Le remplacement de la juge à la Cour Suprême Ruth Bader Ginsburg, décédée le 19 septembre, est devenu le sujet de discussion politique numéro un aux Etats-Unis. Au-delà de la personnalité de celle qu’on appelait « RBG » et qui était devenue une icône culturelle pour la gauche et un symbole de la lutte pour l’égalité femmes hommes, c’est en effet la couleur idéologique de la Cour Suprême, qui est en permanence amenée à se prononcer sur des sujets sociétaux ou institutionnels, qui est en jeu.
La constitution des Etats-Unis prévoit que le Président désigne les membres de la Cour Suprême et que le Sénat vote pour donner son «consentement ». Dès lors, la question de l’opportunité du lancement d’une procédure de remplacement à un mois et demi d’une élection générale où tant le Président sortant Donald Trump que la majorité républicaine au Sénat sont menacés, comme celle de la légitimité d’une nomination au pas de charge, de nature à influencer durablement (puisque les juges sont nommés à vie) la société américaine, se posent naturellement.
Avec bien évidemment en arrière-plan (quand ce n’est pas au premier plan…) des positionnements des différents acteurs, l’impact que ce débat pourrait avoir sur le résultat des élections présidentielles mais aussi sénatoriales du 3 novembre prochain.
Une occasion rêvée pour les conservateurs d’établir une Cour Suprême capable de mener une révolution conservatrice
Partons pour commencer d’un constat un peu abrupt. Compte tenu de l’histoire du pays, de son peuplement par vagues migratoires successives d’origines très diverses, du développement économique très disparate selon les régions, de sa taille qui accentue encore les disparités culturelles et le fossé entre les différents segments démographiques, la population américaine est en réalité extrêmement divisée quand il s’agit de décliner en pratique les principes inscrits dans la constitution : fédéralisme, liberté de croyance (avec en corollaire la question du droit à l’avortement), liberté individuelle (voir par exemple le nombre important de contentieux menés depuis le début de la pandémie sur les obligations de port du masque, de fermeture de certains commerce ou enceintes religieuses, etc), interprétation du fameux second amendement sur lequel se basent les lois relatives au port d’armes à feu.
Autant de sujets sur lesquels, les avis au sein de la population étant très partagés, et surtout les lobbys conservateurs comme progressistes étant très actifs, il est depuis de nombreuses années très difficile de légiférer, ce qui renvoie les évolutions, dans un sens progressif ou conservateur, aux jurisprudences et donc en dernière instance à la plus haute juridiction prévue par la constitution, la Cour Suprême.
C’est ainsi que le droit à l’avortement est aujourd’hui régi uniquement par une décision de la Cour Suprême de 1973, le fameux arrêt Roe vs Wade, qui n’a jamais été transformé en loi. Si les sondages indiquent qu’une majorité, de nombreux élus républicains comme démocrates dans des circonscriptions disputées craignent que l’activisme des militants tant pro-life que pro-choice (pour utiliser les expressions auto-attribuées respectivement par les tenants d’une interdiction et ceux d’une plus grande ouverture de l’accès à l’avortement) ne leur coûte leur siège si jamais une loi venait à être examinée par le Congrès..
Mais la Cour Suprême, au-delà d’être garante des libertés individuelles et donc de trancher des questions sociétales, régule aussi les relations entre l’état fédéral et les états fédérés, avec des conséquences déterminantes. Pour prendre un exemple particulièrement d’actualité à l’approche des élections, la Cour Suprême est régulièrement saisie sur les lois électorales des différents états (rappelons que chaque état possède sa propre loi électorale) et de leur application. On avait déjà évoqué ici un peu plus en détail les péripéties de l’accès au vote aux Etats-Unis et par exemple le fait que la Cour Suprême a supprimé en 2013 le droit de regard du gouvernement fédéral sur les lois électorales de certains états historiquement ségrégationniste, institué par le Civil Rights Act de 1965.
La Cour Suprême a également en cours un contentieux visant à supprimer les contraintes imposées par l’état fédéral aux états fédérés dans le cadre de l’Affordable Care Act (le fameux ObamaCare) sur la mise en place d’assurance santé sur l’ensemble du territoire. Elle peut être aussi être amenée à se prononcer sur des lois et normes qui seraient adoptées au niveau fédéral ou par des états sur les émissions de gaz à effet de serre (par exemple sur les lois californiennes imposant des normes au secteur automobile).
Autant dire que, dans une société où le recours à la justice est un réflexe pour trancher les différends de toute nature, la coloration idéologique de la Cour Suprême est déterminante pour l’évolution concrète d’un certain nombre d’éléments de la vie quotidienne des Américains.
Dès lors, les nominations revêtent un enjeu politique majeur, puisqu’au-delà des critères de compétence et d’expérience dans la matière juridique, ce sont les convictions idéologiques, les tendances politiques et les positions prises publiquement ou dans le cadre de fonctions exercées dans d’autres juridictions1La plupart des juges nommés ont précédemment exercé dans des tribunaux fédéraux, dans lesquels, comme à la Cour Suprême, les votes des juges sur les décisions prises sont rendus publics. qui sont déterminantes dans le choix des nominés par le Président, et dans le vote des sénateurs amenés à valider ces propositions.
La Cour Suprême a actuellement une majorité de juges nommés par des présidents républicains et donc réputés « conservateurs ». Grâce notamment aux deux nominations réalisées par Donald Trump depuis le début de son mandat, les conservateurs sont désormais 5 contre 4 juges nommés par des présidents démocrates et donc réputés « progressistes ».
Pour autant, sous l’égide de son président nommé par George W. Bush (le « Chief Justice » Roberts), attaché à l’indépendance de la Cour et par ailleurs peu enclin à renverser des jurisprudences déjà établies, elle a rendu ces derniers mois plusieurs décisions importantes décevantes pour les conservateurs, sur l’avortement, les droits des minorités sexuelles ou sur l’accès au droit de vote, comme on l’expliquait plus en détail dans une chronique en juillet dernier.
Dès lors, pour les lobbys conservateurs, la possibilité qu’ont un Président et un Sénat simultanément républicains et qui affichent des positions résolument « conservatrices » (même si elles ne traduisent pas forcément des convictions personnelles aussi conservatrices) de nommer la personne qui remplacera une juge résolument « progressiste » est perçue comme une opportunité extraordinaire pour consolider une majorité résolument conservatrice de la Cour Suprême. Il y aurait alors très durablement (les deux juges déjà nommés par Trump sont dans leur quarantaine, il en sera probablement de même pour le siège vacant) 6 juges « conservateurs » et 3 juges « progressistes »2Dans la suite de la chronique, on se permettra de ne plus mettre guillemets à chaque utilisation des termes « conservateurs » et « progressistes »., ce qui devrait limiter les « mauvaises surprises ».
A l’opposé du spectre politique, on s’inquiète de devoir à lutter pendant peut-être vingt ou trente ans contre une juridiction susceptible de revenir sur les acquis en matière d’avortement, de droits des minorités sexuelles ou prête à entraver des politiques de lutte contre le changement climatique contraignantes ou une évolution progressive vers un meilleure système public d’assurance santé.
Les progressistes sont d’autant plus frustrés de voir qu’une nomination se profile, que d’une part, à quelques semaines près, la nomination aurait peut-être être pu effectuée par un Président démocrate et/ou un Sénat démocrate, et que d’autre part, en 2016, suite au décès d’un juge conservateur en février (donc plus de six moins avant l’élection), le leader de la majorité républicaine au Sénat Mitch McConnell avait refusé d’examiner la proposition de nomination par Barack Obama d’un juge progressiste, au motif qu’une nomination proche de l’élection d’un nouveau Président privait ce dernier d’une des décisions parmi les plus importantes qu’il ait à prendre.
Alors, sans grand espoir d’obtenir gain de cause en réalité, les progressistes agitent des questions de morale, d’application du précédent de 2016, rappellent que le Président a reçu en 2016 moins de suffrages au niveau national qu’Hillary Clinton et peut dès lors difficilement expliquer qu’il a un « mandat du peuple » pour désigner un juge conservateur, soulignent le risque de voir la classe politique et avec elles les institutions perdre encore plus de légitimité, ou agitent la menace de rétorsions, par exemple au travers de réformes institutionnelles (cf. infra) quand les démocrates reviendront au pouvoir.
Républicains et démocrates à la manœuvre pour tenter d’en tirer le meilleur parti électoral
Du côté du Président Trump et de son entourage, on n’est jamais embarrassé par des questions de morale et de légitimité, on n’a pas vraiment peur d’attiser les divisions au sein de la société américaine et on regarde en premier lieu son intérêt personnel immédiat.
La mort de Ruth Bader Ginsburg est donc d’abord perçue par le camp Trump comme une occasion rêvée d’éviter que l’élection ne devienne un référendum sur le Président, alors que le jugement des américains sur sa personnalité et sur sa gestion de la pandémie est très négatif.
Alors que la tentative de mettre l’insécurité et de la peur de l’anarchie au cœur de la campagne n’a pas à ce stade, selon les sondages en tout cas, été suffisamment efficace pour remettre le candidat républicain dans la course, celui-ci a cette fois une occasion de déplacer le débat sur le terrain des « valeurs » et des questions sociétales.
Donald Trump avait déjà parfaitement joué cette carte pendant sa campagne de 2016. S’il avait promis de consolider une majorité conservatrice à la Cour Suprême, c’était non par conviction (il aurait fallu pour cela qu’il ait des convictions) ni parce qu’il comptait faire de sa présidence l’instrument d’une révolution conservatrice, mais bien uniquement pour rallier l’électorat conservateur et notamment l’électorat chrétien, initialement très réticent vis-à-vis de son investiture par le parti républicain3Il n’avait jamais affiché de convictions particulièrement conservatrices et les frasques de sa vie personnelle n’étaient pas vraiment compatibles avec les « valeurs » chrétiennes., mais dont le soutien était impératif pour pouvoir espérer conquérir la Maison Blanche.
Trump avait en effet bien compris qu’une grande partie des électeurs chrétiens fondamentalistes ne détermine son vote que par rapport à la position des candidats sur la protection des libertés religieuses et l’empêchement (légal ou pratique) de l’avortement. Le fait que le président représente par son comportement à peu près l’opposé de toutes ces valeurs chrétiennes n’ést absolument pas un problème pour ces électeurs, prêts à payer ce prix pour faire progresser leur cause.
Donald Trump avait ainsi su, en choisissant comme colistier Mike Pence, c’est-à-dire une des figures politiques de la droite chrétienne fondamentaliste, et en prenant des engagements très clairs sur l’avortement nouer en 2016 une alliance de circonstances avec les mouvement ultra-conservateurs et chrétiens. Comme le rappelait récemment de façon très transparente la présidente d’un mouvement anti-avortement, ces électeurs savaient qu’ils n’avaient aucune chance de remplir leurs objectifs avec Hillary Clinton : autant alors tenter de passer un marché pragmatique avec Donald Trump.
Ceci lui avait d’autant plus réussi que la perspective de voir le prochain Président mettre fin à la vacance à la Cour Suprême avait largement mobilisé l’électorat chrétien pour le scrutin de 2016. Selon différents sondages réalisés après l’élection (par exemple celui d’Edison Research Center cité par le Washington Post), la nomination à la Cour Suprême avait, , été un des déterminants majeurs du vote pour une bonne partie des électeurs et surtout des électeurs de Trump.
Dès lors, Trump comptait bien renouveler en 2020 cette alliance, en s’appuyant sur le fait, on l’a dit, que la Cour Suprême n’a pas encore de majorité conservatrice « sûre ». Il l’avait affirmé dès le mois de juin puis avait, comme en 2016, annoncé début septembre une liste de personnalités parmi lesquelles il choisirait de futures nominations (liste à la constitution de laquelle les mouvements ultra-conservateurs ne se cachent pas d’avoir participé).
Les mouvements ultra-conservateurs, chrétiens, ou les lobbys pro-armes comme la National Rifle Association lui avaient à nouveau apporté leur soutien. Car en nommant deux juges conservateurs, et par ses prises de position et l’action de son administration (même si cela est souvent jugé secondaire par les conservateurs), Trump avait de fait rétribué ce soutien au-delà de toutes les espérances. Et là encore, qu’il le fasse par intérêt ou par conviction n’est pas la question pour ces mouvements : ce qui compte, c’est qu’il accorde une énorme importance à ces questions.
Même s’il n’avait pas fait de cet argument le cœur de sa campagne jusqu’à présent, Donald Trump comptait sans doute en faire un argument fort pour sa réélection en promettant à nouveau de nommer s’il en avait la possibilité un juge résolument conservateur. Et le voilà donc en situation de le faire à quelques semaines de l’élection.
Trump a donc évidement très vite réaffirmé son intention de faire valoir ses prérogatives, de respecter sa promesse et le mandat donné par le peuple américain et indiqué qu’il transmettrait au Sénat dès le 26 septembre4On notera que les funérailles de Ruth Bader Ginsburg n’auront pas encore eu lieu. une proposition de nomination d’une juge conservatrice. Et c’est devenu un des sujets principaux de ses meetings de campagne (même s’il a comme d’habitude du mal à s’en tenir à un sujet, déclenchant à nouveau plusieurs polémiques ces derniers jours, puisqu’il a par exemple refusé de s’engager à reconnaître le résultat des élections ou critiqué à nouveau les recommandations, qu’il juge trop restrictives, émises par les autorités sanitaires concernant le coronavirus).
Tout dépendait dès lors de la position du Sénat quant à l’examen d’une nomination. Car l’adhésion de la majorité républicaine à la désignation d’une nouvelle juge à une date aussi proche de l’élection était moins évidente, pour plusieurs raisons.
En effet, si début 2020, très peu d’observateurs envisageaient que le parti démocrate puisse reprendre la majorité au Sénat, les derniers sondages montrent désormais que plusieurs sièges occupés aujourd’hui par des républicains sont susceptibles de basculer dans le camp démocrate. On y voit souvent là l’effet des mauvais résultats du Président Trump qui ferait que les électeurs prêts à écarter Trump du pouvoir pourrait également vouloir remplacer leur sénateur5Selon un phénomène électoral classique et pas seulement aux Etats-Unis, mais amplifiés aux Etats-Unis par le fait que le vote a lieu le même jour et sur le même bulletin. On dit ainsi que le haut du bulletin – « top of the ballot » – emporte le bas du bulletin – « bottom of the ballot »..
La question se posait donc pour commencer, pour certains candidats à un siège au Sénat, de leur intérêt électoral à se faire à nouveau l’instrument d’une action symboliquement très forte du Président sortant. Ainsi, certains sénateurs remettent leur siège en jeu dans des états à l’électorat majoritairement modéré (par exemple dans le Maine, où le siège occupée par Susan Collins est très convoité par les démocrates) où l’étiquette de « soutien de Trump » paraît être en 2020 davantage un boulet qu’un atout, d’où une possible réticence à être l’instrument d’une désignation à la hussarde d’un juge conservateur.
Mais l’approche inverse vaut dans des états du Sud très divisés politiquement, où le résultat de l’élection paraît reposer d’abord sur la capacité des deux camps à mobiliser leurs bases. Les candidats républicains misent alors sur le soutien des conservateurs, ce qui les inciterait plutôt à accélérer le processus.
On en oublierait presque que certains sénateurs pourraient aussi déterminer leur position sur une simple question de conviction, que ce soit en se plaçant sur le terrain éthique de la démocratie (si une nomination à quelques jours d’un élection respecte la lettre de la constitution, est-elle pour autant défendable politiquement, encore plus après le précédent de 2016 ?) ou sur celui de leurs convictions personnelles et idéologiques.
Certains élus républicains et notamment plusieurs sénatrices (dont Susan Collins dans le Maine) sont connues pour être plutôt pro-choice et pourraient donc voir d’un mauvais œil la nomination d’une juge ultra-conservatrice assumant explicitement la volonté de remettre en cause les acquis en matière de droit à l’avortement.
A contrario, pour d’autres, il est clair que la consolidation d’une Cour Suprême conservatrice capable de mener une révolution conservatrice de la société américaine constitue le Graal absolu de leur engagement politique. Cet objectif l’emporte alors sur toute autre considération.
Par ailleurs, de nombreux sénateurs républicains avaient déclaré publiquement en 2016 qu’ils appliqueraient à l’avenir sans hésiter le raisonnement ayant prévalu pour refuser l’examen de la nomination proposée par Obama, allant jusqu’à dire comme le sénateur de Caroline du sud Lindsay Graham qu’on pourrait utiliser cette prise de position contre lui6Qui n’est cependant pas à un retournement de veste près, lui qui, après avoir traité pendant la primaire républicaine de 2016 Trump d’idiot, de raciste, etc. est devenu un des ses alliés les plus fidèles au Sénat.. Même sans mandat en jeu pour certains d’entre eux, la question de savoir s’ils se dédiraient était donc légitimement posée.
La prudence a donc été initialement de mise également du côté des sénateurs républicains et notamment du leader la majorité républicaine Mitch McConnell, qui fixera le tempo d’un éventuel examen d’une proposition de nomination du Président, et dont la position n’était pas claire.
Il faut dire que McConnell est réputé pour son absence totale de scrupules comme de convictions et sa prédilection pour les basses manœuvres politiciennes, mais aussi pour ses ambiguïtés. Ainsi, quand il avait déclaré sans hésiter après les élections de 2016 que son refus de lancer le processus de désignation d’un juge à la Cour suprême pendant les derniers mois de la présidence Obama avait été « la meilleure décision de son mandat »7En revanche, contrairement à certains de ses collègues, il avait aussi précisé que si la situation se reproduisait en 2020, il n’hésiterait pas à pourvoir le siège., on ne savait pas s’il parlait de l’impact sur l’élection ou de l’impact sur la Cour Suprême.
Car s’il a toujours eu comme principal objectif politique de se maintenir au pouvoir, McConnell a lui-même de grandes chances d’être réélu et à 79 ans,il pense peut-être aussi désormais à la marque qu’il laissera dans l’histoire. On imagine qu’il préférerait être « celui qui a consolidé par tous les moyens une Cour Suprême conservatrice » plutôt que « celui qui a empêche le Congrès de fonctionner pendant 10 ans ».
Dans tous les cas, il a publié , le soir même de l’annonce du décès de Ruth Bader Ginsburg, un communiqué indiquant être prêt à mettre le sujet à l’ordre du jour du Sénat mais est resté vague sur ses intentions quant à la méthode et au calendrier de la procédure. On a ainsi appris qu’il avait demandé à ses collègues sénateurs républicains de ne pas prendre de position tranchée sur leur volonté d’examiner une nomination trop rapidement, pour laisser ouvert le champs des possibles.
La situation s’est rapidement éclaircie et ce avant même l’annonce par Donald Trump de la personnalité choisie : à l’exception de deux sénatrices (Susan Collins, déjà mentionnée précédemment, et Lisa Murkwoski, sénatrice modérée de l’Alaska généralement critique envers Trump et publiquement pro-avortement) déclarant ne pas vouloir procéder à la nomination avant le 3 novembre, presque tous les sénateurs se sont déclarés publiquement prêts à examiner sans attendre la nomination que proposerait le Président.
On aura notamment noté le positionnement de Mitt Romney, ancien candidat républicain battu par Barack Obama en 2012, et seul sénateur républicain à avoir voté pour l’impeachment de Donald Trump en février dernier. Dès lors qu’il considérait le Président inapte à la fonction, le considérait-il apte à nommer un juge ? Sa prise de position était très attendue (d’autant plus qu’il a annoncé qu’il effectuait son dernier mandat) par les progressistes qui espéraient voir quelques sénateurs s’exonérer d’une approche strictement partisane de la question. Manifestement, ses convictions religieuses – c’est un fervent mormon – l’ont emporté et il a indiqué le 22 septembre être prêt à examiner sans tarder la nomination qui serait soumise par le Président.
L’argument affiché par tous ces sénateurs est le suivant : il s’agit de l’application pure et simple de la constitution et dans l’histoire américaine, près d’une trentaine de juges ont été nommés pendant une année électorale. 2016 ne constitue pas un précédent applicable car en 2020 Président et Sénat sont du même camp – en 2016 l’argument n’était pas celui-là mais bien celui de la nécessité de laisser le « peuple » décider.
En réalité, les républicains considèrent manifestement que le jeu en vaut la chandelle. Soit par idéologie pour certains, prêts à se dédire et prendre le risque perdre le Sénat et même peut-être leur propre siège pour installer durablement une majorité conservatrice.
Soit par opportunité électorale : certains considèrent que la polémique virulente sur la nomination contestée du juge conservateur Brett Kavanaugh8Il était accusé d’avoir violé une étudiante pendant sa jeunesse et dont les frasques d’étudiant avaient été étalées au grand jour pendant son audition au Sénat, donnant lieu notamment à une déclaration de contrition étonnante et largement moquée par la suite. avait permis aux républicains en 2018 de conquérir plusieurs sièges démocrates au Sénat et de consolider la majorité républicaine (même si les experts considèrent que de leur côté que ce n’est pas le facteur explicatif principal) et qu’il est de leur intérêt de reproduire un contexte similaire.
D’autres considèrent qu’il est dangereux de se mettre en porte-à-faux avec le Président, capable de mener une campagne féroce contre les réfractaires de son propre camp, ou de toute façon trop pour se défaire de l’étiquette d’élu « pro-Trump ».
Mitch McConnell dispose donc de suffisamment de vote pour lancer la procédure. Alors qu’il y 53 sénateurs républicains sur les 100 membres du Sénat, il lui suffit en effet de limiter les défections à 3 unités, dans la mesure où en cas d’égalité le vice-Président voter pour trancher. Et en l’occurrence, Mike Pence, fervent chrétien fondamentaliste, n’hésitera pas un seconde.
Reste la question du calendrier précis de la procédure, qui est totalement ou presque à la main des sénateurs républicains (les sénateurs démocrates ne peuvent que retarder à la marge la procédure). Même si les procédures de nomination du juges à la Cour Suprême prennent en moyenne plus de deux mois, il apparaît possible, en appliquant un calendrier très serré, de finaliser la nomination avant le 3 novembre.
Mais finaliser la nomination avant le scrutin du 3 novembre l’élection n’est pas indispensable. Car le mandat du Sénat n’arrive à échéance qu’à la fin de l’année (et celui du Président le 20 janvier) et il se tient toujours une session parlementaire après les élections pour finaliser les travaux en cours, la « lame duck session » (le terme de « canard boiteux » désigne les présidents ou élus qui n’exerceront plus leur mandat quelques semaines plus tard et qui n’ont dès lors, théoriquement, plus d’influence ou de leviers politiques).
Bien sûr, finaliser la procédure après le 3 novembre ouvrirait un débat intense sur la légitimité du Sénat sortant à finaliser la nomination d’un juge si Trump venait juste de perdre l’élection ou si le parti républicain perdait sa majorité.
C’est pour cela que les lobbys conservateurs et les élus le plus engagés à leurs côtés poussent très activement pour une procédure rapide et une finalisation avant le 3 novembre pour éviter tout risque de défection au sein de la courte majorité dont dispose les républicains (soit que certains élus, sortants ou non, battus ou non, ne considèrent plus la nomination légitime, soit qu’ils n’apprécient pas la personnalité ou les convictions de la candidate proposée et se sentent après l’élection plus libres vis-à-vis de leur électorat, etc.).
Sur un tout autre plan, l’urgence à agir est renforcée, dans l’esprit du Président sortant et des candidats républicains par le fait qu’en cas d’élection contestée – et on ne doute pas de la volonté de Trump de contester un résultat qui lui serait défavorable, la Cour Suprême pourrait être amenée à jouer un rôle décisif, comme elle l’avait fait en 2020. Saisie d’un contentieux sur le décompte des votes en Floride, sa décision avait donné la victoire finale à George W. Bush.
Les promoteurs d’une nomination ultra-rapide agitent ainsi le risque d’avoir un avis partagé de la Cour Suprême sur certains contentieux électoraux, la constitution prévoyant alors que la décision faisant l’objet du contentieux est maintenue9On notera que cet argument n’avait pas prévalu en 2016.. Échaudés par le positionnement davantage « objectif » que « partisan » de certains juges théoriquement conservateurs lors de certaines décisions récentes de la Cour Suprême, ils considèrent sans doute qu’une majorité conservatrice plus nette donne davantage de garanties d’avoir une approche bienveillante envers les candidats républicains lors d’éventuels contentieux électoraux.
Mais pour ceux qui voient dans l’engagement de la procédure de nomination en premier lieu un moyen d’être élu ou réélu, et non une façon de garantir la coloration idéologique conservatrice de la Cour Suprême quel que soit le résultat du scrutin, il n’y a pas forcément que des avantages à ce que la procédure se termine à brève échéance.
Cela concerne évidemment le Président Trump pour lequel la priorité n’est pas de pourvoir le siège mais bien d’être réélu. Autrement dit, entre le scénario où il gagne, les républicains perdent le Sénat et la nomination prévue est bloquée, et celui dans lequel, une juge conservatrice est nommée, il perd et quitte la Maison Blanche avec les remerciements des ultra-conservateurs, on imagine que Trump a vite fait le choix.
Or, le Président a-t-il intérêt, électoralement parlant, à respecter sa promesse de campagne dès maintenant, donc presque par anticipation, en espérant un vote « récompense » ? Pour une partie des électeurs que Trump courtise avec ses promesses sur la Cour Suprême, l’intérêt pour la politique se limite à la question de l’avortement, du mariage homosexuel ou du port d’armes. Et ils pourraient bien considérer qu’avec une majorité nettement conservatrice bien établie, leur objectif est rempli et qu’ils n’ont dès lors plus rien à atteindre ou à craindre du prochain Président, quel qu’il soit.
Et ce d’autant plus qu’on peut supposer que les électeurs qui se définissent d’abord comme chrétiens (plus que comme « républicains » ou « démocrates ») ne font pas partie de ceux qui apprécient particulièrement la personnalité et les débordements du Président ou sa gestion du coronavirus. Certes, Trump a beaucoup communiqué sur son opposition à l’interdiction de services religieux imposée par certains gouverneurs pour limiter la propagation du virus, mais son attitude désinvolte par rapport au nombre de morts ou à la vulnérabilité des personnes âgées (il a encore répété le 22 septembre que le virus ne « touchait virtuellement personne ») n’est peut-être pas du goût de tous les électeurs chrétiens.
Il ne déplairait donc peut-être pas à Donald Trump que la désignation reste en suspens jusqu’à l’élection, laissant planer le risque que la procédure n’aille pas à son terme s’il perdait l’élection ou si la majorité au Sénat basculait. Il pourrait ainsi reproduire le scénario de 2016 et mobiliser au maximum l’électorat conservateur autour de cet enjeu.
D’autant qu’en se déclarant prêt à une nomination en urgence et annonçant rapidement un nom, il a sans doute largement écarté les menaces (qui n’étaient guère crédibles) de vote « sanction » agité par certains mouvements conservateurs si le Président renonçait à exercer ses prérogatives au plus vite.
Trump se dit sans doute qu’il saura bénéficié du calendrier, quel qu’il soit : si le processus reste inachevé, il en rendra responsables les démocrates et tentera de sur-mobiliser sa base électorale ; si la nomination intervient juste avant l’élection, sa « victoire » occupera le devant de la scène et il pourra compter, il ne s’en est d’ailleurs pas caché, sur une juge l’ayant sans aucun doute assuré de sa totale loyauté pour statuer sur d’éventuels contentieux électorat.
Trump n’est peut-être pas le seul à faire le raisonnement qu’une nomination postérieure à l’élection doit rester une option sur la table : car en annonçant immédiatement, et avant même de connaître le nom de la candidate proposée par le Président, leur volonté de lancer la procédure, les sénateurs ont largement agi en aveugle par rapport aux réactions des électeurs et de l’opinion publique.
Et si le camp républicain, le Président en tête, affiche publiquement le plus grand mépris pour les sondages, qui mettent Joe Biden et les démocrates nettement en tête, on sait aussi que tous les candidats ont leurs propres sondages internes et les étudient avec la plus grande attention.
En déclarant qu’ils examineraient la candidature soumise par le Président selon ses « mérites » (et c’est d’ailleurs bien ce que la constitution leur demande, qui ne fait pas du Sénat une simple chambre d’enregistrement mais lui octroie un rôle de « conseil et d’approbation » – « advise and consent » ), certains sénateurs ont en réalité réservé le contenu de leur vote final et se sont également laissé des marges de manœuvre pour éventuellement adapter le calendrier.
Ils ne peuvent à ce stade faire autrement que d’afficher publiquement leur détermination à agir avant le 3 novembre. Car, même si la précipitation peut trahir un certain défaitisme par rapport aux prochaines élections, à partir du moment où les sénateurs mettent en avant leur devoir d’appliquer la constitution, il leur est difficile d’expliquer qu’ils auront les mains plus libres une fois les élections passées ou qu’ils préfèrent garder les électeurs mobilisés jusqu’au 3 novembre.
Mais si la réaction des électeurs s’avère dans les prochains jours négative à la fois par rapport à cette procédure accélérée ou par rapport à la candidate, il sera toujours temps de prendre prétexte d’un besoin d’examen complémentaire de la candidate pour renvoyer a finalisation à la « lame duck session », avec sans aucun doute l’appui des démocrates (qui seront même prêts à revendiquer la responsabilité du report).
Car la réaction des électeurs à toutes ces manœuvres est d’autant plus incertaine à ce stade qu’on ne connaît pas la candidate proposée. La seule certitude est que le Président devrait choisir une femme – pour ne pas s’aliéner encore plus l’électorat féminin, déjà manifestement largement captée par Joe Biden – siégeant déjà probablement au sein d’un tribunal fédéral, ce qui permettrait d’accélérer la procédure
Deux noms circulent actuellement avec insistance. Issus de la liste divulguée par le Président le 9 septembre, ils lui garantissent le soutien des mouvements ultra-conservateurs mais présentent néanmoins deux options tactiques assez différentes, entre lesquelles la campagne du Président et de ses soutiens oscillent régulièrement (on en parlait ici).
La grande favorite, que le Président a rencontré deux fois cette semaine, est Amy Coney Barrett, qui tiendrait la corde, est un juge siégeant à la cour d’appel fédérale de Chicago, fervente catholique (professeur de droit dans la prestigieuse université de Notre Dame, elle invitait ses étudiants en 2006 à consacrer leur carrière à l’« avènement du royaume de Dieu »), et dont les convictions anti-avortement sont publiques.
Elle serait en quelque sorte la porte-drapeau du mouvement « nationaliste chrétien » qui a un agenda politique qui va au-delà des questions sociétales déjà évoquées, et vise d’abord à « réinstaurer » un régime basé sur la Bible (et son interprétation dite « littérale ») et qui serait conforme aux intentions des pères fondateurs10Le ministère de la Justice de Trump William Barr est une des figures de proue actives de ce mouvement. Les lecteurs intéressés écouteront à ce propos par exemple l’émission suivante.. Elle présenterait l’avantage de galvaniser à coup sûr les électeurs fondamentalistes et le cœur de l’électorat Trump, qui ne demande qu’à en découdre avec les progressistes.
L’autre option serait de choisir Barbara Lagoa, qui siège également dans une cour d’appel fédérale, mais en Floride et qui a l’avantage d’être d’origine cubaine et donc d’être potentiellement utile électoralement en Floride, état que Trump doit impérativement gagner pour espérer être réélu11On voit déjà les républicains s’insurger contre le fait que les démocrates refusent de nommer une juge issue d’une famille d’exilés cubains.. Elle s’est aussi distinguée par son vote récent en faveur d’une loi électorale de l’état de Floride visant à rayer des listes électorales les anciens condamnés n’ayant pu s’acquitter de leurs peines financières, ce qui prive plus de 700 000 habitants (dont la moitié serait afro-américain) du droit de vote.
Dans les deux cas (et sans aucun doute si jamais le Président choisissait une autre candidate), les critiques et les polémiques sur les prises de position antérieures de la probable future juge devraient pleuvoir, alimentées par le camp progressiste et par les démocrates.
Car les démocrates, bien que largement démunis s’agissant des leviers procéduraux pour empêcher une nomination d’ici la fin de l’année, vont évidemment essayer de tirer de cette situation le maximum de bénéfice électoral.
Biden a plutôt bien réussi depuis quelques mois à rassembler derrière lui le camp démocrate, y compris la frange progressiste menée par Bernie Sanders. Mais, au fil de quelques déclarations un peu trop prudentes de sa part, et alors que la perspective d’une victoire se précise, il pouvait craindre un effritement de l’adhésion un peu à contrecœur de l’électorat progressiste.
Inutile de dire qu’il a là une occasion, que n’ont pas manqué de saisir ses soutiens progressistes, de sécuriser la participation de segments électoraux (jeunes, minorités sexuelles, militants résolument progressistes) qui avaient fait défaut à Hillary Clinton en 2016.
Au-delà de l’indispensable rassemblement du parti démocrate, Joe Biden a également immédiatement saisi la question du remplacement de Ruth Bader Ginsburg pour appuyer encore plus sur les thèmes de campagne qu’il considère comme les plus porteurs pour séduire l’électorat modéré et indépendant et certaines catégories démographiques qu’il a ralliées jusqu’à présent et qui pourraient lui assurer la victoire en novembre prochain : femmes (la mort de Ruth Bader Ginsburg a permis de rappeler qu’on lui doit plusieurs avancées majeures obtenues à la Cour Suprême en matière d’égalité femme – homme, quand elle défendait des contentieux en tant qu’avocate de mouvements féministes puis une fois elle-même juge à la Cour Suprême), électeurs des banlieues résidentielles, personnes âgées.
C’est ainsi que Biden met moins en avant ces jours-ci la question de la protection du droit à l’avortement (les électeurs qui accordent une importance majeure à ce sujet sont déjà rangés derrière Biden ou Trump) que celle de l’assurance-santé, sur laquelle il menait déjà une campagne très intense, considérant qu’il s’agit d’un sujet de préoccupation majeure pour les segments de l’électorat évoqués à l’instant.
Il souligne ainsi, en s’appuyant sur l’exemple de la pandémie en cours, sa volonté d’améliorer le dispositif existant alors que son adversaire ne parle que de supprimer l’ObamaCare (sans expliquer par quoi il compte le remplacer concrètement).
En effet, un contentieux visant à démanteler certaines dispositions de l’ObamaCare (notamment les obligations faites à certains états de proposer des assurances publiques pour certains segments de la population) mené par l’administration Trump, est pendant à la Cour Suprême et l’audition des parties prenantes est prévue le 10 novembre. On notera d’ailleurs qu’Amy Coney Barrett, qui fait figure de favorite pour occuper le siège vacant, s’est à plusieurs reprises prononcés contre l’ObamaCare (au motif notamment que les incitations à financer la contraception seraient contraire aux libertés religieuses).
Une victoire de l’administration Trump conduirait notamment à remettre en cause la possibilité offertes aux américains souffrant d’antécédents médicaux (ils représenteraient environ un quart de la population), largement exclus des dispositifs privés ou amenés à payer des prix exorbitants, de souscrire à des assurances publiques.
En insistant sur ce point dès maintenant (et probablement durant toute la procédure de validation), Biden et les démocrates reproduisent la campagne qui leur avait permis en 2018 de reconquérir la Chambre des représentants, puisque les experts estiment que les menaces pesant sur l’ObamaCare avaient été à l’origine du basculement d’électeurs de Trump en 2016 vers un vote démocrate.
Biden reste aussi complètement cohérent avec l’approche tactique qu’il a mise en œuvre depuis sa victoire dans les primaires : mettre en avant des sujets concrets et relevant du quotidien des américains, ce qui lui permet de mettre en valeur ses propres qualités humaines et son propre parcours de père de famille issu des classes moyennes, qui n’a pas oublié ses origines et est donc capable de comprendre les américains ordinaires (tout le contraire de son adversaire, serait-on tenté de dire).
Les démocrates ont aussi vu dans le débat sur la nomination d’un nouveau juge avant l’élection un moyen de remettre sur le devant de la scène l’importance des élections au Congrès car ils savent bien que même si Joe Biden est élu, sa marge de manœuvre pour gouverner sera réduite si le Sénat reste républicain12Ils ont bien tête les blocages permanents auxquels Obama avait eu à faire face pendant une bonne partie des ses deux mandats..
Ils ont par exemple dénoncé l’hypocrisie des élus républicains qui refusent d’appliquer le raisonnement qu’ils avaient mis en avant en 2016, qui n’hésitent pas à se dédire, etc. Ou souligné qu’au lieu de consacrer les semaines qui viennent à l’examen de la nomination d’une nouvelle juge, la majorité républicaine au Sénat ferait mieux de travailler enfin sur un nouveau train de mesures de soutien à l’économie et aux américains les plus vulnérables, puisque les discussions au Congrès sur le sujet sont toujours au point mort.
C’est d’ailleurs sur ce dernier sujet que Biden insiste davantage, toujours dans son optique de parler aux électeurs ordinaires, peu intéressés par les débats institutionnels et qui n’ont sans doute pas beaucoup d’illusion sur la capacité de la classe politique américaine à respecter sa parole.
On notera aussi que Biden a d’abord tenté, sans succès, d’en appeler à la responsabilité et la conscience des sénateurs républicains en leur demandant de bien considérer le risque de crise politique en cas de nomination précipitée qui serait désavouée par le scrutin du 3 novembre.
Il est en cela parfaitement cohérent avec les principes politiques qu’il a mis en application tout au long de sa carrière politique au Sénat puis en tant que vice-président : les accords bi-partisans et les compromis, même s’ils ne permettent que des avancées incrémentales, sont toujours préférables à des affrontements stériles.
Mais il est bien isolé dans cette approche du sujet et même en réalité mis en difficulté par les élus démocrates, encouragés par les mouvements progressistes, qui préfèrent, pour tenter de convaincre les sénateurs républicains, brandir la menace d’une grande réforme institutionnelle, s’ils arrivent à conquérir la majorité au Sénat et la Présidence.
Il s’agirait notamment d’augmenter le nombre de membres de la Cour Suprême (qui n’est pas fixé par la constitution mais par la loi) et dans la foulée de désigner des juges « progressistes » pour redonner à la Cour Suprême une coloration idéologique conforme au résultat des élections.
Dans le même temps, Washington D.C. et de Porto Rico deviendraient des états à part entière et leur population (qui n’a pas de représentation au Congrès pour des raisons historiques) seraient donc représentés au Sénat par deux sénateurs pour chacun d’entre eux : avec l’espoir côté démocrate, compte tenu de la démographie de ces deux zones, d’avoir quasiment à coup sûr 4 sénateurs démocrates de plus.
Joe Biden n’a jamais, lors de sa carrière politique, été très enclin à réformer les institutions, auxquelles il est attaché. Et ces menaces démocrates de réforme institutionnelle présentent un risque électoral pour le candidat démocrate qui est évidemment interrogé sur le sujet (et il sera sans doute lors du premier débat des candidats à la présidence le 29 septembre).
Biden tente pour l’instant d’évacuer la question, car il sait qu’une position molle ou trop ambiguë pourrait décevoir les électeurs progressistes tandis qu’un soutien à ces réformes pourraient inquiéter les électeurs modérés en accréditant l’idée que Joe Biden, une fois élu, ne saura pas résister à l’aile gauche de son parti.
Un impact très incertain sur le scrutin du 3 novembre… et un climat politique toujours plus délétère
Les observateurs politiques estiment habituellement que les questions relatives à la Cour Suprême mobilisent davantage l’électorat conservateur que progressiste. Mais ils sont cette fois-ci beaucoup moins affirmatifs. Ils en veulent pour preuve le fait que les dispositifs de levée de fond pour financer les campagnes des candidats démocrates au Sénat ont récolté des montants extraordinaires depuis le 19 septembre : par exemple, l’organisation Act Blue qui soutient financièrement les campagnes des candidats démocrates aurait récolté plus de 150 millions de dollars dans les trois jours qui ont suivi la mort de RBG. Et comme dit l’expression américaine, « money talks».
Bien malin qui peut de toute façon dire aujourd’hui l’effet que ce nouvel événement imprévu aura sur le résultat final, tant les impacts potentiels semblent contradictoires.
S’agissant de l’élection présidentielle, Donald Trump va-t-il sur-mobiliser l’électorat ultra-conservateur, qui lui est déjà complètement acquis ? Peut-il récupérer des électeurs pro-life ou pro-gun prêts à la sanctionner pour sa gestion de la pandmie mais qui vont se rappeler que la Cour Suprême est aussi un enjeu majeur des prochaines élections ? A contrario, Biden va-t-il définitivement sécuriser le vote des progressistes et consolider son avance son avance au sein des classes moyennes inquiètes pour l’avenir de leur assurance-santé ? La tribune qui sera offerte à Kamala Harris, membre de la commission des affaires judiciaires du Sénat (elle s’était déjà mise en avant pendant les auditions du juge Kavanaugh), et qui exerce toujours son mandat de sénatrice tout en faisant campagne comme colistière de Joe Biden, pourra-t-elle aider le ticket démocrate ?
Quant à la bataille pour la majorité au Sénat, les électeurs vont-ils sanctionner l’hypocrisie et les reniements de certains élus, ou récompenser la défense à tout prix des convictions conservatrices ? Les sénateurs sortants, qui devront passer le mois d’octobre à siéger pour procéder à la nomination d’une juge, ne vont-ils pas être pénalisés par le fait de ne pouvoir faire campagne dans leur état ? Les démocrates, en menaçant de modifier les institutions s’ils obtiennent la majorité au Congrès et la Présidence, ne risquent-ils pas de « découpler », à leur dépens, le vote de certains électeurs, prêts à sanctionner Trump en votant Biden, mais qui, opposés à des réformes institutionnelles radicales, voteront pour un candidat républicain au Sénat ?
Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’intensité des débats, les tensions politiques, la polarisation du pays et l’hystérie autour des élections de novembre prochain sont encore montées d’un cran, alors qu’elles atteignaient déjà des niveaux très élevés, pour ne pas dire très inquiétants.
Furieux de la situation, animés d’une rancœur accumulée depuis plusieurs années contre Mitch McConnell, symbole du cynisme des élus républicains, les élus démocrates, qu’ils soient modérés ou progressistes (la conférence conjointe entre le leader des démocrates au Sénat, Chuck Schumer, considéré comme l’archétype de l’« establishment » démocrate modéré et l’égérie de l’aile gauche Alexandria Ocasio Cortez, dite AOC, a été très remarquée, à la fois comme une démonstration de l’unité mais aussi par les positions dures exprimées par l’une comme l’autre) ont surtout en tête d’en découdre avec les républicains et les conservateurs.
Ces derniers sont ravis de leur côté de relancer la « guerre culturelle » autour des questions sociétales. Ils ont aussi beau jeu d’accuser les démocrates, au travers de leurs projets de réforme des institutions (dont il faut dire qu’ils ont tout de la fausse bonne idée, car les républicains pourraient tout à fait prendre les mêmes mesures une fois revenus au pouvoir, dans une escalade sans fin), de trahir l’esprit de la constitution et les institutions, de vouloir l’instrumentaliser pour faire avancer un agenda progressiste que ne souhaite pas la majorité silencieuse des américains, etc. Et les médias de l’ultra-droite s’en donnent à cœur joie.
C’est ainsi qu’on s’échange des invectives entre élus et médias, qu’on parle des deux côtés de « bataille », ou qu’on tente des deux côtés d’utiliser à son profit des déclarations de Ruth Bader Ginsburg (côté républicain, on rappelle qu’elle avait déclaré que le Président devait exercer ses prérogatives jusqu’au dernier jour de son mandat ou qu’elle n’était pas favorable à l’augmentation du nombre de juges, côté démocrate, on met en avant une déclaration dictée sur son lit de mort demandant à ce que son remplacement soit fait par le prochain Président – et les républicains ont alors beau jeu de s’étonner que les démocrates considèrent que le souhait d’une juge l’emporte sur la lettre de la constitution13On pourrait ajouter, que malade depuis longtems, RBG aurait pu démissionner sous la Présidence d’Obama – et elle aurait peut-être même, compte tenu de son aura, eu son mot à dire sur sa remplaçante., et ainsi de suite).
L’agitation est aussi à son comble sur les réseaux sociaux et évidemment chez les militants des deux camps, entre meetings du Présdient lors desquels ses supporters scandent désormais « Fill the seat ! » (i.e. « pourvoie le siège ! »14On est d’accord que cela marche mieux en anglais.) – et Trump adore. Pendant ce temps, les militants progressistes manifestent devant le domicile personnel de Mitch McConnell ou huent le Président venu se recueillir devant le cercueil de RBG exposé sur le perron de la Cour Suprême.
On n’imagine sans peine la réaction d’une partie des américains ordinaires non engagés politiquement qui assistent à cette agitation politique frénétique, aux débats institutionnels et aux manœuvres politiciennes sans fin15L’auteur est conscient d’avoir décrit très (trop?) longuement les différents raisonnements des acteurs. Mais il lui semble qu’ils illustrent justement ce qui rend la politique insupportable aux yeux des américains., alors qu’ils sont surtout inquiets de la persistance du virus (pendant toute cette agitation autour de la Cour Suprême, le seuil des 200 000 morts a été franchi et chaque jour ce sont environ 800 américains qui s’ajoutent à la liste des victimes) et des difficultés économiques, touchés par les catastrophes naturelles, etc. Radicalisation et dégagisme exacerbé pour certains, lassitude ou dégoût de la politique pour d’autres.
Trump doit s’en réjouir, lui qui se plaît à surjouer cette « guerre culturelle » et qui mise avant tout sur la polarisation du pays et sur l’hystérie politique pour galvaniser ses militants et convaincre les électeurs modérés qu’ils ont mieux à faire que d’aller voter pour se mêler à des débats qui ne les concernent guère.
Biden tente avec une remarquable ténacité, et parfois même contre la tendance de son propre camp, de ne pas rentrer dans ce jeu-là, de ne pas chercher à gagner la dernière joute Twitter en cours, et de s’en tenir à sa stratégie initiale : rester dans le concret et dans le quotidien des américains et plaider pour un apaisement du débat politique et le retour à une culture de l’unité et du compromis.
Parce qu’il pense que c’est ce que souhaitent les américains lassés par plus de 3 ans de tenions politiques exacerbées et que c’est là qu’est la vraie « majorité silencieuse » (ce que confirme souvent les sondages d’ailleurs). Mais aussi parce qu’il est profondément convaincu que c’est la seule voie possible pour régler les crises qu’affrontent les Etats-Unis16On aura compris que c’est une des raisons pour lesquelles l’auteur, bien que conscient des limites de Joe Biden, a un faible pour ce candidat..
Car, à bien y réfléchir, toute cette agitation et ces polémiques sont-elles vraiment justifiées ?
Certes, les républicains ont changé de position entre 2016 et 2020, mais ils appliquent cette fois-ci la constitution. Et la volonté des pères fondateurs rédacteurs de la constitution n’était certainement pas que le « peuple » désigne les juges à la Cour Suprême : ce n’est pas pour rien que la constitution prévoit qu’un Président élu au suffrage indirect par un collège électoral propose les nominations à un Sénat au sein duquel chaque état dispose de deux représentants, indépendamment de sa population.
Par ailleurs, la Cour Suprême va probablement pencher nettement côté conservateur mais au-delà du fait que ce n’est pas la première fois et que c’est le jeu institutionnel, les démocrates s’ils remportent nettement les élections, auront des leviers et pourront légiférer, par exemple pour transformer certaines jurisprudences en loi et ainsi sécuriser par exemple le droit à l’avortement ou continuer à développer un dispositif public d’assurance santé, quitte à passer par des contentieux qui amoindriront peut-être certaines mesures.
Enfin, cette majorité pourrait ne pas durer très longtemps. Deux juges conservateurs ont plus de 70 ans et ne seraient pas en excellente santé. Joe Biden peut très bien se trouver en situation de désigner un ou deux juges et donc de rééquilibrer, voire de changer la coloration idéologique de la Cour Suprême au cours des 4 années qui viennent… et peut-être pendant le dernière année de son mandat17Les républicains expliquent d’ailleurs que les démocrates agiraient comme eux s’ils étaient à leur place, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression américaine « if the shoe were on the other foot »..
Surtout, la tournure hystérique prise par le débat politique n’était pas une fatalité. Si les institutions américaines paraissent archaïques et discutables sur bien des points (pourquoi la Cour Suprême est-elle si politisée et si peu indépendante, pourquoi des nominations à vie et pas une limite d’âge18Il n’étonnera personne que cette question n’ait pas été abordée : Trump a 74 ans, Biden a 77 ans et ses principaux concurrents à la primaire Bernie Sanders et Elizabeth Warren ont respectivement 79 et 71 ans ; McConnell a 79 ans, Nancy Pelosi, présidente de la chambre des représentants, a 80 ans., pourquoi un collège électoral pour désigner le Président, pourquoi un Sénat aussi peu représentatif démographiquement, pourquoi une période de latence si longue entre élections et prise de fonction qui accentue le risque de manœuvres politiciennes ? Autant d’éléments déterminants dans la crise en cours), la séquence aurait sans aucun doute pu se passer bien différemment.
Est-il si difficile d’imaginer qu’un Président républicain, se sachant menacé tout comme sa majorité au Sénat, propose de désigner rapidement un candidat conservateur modéré – en 2016, Obama, conscient du contexte politique (année électorale, Sénat à majorité républicaine, avait désigné un juge modéré) ? Ou indique clairement qu’il désignerait un candidat avant la fin de son mandat mais le choisirait en tenant compte du résultat des élections ?
Ou, si on considère même une approche plus politicienne, est-il impossible d’envisager que les sénateurs démocrates acceptent d’examiner une nomination modérée en échange d’un paquet de mesures économiques à la hauteur de la crise en cours, pour enfin aider les ménages américains et faciliter la reprise économique ?
On pourra dire que tout ceci est impossible avec un Président comme Donald Trump. Mais, sur ce sujet, il est plutôt l’arbre qui cache la forêt, car les élus républicains comme démocrates au Congrès semblent bien incapables de s’engager sur cette voix et se voient, autant que le Président, d’abord la politique comme une succession de conflits et d’affrontements partisans avec pour objectif d’écraser définitivement son adversaire.
En réalité, Joe Biden est sans doute un des rares ténors parmi les républicains ou les démocrates (y compris parmi les candidats à la primaire démocrate) à envisager l’exercice de la Présidence et les relations entre exécutif et législatif sous l’angle de l’apaisement et du compromis.
Biden se voyait comme le Président capable de refermer la parenthèse Trump pour revenir à un débat politique raisonnable. Mais on se souvient que la façon de faire de la politique prônée par Biden était celle d’Obama, dont le mandat s’est terminé avec l’élection de Donald Trump.
Au regard de la campagne en cours et plus encore de la tournure prise par le débat sur la vacance à la Cour Suprême, on se dit aujourd’hui, que si Biden est élu, il aura fort à faire en matière de réforme des pratiques politiques mais aussi de résolution des problèmes socio-économiques à l’origine de l’exaspération de nombreux américains, pour ne pas être, lui-même, une simple parenthèse avant un nouveau déchaînement de tensions politiques qui n’augurerait rien de bon pour l’avenir des Etats-Unis.