On ne peut pas dire qu’on est surpris d’avoir vu Donald Trump et son équipe de campagne recourir au mensonge, à la désinformation et aux théories conspirationnistes tout au long de la campagne électorale, tant ces éléments étaient déjà constitutifs de sa campagne en 20161On se souviendra qu’il avait été à l’origine du mouvement des « birthers » qui mettait en doute le fait que Barack Obama soit né aux Etats-Unis (condition requise pour être Président des Etats-Unis) – et il y avait encore encore en 2016 21% des américains qui pensaient que Barack Obama a trafiqué son certificat de naissance.. Mais on aurait tort de s’habituer et de banaliser ce phénomène et il semblait dès lors utile intéressant d’en dire quelques mots alors que la campagne s’achève dans quelques jours.
Le précédent de 2016, auquel personne n’était vraiment préparé, a eu au moins un effet bénéfique sur la campagne actuelle. La plupart des grands médias sérieux ont multiplié les opérations de « fact checking », traqué la désinformation sur les réseaux sociaux pour mieux l’analyser et la contrer (voir par exemple l’excellente section dédiée à ce sujet sur le site du New York Times), etc. Des organisations dédiées ont également été créées pour vérifier les allégations (tel le site non partisan PolitiFact, piloté par une école de journalisme).
Ces efforts, s’ils sont loin d’avoir fait reculer le phénomène, ont au moins permis d’avoir un meilleur panorama de la situation. Au final, le constat est le suivant : la désinformation est omniprésente, et elle peut venir de partout (et remplir des objectifs différents qui n’ont pas forcément de lien avec le résultat de l’élection en lui-même – on pense par exemple aux anti-vaccins très présent depuis le début de Covid et qui cherchent à utiliser la campagne électorale comme chambre d’écho).
Cela étant, si on a vu des théories conspirationnistes venir du camp « progressiste » (par exemple au moment où Trump a annoncé avoir contracté le virus, de nombreuses théories sont apparues, comme celle expliquant que c’était une manipulation des conservateurs pour le remplacer par Mike Pence), la désinformation reste majoritairement le fait de l’ultra-droite et de la « Trumposphère », avec le Président et son compte Twitter en tête, ou d’ « organisations étrangères » (encore récemment, le conseiller du Président à la sécurité nationale évoquait des ingérences étrangères russes, iraniennes « pour nuire au Président », et les services de renseignement ont aussi par le passé des ingérences chinoises).
L’auteur se gardera bien, pour ne pas verser lui-même dans le conspirationnisme, d’affirmer qu’il y a une collusion entre ces organisations étrangères et la « Trumposphère », même si, contrairement à ce qu’affirme Trump lorsqu’il parle de « russian hoax », les enquêtes officielles sur la campagne de 2016 ont révélé des contacts entre son équipe et la Russie (plusieurs de ses proches collaborateurs ont été condamné dans ce cadre).
Reste qu’on a, en provenance de ces deux sphères, des tentatives de manipulations très bien organisées qui, si elles n’ont peut-être pas les mêmes objectifs (Russie, Chine et Iran veulent-elles aider Donald Trump ou simplement semer la discorde et le désordre aux Etats-Unis pour affaiblir un concurrent, ou un ennemi, selon les cas ?) visent souvent les mêmes cibles et ont recours au même type de stratagèmes et d’informations.
On peut signaler, sans probablement être exhaustif, plusieurs grandes thématiques qui font l’objet de désinformation et au besoin de conspirationnisme.
Le premier thème est celui dus processus électoral en lui-même. On a longuement évoqué dans une chronique récente l’opération massive menée par le Président lui-même afin de mettre en doute la régularité du scrutin. Le Président, qui continue de façon forcenée à exagérer le risque de fraude liée au vote par correspondance, cherche manifestement à créer les conditions propices à une contestation, au moins dans les tribunaux, des résultats d’un vote qui lui serait défavorable.
Cette opération massive a été très efficace, puisqu’en dépit de l’absence de preuves qu’un scrutin passé ait pu faire l’objet de fraudes liées au vote par correspondance, une enquête récente détaillée et passionnante du Pew Research Center sur la désinformation et le conspirationnisme démontre qu’une majorité d’américains considère que le vote par correspondance a déjà fait l’objet de fraudes électorales (on y voit aussi que malgré les intenses efforts de pédagogie des médias et, si on excepte Donald Trump, des autorités, de nombreux électeurs ne savent même pas que le vote par correspondance est une modalité qui existait déjà dans plusieurs états lors de précédentes élections, sans que cela ait jamais posé de problème).
De nombreuses « opérations » de désinformation sur le processus électoral visent à empêcher ou à dissuader certains électeurs de se rendre dans les urnes : on fait ainsi état de la diffusion massive sur les réseaux sociaux, ou par des opérations de démarchage téléphonique (les fameux « robocalls ») d’informations erronées sur les modalités de vote (localisation des bureaux de vote, calendrier, conditions à remplir, etc.) d’autant plus faciles à répandre et à faire fructifier qu’en raison de la pandémie, les règles ont changé dans de nombreux états et que les électeurs sont souvent un peu perdus.
Des militants d’ultra-droite ont par ailleurs été récemment arrêtés pour avoir organisé une vaste opération d’intimidation par « robocall » ciblée sur des quartiers afro-américains de Detroit et d’autres grandes villes américains : les appels insistaient sur le fait que le vote n’était pas anonyme, que les électeurs seraient fichés et ensuite obligés de se faire vacciner contre le Covid, etc.
« L’opération iranienne » dénoncé par les services de renseignement avait le même objectif et suivait le même principe : en se présentant sous les traits d’un groupe suprémaciste blanc existant réellement (les fameux « Proud Boys » auxquels Donald Trump avait fait une dramatique publicité lors du premier débat présidentiel), des e-mails menaçants, adressés à plusieurs milliers de personnes dans quelques états et notamment en Floride , donnaient l’impression au destinataire que l’émetteur avait à la fois toutes ses informations personnelles et les moyens de savoir et de faire savoir pour qui le destinataire voterait.
Enfin, troisième axe de la désinformation visant à minimiser le taux de participation électorale, toujours largement ciblée sur les minorités ethniques, les théories conspirationnistes dénonçant le fait que les électeurs afro-américains ne seraient que des pions manipulés pour servir la cause d’élites blanches qui n’ont que faire de leurs problèmes. Ces opérations ont essayé d’utiliser le mouvement « Black Lives Matter » remettant en cause sa légitimité en le présentant comme un mouvement en réalité piloté par les fameux « antifas » stigmatisés par le Président et son ministre de la justice.
Ce type de message visait à la fois à galvaniser la base électorale ultra-conservatrice mais aussi à instiller le doute dans l’esprit des électeurs afro-américains – c’est par exemple l’objectif manifeste de Candace Owens qui dirige BLEXIT, une organisation d’afro-américains pro-Trump, qui, après avoir expliqué début juin que George Floyd était un délinquant qui ne méritait pas de devenir un symbole, a désormais son rond de serviette dans les talks-shows et podcasts d’ultra-droite. Elle y raconte par exemple que les démocrates soutiennent le droit à l’avortement pour en faire un instrument de contrôle des naissances d’enfants afro-américains pour en limiter la progression dans la population américaine. Trump poursuite le même objectif quand il accuse pendant le débat du 22 octobre Joe Biden d’avoir qualifié par le passé les afro-américains de « super prédateurs » – ce qui est un mensonge).
On le voit, ces opérations qui sont le plus souvent ciblées sur des électeurs afro-américains ne sont pas innocentes : elles misent sur la fragilité de la participation de cet électorat, pas toujours convaincu par l’intérêt du vote (il faut dire qu’ils ont vu passer de nombreux candidats dont les promesses de lutte contre les inégalités raciales sont restées lettre morte) et qui garde en mémoire les opérations d’intimidation électorale qui ont marqué l’histoire mouvementée du vote des minorités aux Etats-Unis. Et, surtout, elles ciblent un électorat qui vote très majoritairement démocrate.
Chacun sait que le faible taux de participation des électeurs afro-américains en 2016 a été un des facteurs de la défaite d’Hillary Clinton. D’où, au-delà des opérations massives d’incitation au vote et de pédagogie sur les modalités pratiques du vote menées tous azimuts, l’existence d’organisations dédiées à la lutte contre la désinformation des électeurs afro-américains, telle WinBlack / Pa’lante qui produisent notamment des vidéos pédagogiques et tenter d’alerter les Facebook, Twitter, YouTube et autres des opérations de désinformation qu’elles repèrent sur les réseaux sociaux pour leur demander d’agir.
Le deuxième grand thème des campagnes de désinformation est celui de la diabolisation Joe Biden et du parti démocrate.
Une partie des efforts s’appuie sur « l’ambiguïté » de certaines positions du candidat et sur les peurs traditionnelles d’une partie de l’électorat américain vis-à-vis du « socialisme », héritées de la guerre froide, pour présenter Joe Biden comme porteur de politiques radicales, gauchistes qui cherchent à détruire l’ordre et l’état de droit.
Les mêmes ressorts sont utilisés dans la campagne pour les élections au Sénat ou à la Chambre (voir par exemple cette attaque très subtile sur le candidat démocrate Mark Kelly en passe de battre la sortante républicaine).
On a déjà longuement parlé de ces tentatives en disant qu’elles n’avaient pas entamé l’avance de Joe Biden dans les sondages.
Pour autant, l’étude du Pew Center Research déjà citée, démontre que le matraquage du Président, au travers notamment de spots de campagne très anxiogènes en anglais comme en espagnol, et de ses soutiens sur la question du budget des forces de l’ordre a porté ses fruits, si ce n’est électoralement, tout au moins dans l’opinion.
Alors que Joe Biden n’a cessé de répéter depuis des mois qu’il n’est pas favorable à une baisse du budget des forces de l’ordre mais partisan d’une hiérarchisation différente des priorités d’action et d’une évolution des méthodes et des conditions de recours à la force2On notera que le 26 octobre, un jeune afro-américaine ayant des problèmes psychiques et brandissant un couteau à une dizaine de mètres de policiers a été abattu des plusieurs balles., 27% des américains pensaient début septembre que Joe Biden veut baisser le budget des forces de l’ordre. Et le chiffre atteint 66% pour les républicains qui ne s’informent que via Fox News et les talk-shows conservateurs.
Ceci explique d’ailleurs peut-être pourquoi de nombreux candidats républicains engagés dans des scrutins incertains pour un siège au Congrès utilisent dans la dernière ligne droite le même angle d’attaque pour diaboliser leurs adversaires, quand bien même ceux-ci n’auraient, eux non plus, jamais soutenu le mouvement « Defund the police ».
Plusieurs organisations et médias locaux ont aussi repéré qu’au-delà des spots diffusés au niveau national par le camp Trump pour agiter le spectre du communisme auprès des électeurs « latinos », des opérations basées notamment sur des groupes Facebook étaient menées au niveau local pour toucher, avec semble-t-il une certaine efficacité, les communautés très soudées de « latinos » du Sud de la Floride (cela vise les cubains, les vénézuéliens ou les colombiens). De nombreux observateurs sont effrayés de voir combien certains de ces électeurs sont absolument persuadés que Joe Biden est, en résumé, un « castro-chaviste ».
Là encore, la campagne officielle du Président Trump contribue à l’opération à coup de spots radiophoniques, extrêmement caricaturaux3Qui en disent long sur la vision qu’ont certains communicants des « latinos ». et truffés de contre-vérités, qui sont diffusés au niveau local et passent donc davantage sous le radar au niveau national (même si l’auteur les a trouvés sur la chaîne YouTube officielle du candidat Trump).
Dans le même genre, on vu prospérer dans la « Trumposphère » d’ultra-droite des théories conspirationnistes évoquant l’existence d’un complot « gauchiste » pour prendre le pouvoir via un coup d’Etat et écarter le Président Trump du pouvoir. Théories bien sûr largement entretenues par les accusations de fraude électorale émises par le Président lui-même.
Ces campagnes ont deux effets : galvaniser les électeurs mais aussi chauffer à blanc les « milices » et autres groupes armés suprémacistes ou anti-gouvernement et libertariens gravitant dans la « Trumposphère », ou les militants de la nébuleuse conspirationniste QAnon qui affirment que Donald Trump est engagé dans une lutte sans merci contre une élite internationale (qui comprend Barack Obama, Hillray Clinton, Oprah Winfrey ou Tom Hanks) qui veut prendre le contrôle du monde pour assouvir ses fantasmes pédophiles – le Président, qui compte sur leur vote, refuse toujours de les désavouer. On pourrait sourire de tout cela si cela ne contribuait pas à exacerber les divisions et la tension sociale, ce qui conduit les observateurs pessimistes à craindre des troubles post-électoraux.
Enfin, la campagne a été émaillée depuis des mois par des calomnies envers Joe Biden.
Passons rapidement sur les accusations de sénilité (notons simplement que ces allégations passent sous silence le bégaiement contre lequel Joe Biden lutte depuis l’enfance, ce qui explique très largement les moments où il dit un mot pour l’autre : en réalité, même qu’il bafouille ou trébuche sur certains mots ou chiffres, on suit sans difficulté le fil de sa pensée – ce qui est loin d’être toujours le cas s’agissant de Donald Trump) ou le fait qu’il aurait eu recours à un prompteur pendant une interview (rumeur propagée par un des fils de Donald Trump) ou qu’il serait équipé d’oreillettes pendant le premier débat.
Attardons-nous plutôt sur la campagne de calomnies menée contre Hunter Biden (le fils du candidat démocrate), visant à faire rejaillir sur Joe Biden les éventuelles turpitudes de son fils dans ses relations d’affaires avec des entreprises russes, ukrainiennes ou chinoises. Pour le coup, Trump ne s’est jamais vraiment caché de cet objectif, y compris lorsque la procédure d’ « impeachment » a été lancée à l’automne 2019, l’accusant d’avoir tenté de troquer une aide militaire à l’Ukraine votée par le Congrès américain contre l’annonce publique par le gouvernement ukrainien de l’ouverture d’une enquête sur Hunter Biden.
Cette tentative ayant échoué, le camp Trump (au premier rang duquel l’ancien maire de New York et désormais « avocat personnel » du Président– au sens propre comme figuré – Rudy Giuliani, mouillé jusqu’au cou dans des affaires louches en Russie et en Ukraine) a continué à chercher à monter un scandale sur JoeBiden et son fils, parvenant finalement à ses fins avec la parution le 14 octobre d’un article à la une du New York Post (tabloïd dont on rappelle qu’il est la propriété du groupe Murdoch, qui détient aussi Fox News).
Depuis, tous les médias et sites pro-Trump, avec les réseaux sociaux comme chambres d’écho, en ont fait leur sujet numéro un (selon le New York Times, Fox News en aurait encore plus parlé que des fuites sur des courriels démocrates en 2016). Le tout avec un concours d’affirmations péremptoires, de vérifications « indépendantes » farfelues et de nouvelles preuves « irréfutables » comme le témoignage d’un ancien associé de Hunter Biden, organisant une conférence de presse à deux heures du débat présidentiel du 22 octobre4Dans une opération qui ressemblait à la conférence de presse réunissant des femmes ayant accusé par le passé Bill Clinton d’agressions sexuelles, montée en 2016 par la campagne Trump juste avant un des débats présidentiels., etc.
Le Président relaie activement (si on dit cela, on a l’impression qu’il en est le pilote ce qui est peut-être vrai mais pour le coup, pas vérifié) cette opération, avec un flux impressionnant de tweets et retweets sur le sujet, une place de choix dans les meetings, des spots de campagne dédiés, et une tentative d’attaque, largement inefficace, lors du second débat présidentiel.
Voyant qu’il n’arrive toujours pas à accrocher l’opinion publique sur ce sujet, qu’il présente pourtant comme le « deuxième plus grand scandale politique de l’histoire américaine », rien que ça, (juste derrière ce qu’il appelle le « spygate » c’est-à-dire le fait que l’administration Obama aurait espionné sa campagne en 2016 , accusations répétées depuis 2016, mais qui n’ont pas le début d’un fondement – l’enquête diligentée par le ministre de la justice a même été close à bas bruit le 14 octobre), le Président a tout simplement fait une déclaration sur le sujet depuis la Maison Blanche5On notera un choix étonnant s’agissant du fond sonore. le 27 octobre, imaginant sans doute que le cadre officiel donnerait plus de poids à ses accusations6On lui a peut-être aussi expliqué que peu de personnes avaient sans doute compris le fond des accusations portées pendant le débat du 22 octobre, tant il a utilisé des références intelligibles des seuls habitués de Fox News. On laisse le lecteur juge de l’efficacité de la déclaration dans le jardin de la Maison Blanche..
On ne rentrera pas dans le détail des accusations portées, qui paraissent de toute façon assez minces (Hunter Biden aurait utilisé son nom de famille pour faciliter ses affaires7Ce que bien sûr le clan familial Trump ne se permettrait jamais de faire.), et on se contentera de rapporter que les « preuves » seraient issues d’un ordinateur portable parvenu entre les mains de Rudy Giuliani et Steve Bannon (ancien conseiller spécial du Président Trump, rédacteur en chef du sinistre magazine d’ultra-droite Breitbart et lui aussi proche de la Russie).
Le point intéressant dans cette histoire tient à la réaction des médias (presse et réseaux sociaux) qui ont tout de suite vu ressurgir le spectre de la fin de campagne de 2016, quand la diffusion par WikiLeaks de mails échangés par les membres de la campagne Clinton, puis l’annonce de l’ouverture d’une enquête du FBI sur l’usage, normalement prohibé pour des raisons de sécurité informatique, de son mail privé par Hillary Clinton lorsqu’elle était Secretary of State avaient été très largement relayée, sans beaucoup de précautions, par la presse, ce qui, selon les experts, a largement contribué à la victoire surprise de Donald Trump.
Les « gérants » des réseaux sociaux ont eu des réactions diverses. Twitter (déjà très actif pour dénoncer les tweets présidentiels relayant de fausses informations, en plaçant des alertes sur les tweets du Président sur les fraudes électorales) a prohibé les tweets sur le sujet et fermé temporairement certains comptes (dont celui de la porte-parole de la Maison Blanche), au motif que sa politique interne était de ne pas relayer d’éléments issus de piratage informatique (avant de revenir sur cette politique, davantage face aux critiques des médias internationaux que pour plaire à la « Trumposphère »). Facebook a utilisé ses algorithmes pour limiter la propagation de l’information, et YouTube n’a rien fait, considérant que le mal était déjà fait au moment où il aurait pu agir.
De son côté la presse « sérieuse » a été très prudente et a cherché à vérifier par elle-même ces informations de façon indépendante (comme elle l’avait fait quand des accusations de viol envers Biden avaient été formulées au printemps dernier).
Ces vérifications ont permis d’apprendre que les services de renseignement avaient alerté il y a quelque temps la Maison Blanche sur le fait que la Russie cherchait à instrumentaliser Rudy Giuliani (sans forcément penser à cette opération). Puis, que la rédaction du New York Post avait été très réticente vis-à-vis de la publication de l’article et qu’il avait été difficile de trouver quelqu’un pour le signer – au final, ce n’est pas le rédacteur qui l’a signé.
Et enfin, que le clan Trump aurait depuis plusieurs semaines déjà approché le Wall Street Journal, lui aussi propriété du groupe Murdoch et notoirement pro-Trump, mais qui bénéficie de son ancienne réputation de sérieux (dans les milieux économiques tout au moins), lequel trouvait le dossier bien mince. Face à l’urgence, Giuliani aurait alors choisi de se tourner vers le New York Post qui évolue dans le registre des tabloïds.
Dès lors, la presse « sérieuse » a choisi de ne pas relayer le fond de l’affaire, mais d’évoquer plutôt ce qu’elle considère être une manipulation et donc les éléments évoqués ci-dessus ou la façon dont l’ultra-droite tenter de faire monter le sujet. Ces rédactions ont aussi directement mis en œuvre les dispositifs ou chartes de déontologie renforcés à l’aune de l’expérience de 2016 (le New York Times a ainsi instauré une charte interne intitulée EMAIL) pour lutter contre la désinformation et qui se basent sur un principe simple : éviter le plus possible de parler des faits contestés en eux-mêmes pour ne pas devenir l’instrument de la désinformation, et plutôt dénoncer l’entreprise de désinformation.
Seul le Wall Street Journal a finalement, et après semble-t-il de long débats internes, publié un article s’appuyant sur les allégations du New York Post… article finalement placé dans la section « opinion » (il vaut à sa rédactrice une nouvelle notoriété et une place de choix sur Fox News), alors que dans la même édition, mais cette fois dans la section « informations », un autre article écrit par deux journalistes de la rédaction concluait que Joe Biden n’avait « aucun rôle » dans les sociétés » évoquées dans l’« affaire Hunter » (en discréditant au passage le fameux « témoin imparable » surgi à deux heures du débat).
Tout ceci a permis au Président et ses soutiens de jouer aux victimes. Ces récriminations portent bien sûr sur les « Big Tech », accusés de favoritisme, de trafiquer les « trending topics » et maintenant menacés de poursuite pour entraves à la liberté d’expression ou pour abus de position dominante (l’administration a ainsi lancé un contentieux contre Google dans le cadre des lois anti-trusts), ce qui est d’ailleurs très populaire à gauche comme à droite.
L’ironie vient bien sûr du fait que, sans même parler de l’activité frénétique de Donald Trump lui-même sur Twitter, ces mêmes réseaux sociaux sont très largement utilisés par la campagne Trump dans le cadre d’opérations digitales massives. Sans les réseaux sociaux, la cohésion et la capacité de mobilisation de la galaxie « MAGA » (nom donné aux supporters les plus actifs du Président, sur la base de l’acronyme du slogan victorieux de 2016 « Make America Great Again ») seraient sans doute bien moindres .
On se demande donc si ces attaques contre les réseaux sociaux ne visent pas avant tout à limiter les dispositifs anti-désinformation des grands opérateurs, afin de conserver un mégaphone que rien ne pourrait égaler.
Surtout, Trump a encore dégradé les relations déjà exécrables qu’il entretient avec la presse. Il a toujours accusé les « fake news medias » de lui être défavorable et de s’être opposés à lui depuis qu’il s’est lancé dans la course en 2015 (« depuis qu’il a descendu l’escalator », en référence à la scénographie organisée en juin 2015 à la Trump Tower de Manhattan pour sa déclaration de candidature, qui a marqué les esprits et dont Trump lui-même est très fier). Ses plus fervents supporters ne parlent déjà depuis longtemps plus de presse mais de « mafia médiatique ».
La « collusion » entre les médias et Joe Biden est ainsi devenue ces derniers jours un des sujets de prédilection des meetings et des tweets du Président, qui a accusé les modérateurs des débats présidentiels d’être partiaux, reproché à l’ensemble de la presse de ne jamais poser de questions compliquées à son adversaire (il est par exemple obsédé par le fait qu’on interroge Biden sur son amour des glaces8Cette vidéo vient de la chaîne YouTube du candidat Trump : autrement dit, c’est un axe de communication revendiqué.) et même de ne jamais, ou presque, l’interviewer et de ne jamais faire état de ce qu’il considère être des signes de sénilité de Joe Biden, etc.
Plus grave, Trump s’appuie sur le fait que la presse lui serait défavorable pour continuer à minimiser la gravité du coronavirus, se « moquant » de l’obsession des médias sur le sujet et suggérant que la presse n’en parle que pour lui nuire et s’intéressera beaucoup moins à la pandémie dès le lendemain de l’élection.
Et voilà comment, via des ressorts complotistes, Donald Trump mène, avec des visées purement électorales, une nouvelle campagne de désinformation sur le coronavirus, dans la lignée des déclarations irresponsables qui marquent la communication présidentielle depuis le début de la pandémie (faut-il rappeler ses allégations infondées sur d’éventuels traitement, sur l’imminence d’un vaccin, ou sur le fait que la diffusion du virus recule ?), avec une efficacité variable suivant les affiliations partisanes (et à ce stade un impact très négatif sur les intentions de vote en faveur du Président sortant).
Les soutiens du Président et ses relais dans la presse sont également engagés dans des relations très conflictuelles avec les journalistes (on pense aux interviews récentes dans une émission phare de CNN du directeur de cabinet du Président ou de sa belle-fille Lara Trump qui est membre de son équipe de campagne, particulièrement pénibles à regarder9C’est pourquoi l’auteur a placé des liens vers ses vidéos afin que chacun puisse en profiter.).
Donald Trump s’en est même violemment pris à la chaine Fox News (à laquelle il reproche déjà depuis de mois de diffuser des sondages erronés et de ne pas avoir changé de sondeur), accusée de ne pas suffisamment relayé ses performances et de diffuser d’autres meetings que les siens.
Il faut dire qu’il a sans doute perçu que les autres médias, conscients de leurs erreurs de 2016 et déjà ennuyés au printemps dernier de diffuser quotidiennement les conférences de presse sur le coronavirus transformées en tribune de campagne par le Président, avaient cessé de diffuser en direct ses meetings, se contentant d’en extraire les « meilleurs moments » (en réalité, les déclarations les plus provocantes ou gênantes pour lui) ce qui lui retire une audience importante10Notons que les déplacements de Biden sont traités de la même façon et ne sont pas retransmis en direct. et le prive ainsi d’un levier qui avait contribué, par exemple en banalisant sa rhétorique, à sa victoire de 2016.
Le point culminant des tensions a cependant été l’interview du candidat Trump dans l’émission politique du dimanche soir de référence 60 Minutes, dans le cadre du numéro spécialement dédié aux candidats à la présidentielle, programmée le 25 octobre dernier.
Les dessous ont beaucoup fait parler puisque, le jour de l’enregistrement (le 20 octobre), on a appris que le Président avait quitté abruptement l’entretien (la journaliste qui l’interrogeait avait déjà connu une situation un peu similaire avec… Nicolas Sarkozy). Il a ensuite, rompant l’engagement pris, diffusé sa propre version de l’entretien sur Facebook, accusant par avance 60 Minutes de monter en sa défaveur la séquence qui serait diffusée (60 minutes diffuse en effet toujours des extraits des entretiens et non pas leur intégralité).
Au-delà de ces chamailleries, l’émission, qui mérite le coup d’œil, est très révélatrice. La journaliste avait d’emblée demandé au Président s’il était prêt à répondre à des questions « difficiles », ce qu’il n’a pas apprécié. Donald Trump n’a en réalité toujours pas compris qu’on l’interroge beaucoup sur le coronavirus ou sur ses déclarations les plus polémiques parce qu’il est Président donc redevable de son action et de ses paroles ; tandis que son adversaire, qui n’a actuellement pas de responsabilité, dit quand même beaucoup moins de bêtises, ce qui n’empêche pas les journalistes de le pousser dans ses retranchements.
Accusant la presse de ne jamais mettre en avant son bilan « extraordinaire », Trump a surtout fini par accuser les médias de ne pas faire état de l’affaire « Hunter ». Et quand la journaliste a expliqué que 60 Minutes ne diffusait que des informations avérées (le montage évoqué plus haut vise aussi à insérer au milieu des interviews des pastilles de fact-checking et de remise en contexte), la discussion s’est envenimée, notamment lorsque la journaliste a rappelé au Président que celui-ci lui avait expliqué par le passé qu’il utilisait volontairement l’expression « fake news media » pour discréditer la presse et ainsi limiter l’impact des informations négatives à son propos.
Les médias d’ultra-droite et la « Trumposphère » (y compris d’élus au Congrès, comme le sénateur texan et ancien candidat à l’investiture républicaine en 2016 Ted Cruz) ont de leur côté fait du traitement du « scandale » par la presse et les réseaux sociaux un sujet en lui-même, mettant en avant au moins autant le contenu de l’affaire que, souvent de façon grandiloquente, la censure « sans précédent », digne des dictatures soviétique, chinoise, cubaine, etc. exercée par les médias « mainstream ».
Mais la presse tient bon et ne se laisse donc pas du tout faire. On pourrait saluer cette nouvelle attitude et les efforts réalisés pour tenter de résister aux manipulations et minimiser l’impact des campagnes de désinformation. Et signaler qu’en matière par exemple de pandémie, si les opinions restent très partisanes, la presse a quand même assez largement contré les allégations du Président et réussi, pour une majeure partie du grand public, à passer les informations nécessaires sur les mesures à prendre, etc.
Mais dans le même temps, et c’est d’ailleurs là que réside l’efficacité perfide du conspirationnisme, cette posture de « résistance » de la presse ne fait qu’amplifier les théories conspirationnistes sur l’existence d’un complot anti-Trump, sur la volonté de l’« establishment » de l’écarter du pouvoir, ce qui permet aussi au Président de raviver son slogan « Drain the Swamp ! » (« assainir le marigot ») pour continuer à jouer à l’« outsider » seul à même de renverser ce fameux « establishment », etc.
Sur le terrain complotiste, le Président est toujours gagnant : si l’« affaire Hunter » avait été relayée, il aurait peut-être réussi à nuire à Joe Biden. Elle ne l’est pas, il accentue ses attaques sur la presse, mine la confiance dans les institutions et le processus électoral en général, galvanise ses partisans et préparer potentiellement le terrain pour une contestation de la légitimité du résultat.
Mais cette guerre entre le Président et les médias a une autre conséquence problématique : face à un Donald Trump qui entretient une vision totalement binaire du monde, les médias sont sommés de choisir leur camp. Et de fait, on ne peut que constater que les médias « sérieux » ont de plus en plus, tout au long des quatre dernières années, adopté une posture d’affrontement avec le Président.
Si les grandes institutions que sont le New York Times, le Washington Post, les grandes chaines ABC, CBS ou NBC, ou CNN, n’ont jamais été tendres avec le pouvoir (ils étaient par exemple très critique envers Barack Obama sur de nombreux sujets), un pas a été franchi et on ne trouvera jamais un article positif sur le Président dans cette presse. Même si la galaxie Trump est régulièrement invitée sur tous les plateaux, on trouvera rarement des commentateurs pro-Trump dans les émissions politiques (exception faite sans doute de CNN, qui est pourtant un des bêtes noires du Président).
Ces médias se sont eux-mêmes interrogés sur leur gestion du dossier, satisfaits de ne pas tomber dans les pièges tendus, mais soucieux de ne pas se retrouver dans une position de censeurs. On s’est par exemple demandé dans le New York Times s’il était normal de n’avoir que deux options : contribuer à l’entreprise de manipulation en évoquant l’ « affaire Hunter » dans les détails ou ne rien dire. Ne devrait-il pas être possible, dans une démocratie raisonnable, de traiter le sujet calmement et voir s’il y a effectivement des questions éthiques à se poser sur le comportement du fils d’un candidat à la Présidence ?
On s’est aussi évidemment interrogé sur l’articulation avec les réseaux sociaux : ces derniers sont une chambre d’écho sans commune mesure avec l’audience habituelle des médias dits « traditionnels » et ont en même temps la possibilité technique d’arrêter ou de freiner la circulation de certaines informations, sans qu’on sache vraiment sur quelle base, avec quelle déontologie et quelles règles, et sans le recul et le niveau d’introspection accumulé par la presse depuis des dizaines d’années.
C’est ainsi que beaucoup ont pris avec circonspection la décision de Facebook , annoncée il y a quelques jours, de retirer des spots de campagne contenant des allégations mensongères sur le processus électoral. Au-delà du fait que la mesure ne vise qu’un sujet, certes important, dans un océan de désinformation, la mise en œuvre de cette mesure pose déjà des questions.
Du côté de la presse pro-Trump, on se pose manifestement moins de questions éthiques puisqu’il s’agit pour l’essentiel de tabloïds (New York Post, Boston Herald, etc.) ou du Washington Times, propriété de la secte Moon, dont la crédibilité limitée n’a pas bénéficié du soutien inconditionnel apporté au Président. Reste le Wall Street Journal, qui restait à peu crédible pour son traitement de l’information économique et financière, mais que l’« affaire Hunter » a placé dans l’embarras.
Mais le camp Trump repose surtout sur des « talk show » radiophoniques provocateurs et totalement partisans (le plus connu étant celui de Rush Limbaugh qui attire plusieurs millions d’auditeurs régulièrement11On peinerait à trouver un équivalent en France, même dans les pires émissions du paysage audio-visuel., mais il a ses petits clones locaux partout aux Etats-Unis) et sur Fox News où seuls des commentateurs extrêmement favorables au Président sont invités12On y voit quand même de temps Pete Buttigieg qui se dévoue avec un certain talent pour aller prêcher la bonne parole. Il faut dire qu’il a fait carrière politique dans l’état très conservateur et rural de l’Indiana ce qui lui a sans doute fourni certaines clés de lecture de la pensée d’ultra-droite..
La seule exception notable est l’émission dominicale de Chris Wallace ( modérateur du premier débat et qui est le fils de Mike Wallace, journaliste d’investigation de gauche fameux, et ancien pilier de… 60 Minutes), diffusée sur Fox et Fox News. Son émission est de fait une des émissions politiques les plus équilibrées du paysage audiovisuel, avec des invités et des commentateurs des deux bords, un fact-checking redoutable de Chris Wallace lui-même, etc. Même si on ajoute les très sérieuses, mais à l’audience sans doute très limitée dans une large partie de la population, chaînes publiques PBS (pour la télévision) et NPR (pour la radio), cela fait quand même une offre très limitée d’information équilibrée.
Cette situation n’est pas sans poser des problèmes pour le grand public, par conséquent lui aussi contraint de choisir son camp au moment de s’informer, et qui se retrouve, un peu comme sur les réseaux sociaux, à n’entendre en permanence qu’une seule version des faits et de l’actualité13L’auteur s’efforce d’alterner et se demande parfois s’il n’a pas changé de pays en changeant de chaîne..
Et on mesure dans l’enquête du Pew Research Center déjà évoquée, sur l’influence des sources d’information sur les électeurs. On y voit notamment les dégâts causés par Fox News et les talks shows d’extrême droite, dont les auditeurs ont sur de nombreux sujets des positions très décalées de celles du reste de la population.
Miser sur la presse locale, un des piliers de la démocratie et de la vie publique aux Etats-Unis ne paraît malheureusement pas être une alternative très solide. En difficulté financière ces dernières années, cette presse a de plus en plus recours a de la sous-traitance, ce qui n’est pas sans poser des problèmes importants de fiabilité.
En outre, elle est de plus en plus soumise à la concurrence forcenée des sites internets d’information locale, lesquels sont eux aussi très orientés politiquement (comme de nombreux sites d’information en ligne au niveau national, un créneau très largement occupé là encore par l’ultra-droite) et emploient des méthodes douteuses qui les rapprochent davantage des publications de propagande politique que du journalisme (comme le rapporte une enquête du New York Times).
On pourrait espérer qu’une défaite de Donald Trump apaise la situation, ramène la presse « sérieuse » à une attitude plus mesurée – même si on sait aussi que du côté de l’ultra-droite et des conservateurs les plus durs, quel que soit le vainqueur de l’élection, il n’y aucune chance de voir le débat public s’apaiser.
On pourrait aussi imaginer que le parti républicain, enfin revenu à la raison, cesse de faire de Fox News et des sites et réseaux sociaux de l’ultra-droite un de leurs médias de prédilection.
Mais on peut malheureusement douter. Même s’ils sont manifestement mal-à-l’aise avec l’« affaire Hunter », les cadres du parti républicain n’ont, cette fois encore, pas voulu prendre le risque de se désolidariser de l’offensive du Président, craignant de perdre le soutien des ultra-conservateurs et les relais médiatiques que constituent Fox News et la galaxie de l’ultra-droite (car si Fox News met sans cesse en avant la liberté d’expression et critique la « cancel culture », la critique du Président Trump n’y est guère tolérée et ceux qui s’aventurent sur ce terrain sont rarement invités à nouveau).
On a ainsi vu la présidente du parti, Ronna McDaniel, expliquer avec aplomb à Chris Wallace qui lui demandait si elle avait des preuves tangibles de l’éventuelle prise d’intérêt de Joe Biden dénoncée par le candidat représentant son parti, que c’était à la presse d’enquêter pour confirmer ou infirmer les affirmations du Président et de ses soutiens.
Et on peut craindre que certains élus républicains conservateurs, n’hésitent pas, même s’ils perdent leur « champion » peut-être en raison de ses excès médiatiques, à recourir à la facilité du conspirationnisme et de la désinformation qui leur permet d’avoir table ouverte dans des médias dont l’audience est loin d’être confidentielle, et de parler à un électorat dont ils veulent obtenir les faveurs, quitte à se boucher le nez, les yeux et les oreilles, et quoi qu’il en coûte.
On n’en a donc pas fini de mesurer les dégâts causés par cette « bombe à fragmentation » qu’est la présidence de Donald Trump pour la démocratie américaine.