompte de voix ne présente évidemment pas les mêmes risques d’erreurs qu’un sondage.. Pour les « complotistes », si les médias ont diffusé des sondages aussi faux, c’est parce qu’ils étaient défavorables au Président et pouvaient nuire à la participation de son électorat qui pensait que son élection étaitacquise9L’argument se retourne : après les résultats de 2016, on a plutôt considéré que cela avait démobiliser l’électorat démocrate. ou bien à ses levées de fonds. Et le Président, déjà très critique sur les sondages avant l’élection, continue à les accuser d’avoir volontairement influencé l’élection à ses dépens.
Les instituts de sondage sont considérés par l’ultra-droite comme faisant partie intégrante du « système », la preuve en étant, dans leur point de vue, que le petit cercle des sondeurs « respectés » n’a jamais accepté en son sein, en raison de leur fragilité méthodologique, les instituts qui donnaient le Président gagnant (et qui se sont d’ailleurs avérés au moins autant trompés que les autres s’agissant des résultats de cette année).
Tout ces arguments pourraient paraître au lecteur bien grossiers et on doute que tous les électeurs de Trump les « achètent » tous, mais ils permettent de conforter l’ambiance de suspicion sur le processus électoral que Donald Trump s’était déjà efforcé d’installer depuis plusieurs mois via notamment une campagne de désinformation sur le vote par correspondance qu’il a constamment accusé (sans preuve à l’appui) d’être une source de fraude électorale.
La guérilla juridique a très peu de chances d’aboutir
Mais il y a une faiblesse dans l’entreprise de désinformation et dans la posture complotiste du camp Trump : s’il était indispensable, pour pouvoir ensuite contester les résultats, d’installer préalablement un climat de suspicion autour du vote par correspondance, cela a conduit le Président à dévoiler à l’avance son intention de contester les résultats en arguant de l’existence de fraudes massives.
Les observateurs, mais aussi les autorités responsables du processus électoral dans les « battleground states », les associations de défense des droits civiques et le parti démocrate s’attendaient à ce qui se passe aujourd’hui. Tous ont redoublé de vigilance sur l’organisation des élections, les mesures de sécurité et de prévention des fraudes, et soigneusement préparé la phase post-électorale.
Ainsi les médias avaient depuis longtemps contredit toutes les affirmations du Président sur les risques de fraudes liés au vote par correspondance. Conscients des tentatives de manipulation à l’œuvre après l’élection, ils ont traité avec une très grande prudence toutes les allégations de fraude mises en avant par l’équipe de Trump, se gardant de se faire le relais de fausses informations.
De leu côté, les autorités électorales (notamment les secretary of state des états les plus sous le feu des projecteurs) ont communiqué très régulièrement, avec autant de transparence que possible et le plus souvent de façon très convaincante, sur l’état du dépouillement. Elles (car les « secretary of state » sont presque exclusivement des femmes) ont également multiplié les efforts pour désamorcer immédiatement toutes les allégations de fraude. Et ce n’est sans doute pas pour rien que les salles de dépouillement étaient équipées de caméras permettant de diffuser en direct sur internet les opérations de dépouillement.
Conscientes également du caractère exceptionnel d’une élection se tenant en pleine pandémie (avec donc une explosion du vote par correspondance) et avec un des candidats contestant par avance la légitimité du scrutin, , les autorités responsables de l’organisation des élections avaient aussi pris leurs dispositions pour pouvoir faire face à des contentieux.
C’est ainsi qu’en Pennsylvanie, où les républicains contestaient la possibilité de décompter les bulletins postés avant le 3 novembre mais parvenus aux autorités après (les fameux « bulletins tardifs »), sans que le sujet ait été tranché par la Cour Suprême avant le 3 novembre, les autorités ont décidé d’elle-même de séparer ces bulletins des autres bulletins. Ces bulletins ont donc été décomptés et intégrés dans le résultat, mais si la Cour Suprême venait à les invalider, ils pourraient être facilement écartés et retirés des résultats sans remettre en cause l’ensemble du processus.
C’est d’ailleurs bien là une faiblesse, pour ne pas dire la principale faiblesse, de la position du camp Trump : à ce stade, compte tenu des écarts de voix dans les états les plus serrés (Joe Biden a maintenant plus de 10 000 voix d’avance dans tous les états où le camp Trump comptait contester les résultats), aucune des allégations de fraude, si tant est qu’elles soient avérées, n’est en mesure de renverser le résultat.
En réalité, aucun fraude massive n’a été décelée, aucune entreprise de fraude organisée pour influencer le résultat n’a été découverte, comme en témoigne le bilan réalisé par le New York Times (et étalé à la une de l’édition du 11 novembre) après avoir contacté l’ensemble des autorités électorales des 50 états, ou celui d’Associated Press, qui, en tant qu’agence, est normalement moins exposée aux accusations de partialité.
De même, bien qu’il ne traite l’ensemble des possibilités de fraude (et notamment pas la question du vote par correspondance), le communiqué publié le 12 novembre par les agences fédérales en charge de la sécurité du processus électoral, qui précise que du point de la sécurité informatique, les élections se sont déroulées sans accroc et ont été les « plus sûres de l’histoire des Etats-Unis » , a sonné comme un brutal camouflet à l’encontre du Président qui relayé encore le jour même des accusations non étayées sur les logiciels utilisés dans certains états.
Alors que nous savons que circulent de nombreuses allégations infondées sur le processus électoral et que cela suscite beaucoup de désinformation, nous pouvons vous assurer que nous avons la plus grande confiance dans la sécurité et l’intégrité de nos élections, et que vous devriez en faire de même. Lorsque vous avez des questions, adressez-vous aux autorités chargées des élections et faites leur confiance.
Conclusion du communiqué conjoint d’une dizaine d’agences et organismes fédéraux responsables de la sécurité du processus électoral, paru le 12 novembre
De même, la possible invalidation des bulletins tardifs pris en compte en Pennsylvanie ne concernerait qu’une dizaine de milliers de bulletins de vote, ce qui sera insuffisant pour compenser un écart qui s’approche des 50 000 voix.
La plupart des « preuves indiscutables » de fraude au vote par correspondance qui circulent dans la Trumposphère (des morts, ou des chiens, auraient voté par correspondance, des personnes se seraient fait voler leur bulletin de vote par correspondance, des bulletins par correspondance auraient été anti-datés par la poste, des non résidents auraient voté en Arizona, etc.) sont douteuses, parfois montées de toute pièce, et elles ne concernent au mieux que quelques poignées de voix.
Ce n’est pas pour rien que les partisans de Trump ont lancé frénétiquement des « appels à témoin » (et suscité les moqueries, par exemple de la procureure générale de l’état du Michigan) pour identifier de nouveaux cas de fraudes.
Comme l’ont rappelé les observateurs, la dénonciation de la fraude électorale est une constante chez les républicains quand ils perdent des élections nationales ou locales. Mais c’est un peu leur monstre du Loch Ness : on en parle beaucoup, mais on ne le voit jamais.
Il en résulte qu’il est très peu probable que le camp Trump obtienne en justice, via des décisions sur des cas de fraude ponctuels, le retrait de suffisamment de bulletins pour renverser le résultat. D’autant plus qu’il faudrait pour cela qu’il réussisse à « regagner » plusieurs états (la seule Pennsylvanie, où le camp Trump fait porter le plus d’efforts, ne suffirait pas, par exemple).
Les nouveaux décomptes qui pourraient se tenir dans plusieurs états où le scrutin est serré (en Géorgie ou dans le Wisconsin) n’ont pas plus de chance de remettre en cause le résultat : l’historique des opérations de « recomptage » montre qu’au mieux, le résultat change de quelques centaines de voix.
Il reste néanmoins une option possible pour le camp Trump : remettre en cause la certification des résultats par les états. En effet, si les états ne sont pas en mesure de certifier les résultats du vote dans les délais requis, les textes prévoient qu’il revient alors aux assemblées législatives des états de désigner les grands électeurs.
On comprend mieux, dès lors, la volonté du camp Trump de multiplier les contentieux pour compliquer la tâche des organisateurs des élections et les empêcher de terminer proprement le décompte avant la date de certification. Celle-ci est fixée par chaque état dans le cadre de ses lois électorales, mais doit être compatible avec la date prévue pour la réunion du collège électoral. Cela étant, la système judiciaire américain prévoit que des contentieux infondés (qualifiés de « frivolous ») puissent être définitivement écartés en première instance (i.e. qu’il n’est pas possible d’aller en appel puis par étape jusqu’à la Cour Suprême), et c’est ce qui se produit pour l’instant.
L’autre façon de s’exonérer du résultat des élections pour confier le pouvoir de désignation des grands électeurs aux assemblées législatives des états consiste à essayer de démontrer l’existence d’un vaste « schéma » de fraude, même si on arrive pas à en tracer les conséquences dans les bulletins, ou d’une faiblesse globale du processus électoral remettant en cause la légitimité du résultat.
Avec l’idée que, même en l’absence de décision juridique remettant en cause le résultat, les autorités locales et les élus locaux d’un état pourraient décider de considérer que les résultats du vote sont trop douteux et ne reflètent pas la volonté des électeurs.
D’où les contentieux lancés dans plusieurs états (Pennsylvanie, Michigan) sur les méthodes de dépouillement ou sur les contraintes imposées aux observateurs délégués par les candidats pour assister au processus de dépouillement. Cela a donné des scènes cocasses lors des premières audiences, lorsque, interrogés par des juges pour savoir si les républicains avaient bien des observateurs dans les salles dépouillement, un avocat de la campagne de Trump a expliqué qu’il y avait bien eu un « nombre différent de zéro » d’observateurs représentant le camp Trump. Le Président continue pour autant à expliquer que ses partisans n’ont pas pu assister au dépouillement.
Après avoir obtenu le 5 novembre que les observateurs soient autorisés à se rapprocher davantage des personnes chargées du dépouillement, l’équipe de campagne Trump n’a pourtant pas plus décelé de failles dans le dépouillement. Mais elle a pu expliquer qu’elle n’avait pas pu s’assurer de la sincérité du dépouillement dès le début et que donc que l’ensemble du processus était sujet à caution.
Ce scénario, déjà évoqué il y a quelques semaines s’agissant de la Pennsylvanie (on en parlait ici), est revenu sur le devant de la scène ces derniers jours, après avoir été explicitement évoqué par certaines figures de la Trumposphère. C’est le cas des déclarations du procureur Ken Starr (celui qui avait conduit les enquêtes sur Bill Clinton aboutissant à l’affaire Monica Lewinski), censé apporter une crédibilité juridique au camp Trump.
Le scénario d’une désignation de la délégation de grands électeurs par les assemblées législatives locales sans tenir compte des résultats du vote reste pourtant très difficilement envisageable : en premier lieu, il faudrait que les « secretary of state » des états concernés par les recours soient dans l’impossibilité de certifier les résultats (ce qui paraît peu probable) ou acceptent de ne pas les certifier. Or, dans le Michigan, la Pennsylvanie ou l’Arizona (où on accède à ce poste après une élection), ce sont des démocrates et on les voit mal rentrer dans ce jeu. Le « secretary of state » de Géorgie est bien républicain, mais il n’a pas l’air prêt à considérer qu’il a mal organisé son élection ou à céder à la pression du Président, même s’il a accepté de procéder à un nouveau décompte pour restaurer la confiance de ses administrés10On évoquera à nouveau un peu plus loin les débats entre républicains en Géorgie..
Ensuite, il faudrait que les élus républicains membres de l’assemblée d’un de ces états acceptent de rentrer dans le schéma très dangereux (et qui les marqueraient du sceau de l’infamie) où ils s’exonèrent des résultats pour désigner des grands électeurs. A ce stade, beaucoup ont passé des messages plutôt rassurants, déclarant que ce sont les électeurs qui choisissent les grands électeurs (même si en Pennsylvanie ou dans le Michigan, ils demandent des « audits »de l’élection ou des auditions des « secretary of state », laissant encore planer le doute).
Par ailleurs, si par exemple l’assemblée législative de Pennsylvanie ou du Michigan franchissait le pas, on n’imagine pas les démocrates ne pas contester la décision en justice et il est probable que les gouverneurs démocrates s’en mêleraient alors pour désigner eux-mêmes la délégation de grands électeurs conforme aux résultats du scrutin11Le cas est déjà arrivé en 1876, avec deux délégations de grands électeurs – Al Gore s’était aussi préparé à cette éventualité en 2000, avant d’accepter le verdict de la Cour Suprême..
Enfin, même si cette manœuvre aboutissait en Pennsylvanie ou dans le Michigan, Joe Biden atteindrait tout de même le seuil de 270 grands électeurs, dès lors qu’il conserverait les grands électeurs de l’Arizona et de la Géorgie. Autrement dit, il faudrait réussir la même opération dans trois états, ce qui paraît très improbable.
Notons néanmoins que le but de Trump n’est peut-être pas d’obtenir lui-même 270 grands électeurs. Si aucun des candidats n’obtient 270 votes au collège électoral12Si deux délégations se présentent pour le même état, elles peuvent être écartées toutes les deux., le sujet est renvoyé à la Chambre des représentants . : Chaque état dispose alors d’une voix. Les délégations de chaque état à la Chambre des représentants se réuniraient alors pour déterminer leur vote et Trump mise sur le fait qu’une majorité d’état a une délégation majoritairement républicaine – ce qui écarte un peu vite le fait que certains républicains pourraient ne pas vouloir jouer le jeu du Président.
C’est d’ailleurs en pensant à ce type de scénario assez baroque qu’une dernière piste, plutôt farfelue, est envisagée par le camp Trump : inciter certains grands électeurs à ne pas voter pour le candidat du parti qui les a désignés, et voter Trump (ou un autre candidat) et non Biden, même s’ils représentent un état où Biden est arrivé en tête, parce qu’eux-mêmes douteraient de la sincérité du scrutin. Ceci dans le but d’empêcher Biden d’atteindre le seuil des 270 grands électeurs.
A chaque élection, quelques grands électeurs font ce choix. En 2016, certains d’entre eux ont été sanctionnés financièrement (par une amende de 1000 dollars…) par les états qui les avaient désignés pour participer au collège électoral, ce qui a entraîné un contentieux à la Cour Suprême, laquelle a confirmé qu’un état pouvait effectivement sanctionner un grand électeur « récalcitrant », mais sans pour autant remettre en cause le fait qu’un grand électeur est libre de son vote, en l’absence d’indication contraire de la constitution ou des lois électorales13Certains états ont prévu dans leurs lois électorales la possibilité de remplacer un grand électeur récalcitrant par un autre ou de forcer son vote, mais ces lois n’ont pas été à ce jour déférées devant la Cour Suprême.. On doute cependant, vu l’avance finalement assez nette de Joe Biden, que le nombre de grands électeurs tentés par cette option soit suffisant pour donner la victoire.
Les difficultés rencontrées par son entourage pour constituer une équipe juridique suffisamment solide pour conduire cette opération sont d’ailleurs un signe qui ne trompe pas sur les chances de succès de la guerre juridique lancée par le Président Trump : les cabinets d’avocats sérieux et spécialistes en contentieux électoral ne se précipitent pas, au contraire. Ils sont bien conscients de la fragilité du dossier et du risque réputationnel à se lancer dans une aventure qui repose sur l’idée de saper la légitimité du processus électoral pour permettre à un Président manifestement battu dans des élections de rester coûte que coûte au pouvoir.
Trump en est donc réduit à s’appuyer sur son avocat personnel, l’ancien maire de New York Rudy Giuliani, tombé bien bas (on rappelle que sa gestion exemplaire de la suite des des attentats du 11 septembre 2001 lui avait valu le surnom de « America’s Mayor »). Ou bien sur quelques francs-tireurs ayant occupé des fonctions dans l’appareil judiciaire mais largement discrédités, ou sur sa garde rapprochée, laquelle est d’ailleurs, ironie du sort si on peut dire, à nouveau frappée par le coronavirus.
Les premières actions de cette équipe de choc (dont la fameuse conférence de presse tenue, suite à une erreur, sur un parking coincé entre une jardinerie et une librairie érotique) n’ont pas dû rassurer le Président Trump qui, selon des indiscrétions, est furieux de ne pas avoir autour de lui les meilleurs avocats de la place14Encore un complot du « système » sans aucun doute..
Un atterrissage en douceur est-il possible ?
La voie contentieuse, et celle d’une contestation de la légitimité du scrutin, semblent donc bien être des impasses pour Donald Trump, si le résultat escompté par le Président sortant est d’être réélu par le collège électoral. En revanche, si son intention est de pourrir au maximum le terrain pour son successeur, c’est manifestement, une option prometteuse.
Pour justifier le fait de ne pas reconnaître la victoire de Joe Biden, le camp Trump ne cesse de faire référence au précédent de 2000, quand Al Gore avait contesté le résultat en Floride et qu’il avait fallu attendre 36 jours et une ultime décision (contestée) de la Cour Suprême pour qu’Al Gore concède sa défaite et pour que George W. Bush soit reconnu « president-elect ». Mais l’écart ne portait alors que sur quelques centaines de voix.
Il y a d’ailleurs peu de chances que la Cour Suprême, même si elle sera peut-être amenée à statuer sur des cas ponctuels, soit sollicitée in fine pour décider du vainqueur de l’élection. Les efforts du Président et de ses alliés pour pourvoir en urgence une vacance à la Cour Suprême n’auront donc probablement pas d’effet significatif sur l’élection.
Reste qu’il va bien falloir à un moment « atterrir » (l’auteur avoue aimer cette métaphore puisque l’avion présidentiel auprès duquel Trump adore se faire prendre en photo est manifestement un des attributs présidentiels auquel le Président aura le plus de mal à renoncer15L’auteur avoue aussi avoir hésité à baptiser cette chronique « Trumpy fait de la résistance ».).
Trump ne donne aucun signe de vouloir abandonner le combat
On a du mal à imaginer que le Président et son entourage ne soient pas conscients du peu de chance de voir leur guerre juridique aboutir, même si les indiscrétions de la Maison Blanche ont rapporté que le clan Trump aurait été très surpris lorsque les résultats de la soirée électorale ont rapidement montré qu’il ne serait pas réélu une fois le décompte achevé.
Il semble bien que le Président était absolument persuadé qu’il allait, comme en 2016, l’emporter contre toute attente. Croit-il pour autant vraiment, comme il le tweete sans cesse, que l’élection a été entachée de fraudes multiples, qu’il a en réalité gagné et qu’il va obtenir gain de cause au final ?
Donald Trump a toujours cru qu’il pouvait infléchir la réalité, et agi en conséquence, avec un certain succès d’ailleurs compte tenu de l’efficacité de ses tactiques de désinformation. On se souvient par exemple, qu’il ne cesse de marteler que les ingérences russes dans la campagne de 2016 sont une fiction, malgré les condamnations prononcées par le justice envers une partie de son équipe de campagne de l’époque.
Il se heurte cette fois-ci à une réalité plus difficile à contester et sur laquelle il a peu de prise – on pourrait facilement faire le parallèle avec le coronavirus : il ne suffit de déclarer que le virus est « parti » pour que les infections s’arrêtent. L’appel à « arrêter le décompte des bulletins » n’a eu aucun effet16Il a d’ailleurs renforcé auprès de certains américains l’idée que ce serait une erreur de confier l’organisation des élections au gouvernement fédéral – idée qui viendrait spontanément à l’esprit de quand on constate la disparité des situations locales. Le caractère éclaté du processus empêche de fait, de leur point de vue, qu’un Président mal intentionné en prenne le contrôle.. Face à un tribunal, les allégations de fraude non étayées ne tiendront pas longtemps.
Malgré tout, il est bien possible que Donald Trump en soit encore au déni de réalité, enfermé dans sa bulle de courtisans, entretenu dans son conspirationnisme par la « Trumposphère » et par les « talk shows » de FoxNews dont il ne cesse de tweeter des extraits évoquant les fraudes électorales ou la nécessité d’aller au contentieux, la partialité des médias, etc.
On ne voit pas bien comment le cercle vicieux dans lequel le Président et la « Trumposphère » se galvanisent mutuellement pourrait être brisé, d’autant que les supporters du Président sont appelés à manifester à Washington le samedi 14 novembre, pour une « million MAGA march » qui pourrait bien être une démonstration de force17Le soutien populaire s’organise aussi autour de pétitions multiples en ligne demandant par exemple à la Cour Suprême de s’emparer du sujet pour enquêter sur les fraudes – ce qui n’est évidemment pas son rôle..
Les plus optimistes indiquent que tout ceci est un baroud d’honneur désespéré, qui prendra fin très rapidement, le temps de revenir à la raison et de constater l’échec de la guerre juridique. A l’appui de cette théorie, ils mettent en exergue l’absence d’enthousiasme du Président dans ses dernières conférences de presse. Le fait qu’il ne se soit pas exprimé en dehors de ses tweets depuis la veille de l’annonce de la victoire de Joe Biden pourrait accréditer cette thèse.
Pour autant, à ce stade, le Président ne se calme pas, pas plus que ses alliés les plus fidèles. tel le ministre des affaires étrangères Mike Pompéo, un rien provocateur en conférence de presse, et félicité évidemment par le Président. Pendant ce temps, les diplomates américains qui plaident partout dans le monde pour la démocratie et le recours à des processus électoraux pacifiques s’arrachaient les cheveux. Trump essaye d’instrumentaliser les leviers du pouvoir exécutif encore à sa main (en violation de tout éthique, évidemment) et a ainsi obtenu que le Ministre de la Justice William Barr demande à ses troupes d’enquêter sur les soupçons de fraude qui leur seraient soumis.
Si cette instruction se garde bien de prétendre que ces fraudes existent18Ce qui aurait entraîné la furie du Président., elle a été jugée suffisamment problématique pour entraîner des démissions au sein de l’appareil du ministère de la justice, certains ne souhaitant pas être instrumentalisés à des fins électorales – traditionnellement, ces enquêtes ne commencent qu’une fois le processus électoral clos, pour ne pas influencer ce dernier.
Tout ceci renvoie à une question simple : qui pourrait bien arriver à convaincre Donald Trump qu’il a perdu et qu’il doit reconnaître sa défaite et passer à autre chose19Lancer une nouvelle chaîne de télévision d’ultra-droite pour concurrencer Fox News et rester sur le devant de la scène ? Préparer un retour en 2024 ? ?
On pensait dans un premier temps à ses enfants (qui pourraient envisager de se présenter en 2024 comme les « héritiers » et qui ne voudraient pas diminuer leur chance en contribuant à une crise institutionnelle grave) ou sa femme, à laquelle on prête une certaine influence malgré sa discrétion. Mais ce ne sont pas, au contraire, les signaux que Melania Trump a donné et les fils du Président sont, entre leur participation aux conférences de presse de l’« équipe juridique » et les appels à témoin, au premier rang du combat juridique.
Le parti républicain joue sans scrupules le jeu dangereux du Président
Les spécialistes de l’histoire des Présidents américains20C’est une discipline très respectée et prestigieuse aux Etats-Unis. rappellent que ce sont les cadres du parti républicain qui avaient convaincu Nixon de démissionner en 1974 suite à l’affaire du Watergate, en venant en délégation lui expliquer que de nombreux élus républicains au Congrès s’apprêtaient à voter pour sa destitution.
Aujourd’hui, le parti républicain est loin de prendre une telle posture pour tenter d’infléchir l’attitude du Président et tenter de le convaincre de renoncer à un combat juridique perdu d’avance, de quitter la scène dignement avec la satisfaction d’avoir fait un meilleur résultat que prévu, et d’avoir aidé le parti républicain à réaliser une performance inattendue dans les élections pour le Congrès (les républicains pourraient bien conserver la majorité au Sénat et ont repris quelques sièges aux démocrates à la Chambre des représentants). Et accessoirement, même si on doute que Trump puisse être sensible à l’argument, pour permettre à son successeur de préparer correctement sa prise de fonction alors que le pays traverse une crise économique et sanitaire majeure.
On n’attendait pas grand-chose (et on n’a pas été déçus) des quadragénaires pro-Trump (tels les sénateurs Josh Hawley ou Tom Cotton, le représentant de l’Ohio Jim Jordan ou la gouverneure du Dakota Kristi Noem) dont la notoriété a explosé depuis l’élection du Président en 2016 et qui aimeraient bien être adoubés comme les « héritiers »dans la perspective de la présidentielle de 2024.
On peut mettre dans le même panier les sénateurs Ted Cruz ou Lindsay Graham (pressé, comme d’autres figures du parti, par un des fils du Président de montrer sa loyauté), et qui ont rapidement fait le choix de conserver leur rond de serviette dans les « talks shows » d’ultra-droite pro-Trump de Fox News en rivalisant de déclarations emphatiques (ou pathétiques, au choix).
Pour autant, la prise de position de Lindsay Graham, qui est tout de même président de la commission des affaires judiciaires du Sénat, et a été le grand artisan de la nomination ultra-rapide, avant les élections, d’une juge ultra-conservatrice à la Cour Suprême, a surpris et mis mal-à-l’aise de nombreux observateurs : non seulement Graham a repris à son compte les allégations de fraude infondées, mais il a également déclaré que « si les républicains ne se battaient pas cette année, il n’y aurait plus jamais de président républicain ».
Il en est de même de la prise de position virulente de Newt Gingrich, ancien président de la Chambre des représentants de 1995 à 1999, c’est-à-dire numéro 3 dans l’ordre protocolaire derrière le Président et le Vice-Président. Même si on le savait résolument pro-Trump et sans scrupules dès lors qu’il s’agit de préserver les intérêts conservateurs, il n’a pas hésité à dire le 5 novembre que les démocrates voulaient « voler » l’élection présidentielle (et il est renchérit depuis sur Twitter).
L’appareil du parti républicain a également apporté au soutien sans réserve et même proactif au Président Trump : on a ainsi vu la présidente du parti, Ronna McDaniel (une Trumpiste de la première heure), se placer immédiatement au premier rang du combat juridique, participant aux conférences de presse de l’équipe du Président, parlant de preuves de fraude (sans être capable de les présenter), levant des fonds pour financer les recours contentieux21Ou les nouveaux décomptes des voix puisque l’état du Wisconsin exige qu’un candidat demandant un nouveau décompte en finance le coût, si l’écart n’entre pas dans la fourchette déclenchant automatiquement un nouveau décompte. Les mauvaises langues disent que ces levées de fonds servent surtout à renflouer les caisses très mal à point de la campagne Trump., etc. Et le parti républicain relaye officiellement, par la voix de sa porte-parole, toutes les allégations de fraude du Président.
Alors que Kevin McCarthy, le leader du groupe républicain à la Chambre des représentants, a lui aussi choisi de jouer le jeu du Président, on attendait la prise de position de Mitch Mc Connell, leader de la majorité républicaine au Sénat, qui joue largement le rôle (en tout cas bien davantage que les cadres précédemment cité, y compris la présidente du parti) de figure tutélaire du parti. Après avoir adopté un silence gêné dans les heures qui ont suivi l’annonce de la victoire de Joe Biden par les médias de référence, il a fini, au Sénat, par expliquer que la position du Président était tout à fait légitime.
« Le principe est simple : aux Etats-Unis, tous les bulletins légaux doivent être comptés. Les bulletins illégaux ne doivent pas l’être. Le processus doit être transparent et supervisé par les deux camps. Et les tribunaux sont là pour lever les suspicions. […]
Le Président Trump est 100% dans son droit quand il veut explorer les allégations de fraude et quand il évalue la possibilité d’engager des recours. […]
Si cette élection est entachée d’irrégularités majeures d’une ampleur susceptible d’altérer le résultat, alors chaque américain a le droit de vouloir être informé. Et si les démocrates sont confiants dans le fait que rien de tel n’est arrivé, alors ils n’ont aucune raison de craindre une examen minutieux.
Nous avons les outils et les institutions nécessaire pour faire face à cette situation. Le Président a parfaitement le droit d’explorer ces suspicions et de demander de nouveaux décomptes.
Et la Constitution ne donne aucun rôle dans ce processus aux riches groupes de presse. Les projections et les commentaires de la presse n’ont pas de droit de veto sur la capacité des citoyens, y compris le Président, à faire valoir leurs droits.
Au-delà de ça, nous n’avons pas de leçon à recevoir sur la façon dont le Président devrait immédiatement et allégrement accepter des résultats préliminaires de la part des mêmes qui ont simplement passé les quatre dernières années à contester la validité de la dernière élection, et qui ont insinué avant cette élection qu’elle serait à nouveau illégitime s’ils perdaient encore une fois. »
Mitch Mc Connell, ouvrant la session parlementaire post-élection au Sénat, le 9 novembre
Cette expression plus prudente, mais malgré tout clairement en appui du combat mené par le Président, et sans jamais dénoncé la rhétorique conspirationniste et excessive de ce dernier, reflète celle d’une majorité d’élus républicains qui, avec des nuances dans l’expression, ne s’aventurent pas à soutenir la thèse de l’existence de fraudes massives. Certains demandant même plutôt à voir des preuves pour soutenir davantage la cause de Donald Trump.
Ils ont été aidés par l’ambiguïté de la rhétorique du camp Trump qui oscille22Habilement, pourrait-on dire, si on n’avait pas un petit doute sur le caractère volontaire de cette ambiguïté. en permanence entre les déclarations affirmant que le Président a gagné (Trump lui-même en tête) et celles, plus « raisonnables », expliquant qu’il peut encore gagner si on va au bout du décompte (dans l’Arizona notamment) ou si les plaintes relatives aux fraudes, irrégularités ou à la prise en compte de certains bulletins tardifs sont dûment traitées par la justice.
De nombreux républicains se sont évidemment ralliés à la version « soft », reprenant la communication du camp Trump qui appelle à ne prendre en compte que les votes « légaux » (qui pourrait être contre ?) ou expliquant que dans un état de droit, il est logique d’épuiser les recours avant de désigner le vainqueur.
D’autres formulent les choses différemment et expliquent qu’il n’est jamais facile de perdre une élection et qu’il faut laisser le temps au Président de l’accepter, surtout s’il a des doutes sur les résultats. Enfin, certains expliquent qu’ils agissent en coulisse pour convaincre le Président et qu’une prise de parole publique serait contre-productive.
Tous sont parfaitement hypocrites tant ils savent bien qu’en suivant le Président dans la voie de la contestation du scrutin, ils ne légitiment pas le résultat, comme ils l’affirment ; au contraire, compte tenu de la façon dont le Président mène ce combat juridique, en ne cessant de parler de fraude ou de vol, ils contribuent à entretenir aux yeux du grand public le doute sur la sincérité des élections et du processus électoral et minent gravement la légitimité de Joe Biden.
En réalité, les républicains font tout simplement de la politique politicienne, et la protection des institutions, le risque de division du pays, ou la fragilisation de la démocratie américaine pèsent manifestement bien peu par rapport à leurs intérêts électoraux. Cela ne les gêne sans doute pas de compliquer la prise de fonction de Joe Biden, puisque cela peut les aider à gagner les élections de mi-mandat de 2022.
Ils ont surtout parfaitement compris que la réélection d’un certain nombre de sénateurs qu’on croyait menacés est largement due aux votes de la base électorale de Donald Trump qui s’est déplacée massivement pour le réélire et en profité pour voter en même temps pour les candidats républicains. Se désolidariser du Président et ne pas répondre aux appels de soutien lancés par ses proches, c’est risquer de perdre définitivement ces électeurs, d’autant que le Président peut, d’un tweet, sceller leur sort dans le pays MAGA (nom donné aux fiefs électoraux du Président, en référence à l’acronyme de son slogan « Make America Great Again »).
On assiste ainsi, au sein du parti républicain, à un sorte de concours de « celui qui soutiendra le mieux le Président », pour recueillir les bons points ou le soutien du « Parrain » Donald Trump.
L’appareil du parti républicain semble aussi faire le pari que le soutien inflexible au Président, même dans cette aventure désespérée, peut aider à gagner les deux sièges de sénateurs encore en suspens en Géorgie, et qui seront attribués après un deuxième tour début janvier. En effet, la Géorgie devait désigner deux sénateurs cette année. Les règles électorales de cet été prévoient qu’un candidat ne peut être élu que s’il obtient une majorité des votes exprimés et comme cela n’a été le cas dans aucune des deux élections, deux « run off » – nom attribué au deuxième tour – sont programmés début janvier.
Les « run-off » sont des élections très particulières où l’élément déterminant est la participation des différents segments électoraux. La stratégie côté républicain est manifestement de continuer à mobiliser les électeurs de Donald Trump. C’est ainsi que, pour marquer leur soutien total au Président Trump, les deux candidats républicains ont tout simplement demandé la démission du « secretary of state » (républicain…) de la Géorgie, en s’appuyant des allégations de fraude particulièrement vagues.
Ledit « secretary of state » de Géorgie n’a pas apprécié et les a renvoyés à leur campagne pour le « run off », reflétant sous doute la frustration de tous les républicains impliqués à un titre ou un autre dans les élections (que ce soient les autorités officielles ou les observateurs du parti qui ont consacré leurs jours et leurs nuits depuis une quinzaine de jours à faire en sorte que l’élection se passe au mieux. Le pari des républicains est d’ailleurs risqué : à force de déclarer que les élections sont truquées, les républicains ne vont-ils pas finir par démobiliser leur propre électorat et leurs propres cadres locaux ?
L’auteur avoue qu’un peu idéaliste, il aimerait aussi que ce type de prise de position galvanise les électeurs démocrates et notamment afro-américains, qui devraient être furieux de voir qu’encore une fois, tout est fait côté républicain pour ne pas prendre en compte leur vote – on aura d’ailleurs noté côté démocrate le fait que les accusations de fraudes se focalisaient sur des villes avec une très grande population afro-américaine (Atlanta en Géorgie, mais aussi Philadelphie en Pennsylvanie et Détroit dans le Michigan)23Certains républicains ont bien tenté d’évacuer cette accusation en rappelant la réponse de Jesse James quand on lui demandait pourquoi il braquait des banques : « parce que c’est là qu’il y a de l’argent »..
Dans ce contexte, il n’est donc pas surprenant que les seuls républicains qui aient reconnu officiellement et publiquement la victoire de Joe Biden aient été des élus anti-Trump assumés, qui ont dépassé depuis longtemps le stade de la « peur du tweet ».On trouve ainsi parmi les 4 sénateurs (sur 52) ayant félicité Joe Biden pour sa victoire Susan Collins et Ben Sasse, qui avaient déjà pris leur distance avec Donald Trump pendant la campagne pour leur réélection, ou Mitt Romney, seul sénateur à avoir voté pour l’impeachment du Président en février dernier, et très critique sur les déclarations du Président Trump dans les heures suivant la soirée électorale. Il faut dire que Romney, ancien candidat républicain à la Présidence, avait lui, très vite et sans hésitation reconnu la victoire de Barack Obama en 2012.
Dans le même registre des « républicains qui n’ont rien à perdre », on aura aussi noté la lettre ouverte d’anciens élus républicains à la Chambre des représentants et surtout le communiqué très clair de l’ancien Président George W. Bush.
Mais il y a très peu de chances que cela ait la moindre influence sur Donald Trump ou sur la partie de l’opinion publique qui le soutient, dès lors que le parti républicain a jusqu’à présent affiché un soutien presque unanime au comportement du Président, accréditant la thèse de la fraude massive et de la victoire possible du Président. Même si le front semble un peu se fissurer (le gouverneur républicain de l’Ohio a ainsi reconnu la victoire de Joe Biden le 12 novembre), le mal est fait.
Un probable pourrissement de la situation au moins jusqu’à la certification des résultats
A court terme, donc, il ne faut donc sans doute pas compter sur le courage du parti républicain pour résoudre la situation, et il faudra attendre la certification des résultats par chacun des états « contestés » et la désignation des grands électeurs, qui scellera sans doute définitivement le sort de l’élection et donnera le feu vert aux élus républicains pour reconnaître le résultat sans avoir « trahi » le Président.
On voit mal quels seront alors les leviers à la disposition de Donald Trump, qui en sera réduit à pleurnicher et à continuer à crier au complot du « système » et au vol, mais avec une chambre d’écho probablement réduite – si on peut dire.. – à la « Trumposphère » d’ultra-droite.
On a en effet du mal à croire qu’il pourrait aller encore plus loin et s’aventurer à en appeler à une intervention de ses supporters pour le maintenir au pouvoir.
Il ne faut évidemment pas exclure qu’une partie des réseaux MAGA puissent se mobiliser, y compris spontanément. Ses partisans se sont déplacés devant les lieux de dépouillement dans le Michigan, en Pennsylvanie ou dans l’Arizona pour exercer une pression malsaine sur le décompte des voix (avec d’ailleurs des slogans contradictoires) mais, malgré la présence de supporters de Biden ou tout simplement de citoyens souhaitant que le décompte se termine normalement, il n’y a pas eu d’incidents.
Evidemment, il est possible que le calme relatif actuel reflète l’espoir, chez les partisans les plus fanatiques, que Trump puisse avoir gain de cause et qu’une fois cet espoir déçu, les réactions soient plus violentes.
Mais l’auteur, qui tente de rester optimiste, privilégie un scénario dans lequel, au fil des jours, l’acceptation de la défaite prendra le pas chez une majeure partie des électeurs de Donald Trump. Non pas, malheureusement, que ces électeurs soient tous finalement convaincus de l’absence de fraude et considèrent Joe Biden comme un Président légitime, mais davantage par lassitude ou résignation, par l’envie de passer à autre chose, parce que les problèmes immédiats (pandémie, crise économique) reprendront le dessus sur le cirque politico-médiatique (que la plupart de ces électeurs méprisent), etc.
C’est aussi qu’au fil du temps, et au fur et à mesure que Joe Biden s’installe dans les habits du « President-elect », Donald Trump va perdre de l’espace médiatique pour alimenter la « résistance » au-delà de la Trumposphère. Beaucoup d’observateurs ont déjà remarqué que la journée du 7 novembre a peut-être été la première journée, ou presque, depuis que Donald Trump s’est lancé en politique, où il n’a pas du tout occupé le devant de la scène médiatique.
Joe Biden avait déjà plutôt bien manœuvré depuis la soirée électorale, prenant toujours les devants pour parler avant Donald Trump, le mettant sur la défensive, lui qui est pourtant habitué à dicter l’agenda médiatique.
Depuis, les médias s’efforcent de laisser davantage de place à Joe Biden, pour ne pas donner de l’oxygène au narratif du Président. Ils continuent également à contredire systématiquement les allégations de ce dernier : on a même vu Fox News interrompre une conférence de presse de l’équipe de Trump, le journaliste en plateau à ce moment-là expliquant qu’il ne pouvait pas laisser exposer sans preuves des accusations de cette gravité. On a aussi noté que CNN utilisait de plus en plus l’expression « actuel occupant de la Maison-Blanche », au lieu de « Président » pour désigner Donald Trump.
L’exercice consistant à limiter l’exposition médiatique du Président est cependant compliqué et le sevrage ne pourra pas être immédiat, tant il y a dire sur le Président et tant il continue et continuera sans doute pendant longtemps à « faire vendre ». Il est par ailleurs difficile de passer sous silence l’absence de concession de la défaite, préoccupante et en rupture totale avec la tradition démocratique.
Cependant, dans le même temps, le comportement quotidien de Trump lui-même accrédite l’idée qu’il n’est plus le Président, même s’il se proclame vainqueur.
Depuis le 3 novembre, il n’a réalisé que trois interventions publiques – pour dénoncer le résultat des élections, et surtout il ne s’est pas exprimé publiquement depuis l’annonce de la victoire de Joe Biden.
Certes, il tweete (encore parfois compulsivement24Il a par exemple passé son après-midi du 12 novembre à relayer des tweets de personnalités ou d’inconnus indiquant qu’ils ne regarderaient plus Fox News puisque cette chaîne ne soutenait pas suffisamment le Président.) mais il évoque très rarement d’autres sujets que l’élection (il s’est félicité de l’annonce de progrès concernant un vaccin par exemple, mais n’a pas manqué dans la foulée de voir dans cette annonce intervenue juste après l’élection le signe d’un autre complot visant à lui nuire).
On comprend (et les médias ne manquent pas de le rappeler) qu’après avoir joué au golf le We dernier, il passe ses journées à regarder la télévision. Sa seule action en lien avec ses fonctions a été, le 9 novembre de renvoyer d’un tweet son ministre de la défense Mark Esper25Avec lequel il était en froid depuis plusieurs mois, ce dernier ayant critiqué les intentions présidentielles d’avoir recours à l’armée pour mettre fin aux débordements en marge des manifestations « Black Lives Matter ». Esper avait pourtant initialement été d’une loyauté exemplaire envers le Président, gagnant de ce dernier le surnom de Yesper. et de participer aux cérémonies militaires du 11 novembre.
De son côté, Joe Biden se comporte depuis le 7 novembre comme un futur Président. En tant qu’ancien vice-président, il n’a par ailleurs aucun mal à se glisser dans le costume présidentiel – il avait déjà été très « présidentiel » pendant sa campagne dans la mesure où cela faisait partie de son message de « retour à une Présidence normale ».
Les démocrates ont en tête l’attitude de George W. Bush en 2000, qui s’était comporté en vainqueur tout au long de la phase de contestation, accentuant la perception de l’opinion publique selon laquelle il était le vainqueur légitime et Al Gore un « mauvais perdant »26Lorsqu’Al Gore avait contesté le résultat en 2000, le ticket démocrate Gore -Lieberman avait très vite était renommé « Sore Loserman », c’est-à-dire « mauvais perdant ».. Joe Biden se garde donc bien d’évoquer spontanément le fait que son adversaire conteste sa victoire (et encore plus d’admettre que Trump est, de fait, dans son droit lorsqu’il demande de nouveaux décomptes ou dépose des recours) et lorsqu’il est interrogé, il dédramatise l’attitude des cadres du parti républicain en la présentant comme une péripétie transitoire et cherche à projeter le calme et la sérénité de celui qui n’a aucun doute sur l’issue finale de cette agitation.
Dans le même temps, il n’a pas tardé à se mettre au travail : la veille même de l’annonce le 7 novembre de sa victoire par les médias, Joe Biden avait organisé une réunion avec les experts sanitaires sur le coronavirus. Dès le 9 novembre il a annoncé la création d’une « task force » sur le coronavirus, présenté ses priorités et commencé à évoquer les premières décisions qu’il prendrait dans les jours suivant son investiture – sont évoqués le retour dans l’accord de Paris sur le changement climatique, une annulation de la dette étudiante, une régularisation définitive des jeunes immigrés dits « Dreamers », autant de décisions qui ne nécessitent pas de passer par le Congrès.
Le contraste est dès lors saisissant. Si Donald Trump ne reprend pas rapidement un minimum d’activité présidentielle (son administration tente bien de se comporter comme s’il allait être réélu en annonçant par exemple préparer un projet de budget, mais on doute que cela suffise,), il se pourrait bien que Joe Biden soit perçu très rapidement dans l’esprit des américains comme le véritable Président en exercice, avant même sa prise de fonction – y compris pour susciter des critiques, d’ailleurs.
La fin de mandat, qui n’est jamais très facile pour le Président sortant (encore plus lorsqu’il a échoué à être réélu), puisqu’elle s’étire sur près de trois mois, risque donc bien d’être pathétique pour Donald Trump, tant on ne voit plus très bien comment il pourrait sortir, si ce n’est avec les honneurs, tout au moins décemment, de cette situation.
Un mélodrame qui compliquera le début du mandat de Joe Biden
Il est ainsi très peu probable que Donald Trump finisse par admettre publiquement sa défaite déroge à la tradition longuement établie qui veut que le candidat battu à la Présidence reconnaisse publiquement sa défaite, souhaite à son adversaire de réussir pour le bien du pays et appelle ses électeurs à laisser au futur Président ses chances, mettant fin normalement au combat politique.
Le premier à l’avoir fait est Al Smith en 1928 dans une allocution radiophonique. Plus récemment, Al Gore l’avait fait de façon très élégante en 2000 malgré 36 jours de combats juridiques. Le discours de John McCain en 2008 avait également marqué les esprits et renforcé l’aura de patriote du candidat républicain. Et si Hillary Clinton avait, en 2016, attendu le lendemain du résultat, le temps de digérer sa déception27Ce qui lui avait été reproché par les mêmes républicains qui défendent aujourd’hui le comportement de Donald Trump., elle avait aussi sacrifié à la tradition et souhaité à Donlad Trump de réussir, malgré une campagne très tendue lors de laquelle son adversaire avait multiplié les attaques personnelles et les calomnies.
Même si un tel discours n’est absolument pas indispensable ni évidemment prévu par la constitution ou les lois électorales, il faudra pourtant bien que Donald Trump quitte à un moment la Maison-Blanche pour passer le relais à son successeur. Si les spéculations vont bon train sur la façon dont Trump organisera son départ (l’auteur parie sur le fait que, après la réunion du collège électoral finalisant l’élection de Joe Biden, programmée le 14 décembre, Trump partira passer Noël dans un de ses golfs et ne reviendra plus à la Maison-Blanche), cela n’a en réalité guère d’importance.
En revanche, une vacance du pouvoir si Donald Trump se désintéresse de ses fonctions exécutives ou se limite à renvoyer certains cadres de l’administration pour placer des affidés à des postes stratégiques, est évidemment problématique en période de crise sanitaire et économique – l’espoir de voir le Président forcer enfin un accord au Congrès pour un nouveau train de mesures de soutien à l’économie s’amenuise chaque jour28 Certains diront que c’est un moindre mal : on peut en effet imaginer un Président qui ferait n’importe quoi, par exemple en politique étrangère. Le remplacement du ministre de la défense par un fidèle Trumpiste et plusieurs nominations au Pentagone intervenues ces derniersjours en ont inquiété plus d’un à ce titre..
De même, l’absence de coopération très probable entre l’administration Trump et la future administration Biden ne relève pas seulement de la symbolique et pourrait poser des problèmes pratiques.
A ce stade, on peut comprendre que la processus formel de transition et de transmission de pouvoir (une loi prévoit que le futur Président soit doté de bureaux et d’un budget pour commencer à travailler) soit suspendu, puisque le lancer reviendrait à reconnaître la défaite du Président.
Joe Biden et son entourage minimisent l’impact de ces entraves : d’abord parce que Joe Biden, qui a été vice-président pendant 8 ans, connaît par cœur le fonctionnement de la Maison-Blanche29Il n’a par exemple pas besoin de faire avec Donald Trump le tour du propriétaire, autre tradition américaine à laquelle Donald Trump ne se pliera probablement pas. et une partie de son entourage faisait partie de l’administration Obama.
Ensuite, parce que même s’il ne le dit pas explicitement, on imagine facilement qu’il ne compte pas vraiment s’appuyer sur les conseils de l’entourage du Président et d’une administration Trump, mélange de courtisans, de fanatiques et de pieds-nickelés largement déconsidérés et incompétents.
Pour autant, si l’administration Trump bloque délibérément l’accès à un certain nombre d’informations et de données (par exemple sur la pandémie et la situation économique et budgétaire), cela risque de compliquer la tâche de préparation de la prise de fonction. Il semble cependant qu’en sous-main et à bas bruits, des contacts aient été pris au niveau technique pour limiter autant que possible l’impact d’un blocage politique.
Un point particulièrement sensible concerne les informations relatives à la sécurité nationale et à la situation internationale, qui font partie des éléments normalement très rapidement mis à disposition d’un « President-elect » (y compris parce qu’il peut être amené à échanger avec des chefs d’état étranger avant sa prise de fonction). En 2000, alors que les contentieux entre Gore et Bush étaient en cours, Clinton n’avait pas donné le feu vert au lancement d’une transition formelle mais il avait pour autant commencé à travailler informellement avec l’équipe de Bush et notamment transmis les « briefings » quotidiens préparés pour le président relatifs à ces questions de sécurité nationale.
Des élus républicains, sans pour autant reconnaître la victoire de Joe Biden, se sont dès lors émus de l’absence de transmission de ces « briefings » et ont indiqué être prêts à assurer eux-mêmes la transmission d’information secret défense dont ils ont connaissance en tant que membres des commissions parlementaires traitant de ces sujets30Tandis que la porte-parole de la Maison-Blanche renvoyait la question… à la Maison-Blanche..
Mais le vrai problème posé par l’attitude adoptée par le Président Trump depuis l’élection, et peut-être encore plus par celle des élus républicains entrés dans son jeu, est qu’elle mine la légitimité du futur Président et, à moyen ou long terme, celle du processus électoral américain, alors que la confiance dans les institutions n’était déjà pas bien élevée au sein de la population américaine.
Dès avant l’élection, les sondages faisaient état des doutes de la population quant à la sincérité du scrutin à venir. Malgré les efforts de pédagogie des médias et des autorités, qui continuent à marteler que tout s’est bien passé, les premiers sondages postérieurs à l’élection sont accablants et montrent l’efficacité de la campagne de désinformation menée par le Président avec le soutien du parti républicain : selon une enquête de Politico et Morning Consult, 64% des personnes interrogées se déclarant républicaines considèrent que les résultats publiés ne traduisent pas la réalité (contre 18% qui pensait que cela arriverait, lorsqu’on les interrogeait avant l’élection)31Et on imagine que Donald Trump, qui déteste les sondages, aime bien celui-là..
Joe Biden, qui prendra ses fonctions le 20 janvier au milieu d’une crise sanitaire qui ne devrait pas s’arranger d’ici là et d’une grave crise économique, qui devra probablement faire avec un Sénat d’opposition qui ne lui fera aucun cadeau (le soutien des sénateurs à Donald Trump en est la preuve, s’il en fallait, et on voit mal les sénateurs républicains être prêts à collaborer facilement si une partie significative de leur électorat rejette la légitimité du futur Président), n’avait pas besoin de ça.
Joe Biden est cependant trop expérimenté pour s’être fait beaucoup d’illusions sur la facilité de la tâche qui l’attendait : il savait qu’il aurait à diriger un pays très divisé, au bord des nerfs, gangrené par la désinformation et le complotisme.
Mais il pensait sans doute pouvoir quand même bénéficier d’un premier a priori favorable et d’une sorte de période de grâce, tout au moins avec une partie significative de la population (on n’imagine pas un instant qu’il ait en tête de convaincre les fanatiques du Président Trump qui resteront persuadés que ce dernier a été « volé »).
Même si Donald Trump et les républicains lui savonnent de façon irresponsable la planche, Joe Biden ne désarme pourtant pas. Fidèle à ses convictions et son message tout au long de la campagne, il a continué à marteler, pendant ses interventions précédent l’annonce de sa victoire, et surtout pendant son premier discours de « President-elect », qu’il serait le Président de tous les américains et à tendre la main aux électeurs de Trump (et c’est sans doute ce qui a valu à Biden d’être félicité par George W. Bush pour son discours « patriote »).
« A ceux qui ont voté pour le Président Trump, je veux dire que je comprends votre déception ce soir. J’ai perdu moi-même quelques élections. Donnons-nous mutuellement une chance.
Il est temps de mettre de côté la rhétorique brutale. De faire baisser la température. De nous rencontrer à nouveau. De nous écouter à nouveau.
Pour avancer, nous devons arrêter de traiter nos opposants comme des ennemis. Nous sommes pas des ennemis. Nous sommes des Américains. »
Joe Biden, lors de son premier discours après l’annonce de son élection, le 7 novembre au soir
Un autre passage a été particulièrement remarqué : celui où Joe Biden a expliqué que le mandat confié par le peuple américain (il a gagné le vote populaire avec plus de 5 millions de voix de plus que son concurrent) lui intimait non seulement de mettre en œuvre son programme mais aussi de trouver des compromis avec les républicains pour faire face aux crises qu’affrontent le pays.
« J’ai fait campagne comme un candidat démocrate et fier de l’être. Je serai maintenant un président Américain. Je travaillerai aussi durement pour ceux qui n’ont pas voté pour moi que pour ceux qui ont voté pour moi. […]
Lorsque les démocrates et les républicains refusent de travailler ensemble, ce n’est pas du à une force mystérieuse incontrôlable. C’est un choix. Un choix que nous faisons.
Et de la même façon que nous pouvons décider de ne pas coopérer, nous pouvons décider de coopérer. Et je pense que c’est une partie du mandat que m’a donné le peuple américain. Il veut que nous travaillions ensemble. »
Joe Biden, lors de son premier discours après l’annonce de son élection, le 7 novembre au soir
On ne sait pas si Joe Biden va réussir le challenge énorme qui se présente face à lui mais il aura vraiment tout essayé pour persuader les Américains de sa volonté de réunifier le pays.