Violences policières aux Etats-Unis : corriger l’existant ou repenser le maintien de l’ordre ?

Depuis la mort de George Floyd il y a bientôt un mois, le débat sur la police et le maintien de l’ordre aux Etats-Unis est extrêmement actif. Il faut dire que les chiffres sont accablants : plus de 1000 personnes sont tuées chaque année par des policiers en service, la probabilité que cela arrive à un afro-américain est deux à trois fois plus importante que pour les blancs, moins de 1% des policiers impliqués sont condamnés. Mais au-delà de ces morts, il faut aussi noter que les Etats-Unis qui comptent pour moins de 5% de la population mondiale représentent 25% des personnes incarcérées dans le monde.

Dès lors, les circonstances de la mort de George Floyd – interpellation musclée pour une simple affaire de faux-billet, usage totalement disproportionné de la force contre un individu inoffensif, sentiment d’impunité manifeste du policier meurtrier – ont ouvert une discussion qui va bien au-delà de la question des « bavures » (même si certains, dont le Président, essaye de cantonner le débat public au sujet des « moutons noirs »).

Ce débat n’est pas nouveau puisque, à la suite de précédents incidents de même nature, des mouvements de défense des droits civiques avaient établi des plans d’action – le plus connu et le plus complet étant celui du mouvement « Campaign Zero » qui détaille largement un certain nombre d’actions à mener en priorité. Mais sous la pression de l’actualité, de nombreux sujets sont à nouveau sur la table et un débat global sur la police et ses misions a été ouvert.  

Rappelons pour commencer que la police est très largement décentralisée aux Etats-Unis et le maintien de l’ordre au quotidien est l’affaire de « police departments » placés sous l’autorité d’un « sheriff », élu au suffrage direct dans les zones rurales, et d’un chef de la police, désigné par le maire dans les villes et zones urbaines.

Cela renvoie à la création des Etats-Unis comme une fédération et les américains, très attachés à cette organisation fédérale, tiennent à l’idée d’être maîtres du maintien de l’ordre dans leur « communauté » (terme qui peut désigner le quartier, la « paroisse » pour les croyants, etc., c’est-à-dire le lieu de socialisation de proximité, qui est aussi un espace de solidarité, et souvent de convergence de vue ou de mode de vie et de décision collective1Le terme communauté est employé très couramment et toujours avec une connotation positive – on est donc très loin du débat français sur le communautarisme.).

Chaque « police department » fixe donc ses règles d’intervention (par exemple en matière d’usage de la force, de gaz lacrymogène ou de certaines armes comme les tasers) tandis que c’est au niveau de chaque état que sont rédigés les textes précisant dans quelles conditions un policier peut faire usage de la force de façon létale – et les sanctions encourues en cas de non-respect2A titre d’exemple, dans le cas de Rayshard Brooks, tué par un policier d’Atlanta alors qu’il essayé d’échapper à une arrestation et s’était emparé du taser d’un policier, l’état de Géorgie prévoit qu’un policier peut utiliser son arme pour tuer un suspect « seulement si il pense raisonnablement que ce moyen est nécessaire pour empêcher la mort ou une grave blessure de lui-même ou d’un tiers ». Dans le même temps, si le policier était reconnu coupable, il pourrait encourir la peine de mort..

Le premier sujet de discussion est donc l’usage de la force. De nombreuses villes ont dans la foulée de la mort de George Floyd et des manifestations qui ont suivi décidé d’interdire la technique d’étranglement (en anglais « chokehold ») – qu’un quart environ3Selon Campaign Zero. des grandes villes avaient déjà bannie, mais aussi d’arrêter, après les incidents lors de défilés pacifiques, l’usage des gaz lacrymogènes ou le gaz poivre4Certains ont noté que les gaz lacrymogènes sont considérés comme des armes chimiques par la Convention de Genève..

De même, l’usage, pendant les défilés, de matériel militaire par les policiers dont l’équipement les fait ressembler de plus en plus à des militaires en opération en Irak ou en Afghanistan, a soulevé de nombreuses protestations dans un pays où la liberté d’expression, pratiquement absolue, est considérée comme un pilier de la démocratie. Les reventes de matériel militaires aux forces de police, interdites par Barack Obama mais rétablies par Donald Trump en 2017, sont donc sur la sellette.

Si ce type de mesure (et notamment l’interdiction de l’étranglement, soutenue par une majorité d’américains) paraît consensuel, il n’est pas encore certain que la prise de conscience de l’opinion publique puisse se traduire par des interdictions pures et simples. Les élus démocrates au Congrès semblent bien décidés à bannir au niveau fédéral la technique d’étranglement et à interdire la revente de matériel militaire aux « police departments » (ce sont aussi des propositions d’action portées par Joe Biden) mais les élus républicains préfèrent un mécanisme d’incitation à l’interdiction de l’étranglement.

Ceci renvoie à la question du renforcement du rôle du gouvernement fédéral sur le sujet. Joe Biden a indiqué qu’il mettrait en place dès son éventuelle arrivée au pouvoir une organisation fédérale de supervision des « police departments », pour mieux contrôler l’usage des fonds fédéraux attribués à ces organisations. Le gel ou la diminution du financement fédéral est en effet, un des leviers, limités mais consensuels, du pouvoir fédéral. Le principe même d’instaurer au niveau fédéral des règles d’intervention et d’usage de la force est très contesté par les défenseurs du fédéralisme et par les républicains (tandis que mouvements sociaux et démocrates considèrent qu’il faut en finir avec les recommandations et autres guides de bonnes pratiques, les commissions, etc.).

C’est ainsi que le décret présidentiel du 16 juin Président se contente de recommander une « bonne pratique » qui consisterait à limiter l’usage de l’étranglement au cas où le policier se « sent en danger » (la question du matériel militaire n’y est pas abordée).

Ce décret a été jugé très insuffisant sur la question de l’étranglement car il renvoie à l’application du principe de « légitime défense » dans le cas d’une « interaction » (comme disent les américains) entre un policier et un citoyen.

Or la jurisprudence accumulée depuis de nombreuses années à très largement élargi la le champ de la légitime défense en introduisant, dans un jugement de la Cour Suprême de 1989, la notion de « peur objectivement raisonnable » : il suffit que le policier ait ressenti cette « peur objectivement raisonnable » pour justifier qu’il tue quelqu’un, ce qui explique qu’un policier ayant tiré dans le dos d’un fuyard ou déclarant « avoir vu une arme » puisse ne pas être inquiété ou acquitté par un tribunal.

De même, selon une interprétation jugée par certains tortueuse et peu à peu détournée de son objet initial d’un jugement de la Cour Suprême5Le jugement initial de 1967 visait à protéger les policiers de poursuites abusives dans un contexte de judiciarisation de la société américaine. Le concept a ensuite été très largement utilisé suite à plusieurs arrêts de la Cour Suprême dans les années 80, notamment pour disculper des policiers coupables de brutalité. puis a été très largement ), on ne peut reprocher à un policier un geste dès lors que ce geste n’a pas fait l’objet d’un précédent ayant conduit à une condamnation6L’idée étant que le policier peut plaider alors la bonne foi.. Ce concept de « qualified immunity » exonère de fait les policiers de poursuites civiles dans de nombreux cas d’usage disproportionné de la force.

Ainsi, les condamnations pénales comme civiles sont très rares et il est dans le même temps très difficile d’obtenir satisfaction devant une juridiction. De même, la plupart des plaintes et des enquêtes disciplinaires internes sont de fait classées sans suite. L’exemple du policier meurtrier de George Floyd est frappant : il a fait l’objet de 18 plaintes en 20 ans de carrière, 2 ont entraîné des lettres de réprimande, 16 n’ont eu aucune conséquence.

Sur cette question de l’impunité, il n’y a pas non plus de consensus politique en faveur de des mesures fortes : les républicains ne soutiennent pas la proposition démocrate de légiférer pour supprimer la « qualified immunity ».

Les deux partis se retrouvent uniquement sur la proposition d’exiger plus de transparence pour renforcer la pression sur les autorités locales : d’une part pour sanctionner plus fortement les policiers qui ne déclenchent pas leur « caméra embarquée » ou qui établissent un faux rapport suite à un incident, d’autre part pour assurer la transparence sur les plaintes déposées à l’encontre de certains policiers. Certaines villes appliquaient déjà ces mesures, d’autres se sont engagées à le faire ces derniers jours, et le décret présidentiel du 17 juin prévoit la création d’une base de données nationales des plaintes et sanctions.

C’est un premier pas, mais il est jugé insuffisant par les mouvements sociaux pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que la transparence ne suffit pas forcément pour écarter, sanctionner ou renvoyer un policier coupable d’écarts, dès lors que les leviers d’action des autorités locales sont réduits. En effet, les enquêtes sur les plaintes envers les policiers sont le plus souvent internes au « police department » (certaines municipalités en ont confié la supervision à des commissions civiles) et donc rarement impartiales et indépendantes.

Ensuite parce que les contrats des policiers, négociés dans le cadre d’une sorte de « négociation collective » par les syndicats locaux de policiers avec chaque ville ou comté sont le plus souvent extrêmement protecteurs et rendent très compliquées les mises à pied, renvoi, et même le paiement de réparation financière par les policiers fautifs En pratique, lorsque des citoyens se plaignent de certains incidents, le résultat est un accord financier se traduisant par une indemnisation versée par la ville, sans conséquence pour le policier impliqué (ce qui peut coûter au budget municipal des centaines de millions de dollars).

Certains contrats prévoient aussi l’impossibilité de prendre une action disciplinaire en dehors de la hiérarchie policière. Autre exemple qui a marqué : le président du syndicat des policiers de Minneapolis a ainsi indiqué, dans un courrier très critique sur la gestion des protestations par les autorités locales, que le renvoi des 4 policiers concernés par la mort de George Floyd n’avait pas suivi la procédure requise et que le syndicat leur apportait un soutien juridique pour qu’ils soient réintégrés7Il est difficile d’établir des statistiques pour l’ensemble des états américains mais certaines organisations estiment que de très nombreux policiers sanctionnés – environ la moitié ? – sont de fait réintégrés dans leur service d’origine ou dans un autre service, ou recrutés par d’autres « police departments »..

Enfin, parce que même si un policier est renvoyé, rien ne l’empêche d’être embauché dans une autre police municipale, dès lors qu’un fichier national des mesures disciplinaires ou des plaintes n’aura pas de portée contraignante.

On voit bien dans ce contexte qu’un facteur de blocage très important aux Etats-Unis, comme ailleurs, est le poids politique des syndicats policiers – on pourrait dire du lobby policier – régulièrement comparés, en matière de mode d’action et d’influence, à la National Rifle Association (ou NRA, le puissant lobby pro-armes qui a jusqu’à présent réussi, malgré l’émotion suscitée par de nombreuses tueries de masse, à limiter très fortement toute restriction sur la détention d’armes).

Ces syndicats mènent une communication active depuis le début des protestations : s’ils dénoncent les actes de leurs collègues qui ont tué George Floyd, les premières réactions nationales des syndicats de policiers, par exemple celle de la FOP (« Fraternity Order of Police ») qui compte plus de 350 000 adhérents, visaient surtout à dénoncer toute généralisation sur la base du comportement des policiers de Minneapolis et à ramener le sujet à la question des « moutons noirs », sans évoquer de pistes d’amélioration structurelles.

Ils ont également vivement répondu à la remise en cause, par le syndicat des chefs de la police lui-même, de ces fameux « contrats collectifs ».

Ils s’expriment désormais – et l’argument est bien connu des deux côtés de l’Atlantique – pour dénoncer le manque de soutien des autorités politiques aux forces de police, alertant, en utilisant les relais médiatiques conservateurs, sur les risques physiques et « psychologiques » encourus par les policiers si le discours politique continue de les stigmatiser,… L’association des policiers de la ville de New York8La NYC PBA qui représenterait 24 000 des 36 000 policiers de la ville de New York. est ainsi particulièrement vindicative et réagit vigoureusement aux mesures prises récemment par la ville de New York en matière d’interdiction de certaines pratiques ou d’augmentation de la transparence sur les plaintes et réprimandes envers les policiers.

On aurait bien sûr tort de généraliser, et on a vu aussi de nombreux policiers, individuellement ou collectivement, montrer leur solidarité avec les manifestants (en mettant un genou à terre), défiler à leur côté , ou brandir eux-mêmes des pancartes « Black lives matter » ou « end police violence ».

Pour autant, ce ne sont pas aujourd’hui ces policiers-là qui portent la parole de leur profession auprès des autorités politiques9Rares sont les enquêtes d’opinion effectuées auprès des policiers eux-mêmes. Une enquête du Pew research Center de fin 2016 montrait néanmoins un grand décalage entre la vision des policiers sur leur profession et celle du reste de la population., même si la FOP s’efforce de porter un discours officiel nuancé et plus subtil que certains syndicats locaux et se déclare ouverte au dialogue avec le Congrès pour adopter des mesures législatives « équilibrées » et « basées sur le réalité ».

Ces réactions épidermiques des représentants des forces de l’ordre et ce positionnement de quasi-déni ne posent pas vraiment de problème au Parti républicain, tant il trouve un terrain d’entente classique avec les policiers autour du discours sécuritaire, bien reçu par l’électorat conservateur.

Le Président Trump indiquait aussi le 17 juin sur Fox News que «  la police a été traitée injustement dans ce pays ». Depuis le début de son mandat, le Président Trump et son ministre de la Justice, compétent sur ces questions, se sont très peu investis sur la question des violences policières10Les médias ont récemment ressorti des archives une déclaration de Donald Trump en juillet 2017 conseillant aux policiers de ne pas être « trop gentils » lors des interpellations., mettant en avant la responsabilité locale et l’importance du maintien de l’ordre et de la sécurité publique.

De fait, la FOP avait déclaré son soutien à Trump en 201611Au grand désarroi de ses membres afro-américains, qui compte pour 30% des adhérents… mais ne sont pas ou très peu représentés dans les instances décisionnaires du syndicat. et l’administration a toujours été très proche des syndicats policiers. Le ministre de la justice indiquait ainsi au congrès de la FOP en 2017 : « nous avons votre soutien et vous avez nos remerciements ».

Mais les démocrates eux-mêmes sont mal-à-l’aise pour rentrer dans une logique d’affrontement avec les représentants des forces de l’ordre. D’abord, au-delà du fait qu’ils soutiennent normalement les syndicats, parce qu’ils s’exposent immédiatement aux accusations classiques de laxisme ou d’angélisme. Le Président Trump ou les médias d’ultra-droite en font des tonnes actuellement sur la situation à Seattle ou sur la responsabilité des maires démocrates dans les débordements en marge des défilés des premiers jours qui ont suivi la mort de George Floyd.

Ensuite parce que les forces de l’ordre ont toujours une image positive auprès de l’opinion publique12Là encore les médias conservateurs en rajoutent ces derniers jours, en montrant des images du courage des policiers le 11 septembre 2001 par exemple. Si la mort de George Floyd a ébranlé l’opinion publique, rien ne dit que l’évolution est durable et laisse un espace politique pour un affrontement direct avec les représentants des policiers.

Joe Biden a sans aucun doute aussi en tête la mésaventure subie par Barack Obama en juillet 2009. A la suite de la médiatisation de l’arrestation , fameux professeur d’histoire et culture afro-américaines devant chez lui à Cambridge, Massachussetts, par un policier le soupçonnant dans un premier temps d’être un cambrioleur, Obama avait d’abord déclaré que « la police de Cambridge avait agi stupidement » et pointé les discriminations envers les afro-américains et les latinos lors des interpellations et contrôles d’identité.

Suite au tollé suscité au sein des forces de l’ordre et aux réactions outrées des syndicats policiers, Obama avait été obligé d’organiser une rencontre à la Maison-Blanche, autour d’une bière, entre le policier et le professeur d’université « victime » de la méprise, ainsi que Biden13Ce dernier avait été associé en raison, avait-on dit, de ses ascendances irlandaises censées lui conférer un certain aura auprès des milieux policiers qui sont historiquement issus de cette même ascendance, et pour « équilibrer » la discussion.. Ce « beer summit », comme avait été surnommé la rencontre, avait marqué les esprits.

Les démocrates ont aussi bien en tête d’autres exemples précis qui montrent qu’ils sont à la merci des policiers. On pense aux difficultés relationnelles permanentes entre le maire de New York Bill De Blasio et la police new-yorkaise depuis son élection14Bill de Blasio, dont la femme est par ailleurs une militante afro-américaine des droits civiques avait notamment fait campagne sur sa volonté de réformer la police. Son mandat est marqué par les polémiques sur le sujet.. Mais il ne s’agit pas que de difficultés relationnelles : certains « police departments » ne se limitent pas à un chantage politique, ils sont prêts à traduire leur colère dans l’exercice de leur mission.

Certains élus de Minneapolis, où les polémiques sur les violences policières ne datent pas de la mort de George Floyd, racontent que lorsqu’ils ont voté par le passé pour baisser le budget du « police department », certains policiers ont refusé ensuite de répondre aux appels adressés au 911 (l’équivalent du 17 français) venant de leur circonscription…

A Buffalo (état de New York) lorsque deux policiers ont été reconnus coupables d’avoir brutalisé sans raison un militant de 75 ans, un grand nombre de leur collègue ont manifesté devant la mairie et menacé de démissionner. A Atlanta, depuis l’inculpation du policier responsable de la mort de Rayshard Brooks le 12 juin, un certain nombre de policiers se sont mis en arrêt maladie plus ou moins justifié15On appelle cela la « blue flu » ou grippe bleue., obligeant la maire d’Atlanta, face à la crainte de désordre, à préciser qu’il y avait encore suffisamment de policiers pour garantir l’ordre public.

Ainsi, même lorsque l’opinion publique semble majoritairement disposée à prendre des mesures pour réduire les violences policières et sanctionner les policiers impliqués, il n’est pas si facile politiquement de traduire cela dans la loi. On pourrait d’ailleurs poursuivre le parallèle entre le lobby pro-armes à feu et les syndicats policiers en remarquant que malgré une opinion publique largement favorable à un renforcement des contrôles sur les possesseurs d’armes à feu, le Congrès n’a pas agi à ce stade : si les pro-armes sont minoritaires, certains d’entre eux ne choisissent un candidat qu’en fonction de sa position sur le sujet, et être classé par la NRA comme un adversaire des armes peut avoir des conséquences électorales très lourdes.

Ainsi, les questions relatives aux restrictions à l’usage de la force notamment létale et à l’impunité des policiers peinent à avancer. Paradoxalement, cette situation de blocage a permis d’ouvrir un débat finalement beaucoup plus large qu’on pourrait résumer à la question suivante : à quoi doit servir la police et quelles doivent être ses missions ?

En effet, ce qui frappe au-delà de l’usage disproportionné de la force dans les cas qui ont fait l’actualité, ce sont les situations de départ qui débouchent à des morts : George Floyd essayait de refiler un faux billet de 20 dollars dans un commerce, Rayshard Brooks bloquait un parking parce qu’un peu trop alcoolisé, il s’était endormi au volant de sa voiture

Il y a dans l’exemple de Rayshard Brooks un point intéressant : les amendes pour non respect du code de la route vont directement dans le budget des « police departements », d’où une propension à multiplier les contrôles. Quand on rajoute les préjugés racistes en la matière, on comprend mieux pourquoi d’une part, de nombreux incidents interviennent lors de contrôle de véhicule avec l’étape délicate de la sortie du véhicule et de la recherche des papiers dans les poches, et d’autre part, pourquoi de nombreux afro-américains, incapables financièrement de payer les amendes, engorgent les prisons pour de simples contrôles sur la route – ou pour consommation de stupéfiants. Ce n’est qu’un exemple des dérives liés au mode de financement de la police : un autre réside dans la possibilité qu’à un « police department » de « vendre » les amendes dues à des organismes privés collecteurs de dette…

Au-delà, le fait que ces faits divers des plus banaux se terminent par la mort de deux personnes pose immédiatement la question des consignes données aux policiers pour faire respecter la loi ou pour gérer un incident. Le consensus sur le fait qu’il faut mieux former les policiers aux techniques de désescalade est généralisé, que ce soit au sein des mouvements sociaux, des forces de l’ordre ou au niveau politique y compris du côté du Président Trump.

Il faut dire que le mouvement en cours a remis sur le devant de la scène les innombrables témoignages d’afro-américains racontant comment leurs parents leur apprenaient à avoir peur des policiers et les « techniques » (baisser les yeux, ne pas garder les mains dans les poches, sortir avec des amis blancs, etc.) pour éviter qu’une arrestation ne dégénère, et comment aux-mêmes ont la même démarche envers leurs enfants – c’est ce qu’on appelle le tristement fameux « talk », puisqu’il y a même un mot pour désigner ces conversations. Comme si éviter des incidents entre policiers et jeunes afro-américains était de la seule responsabilité de ces derniers.

La deuxième question est celle de l’usage des armes à feu. On pense au cas de la mort de Breonna Taylor, tuée en mars dernier, affaire très médiatisée également depuis le début des manifestations : deux policiers en civil ont fait irruption sans prévenir (on appelle cela un « no-knock warrant » ou « perquisition sans frapper »16Le projet de loi déposé par les démocrates prévoient la suppression de ce type de mandat mais les républicains préfèreraient un « suivi » de cette pratique.) chez elle. Son petit ami croyant à des cambrioleurs a appelé la police (!) et ouvert le feu sur les policiers, lesquels ont répondu et tué Brieonna Taylor.

Un regard français fait immédiatement le lien entre le nombre de morts tués par la police, en raison le plus souvent de l’invocation de la légitime défense par les policiers, d’une part, et le nombre d’armes en circulation (le chiffre de 350 millions, soit environ une par habitant, est régulièrement cité) et la législation très lâche sur le port et l’usage des armes d’autre part. Si Biden a fait d’un renforcement de la législation sur les armes à feu une des mesures phare de campagne, le sujet n’est pas abordé à ce stade en lien avec les violences policières.

C’est évidemment lié au fait que la détention d’armes est considérée comme une liberté constitutionnelle importante (le débat politique n’est d’ailleurs pas sur l’interdiction des armes pour les civiles, mais sur l’interdiction des armes automatiques ou sur un contrôle plus strict des détenteurs). Mais cela reflète aussi le fait qu’aux Etats-Unis, il n’y a pas de monopole de l’Etat pour le maintien de l’ordre et l’usage de la violence à cet effet.

Le deuxième amendement à la constitution sur lequel s’appuie les défenseurs du port d’armes évoque ainsi en premier lieu l’objectif d’assurer la sécurité et le droit de s’organiser en milice : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé. »

Aux Etats-Unis, n’importe qui peut procéder à une « arrestation citoyenne », en usant de la force, s’il est en présence de faits délictueux (dont la liste varie selon les états) : c’est d’ailleurs ce qui explique de nombreuses morts de jeunes afro-américains, tués par des citoyens ordinaires – le plus souvent acquittés par la suite – qui les avaient pris pour des délinquants puis s’étaient sentis menacés pendant l’« arrestation »17On pense à Ahmaud Arbery, en février 2020, dont a parlé dans une précédente chronique, ou à Trayvon Martin dont la mort, abattu par un membre d’une milice de surveillance locale, avait défrayé la chronique en 2012..

D’où une autre question sur la table aujourd’hui : qui est le mieux placé pour maintenir l’ordre public, notamment en milieu urbain ? Le « police department » ou la « communauté »  ? Dans de nombreux quartiers urbains, la communauté est le premier recours et la police le dernier recours. A la fois en raison de la méfiance envers la police jugée brutale et raciste18Et parfois corrompue…, mais aussi parce que l’idée selon laquelle il appartient à la communauté de régler en interne ces questions est extrêmement présente.

Cela renvoie aussi, pour la communauté afro-américaine à l’idée que la police ou le maintien de l’ordre tel qu’il existe aujourd’hui le plus souvent, n’est que l’héritage de l’époque esclavagiste ou ségrégationniste, où – selon eux – la mission implicite de la police « officielle » était d’abord de maintenir l’ordre social (i.e. la suprématie des populations blanches) et de protéger les blancs contre les afro-américains.

Les images d’interventions policières très dures pendant le mouvement pour les droits civiques (comme celles de la marche pacifique de Selma en 1965 ou des événements à Birmingham en 1963 , ou les déclarations du chef de la police de Los Angeles lors de la répression des émeutes du quartier de Watts à Los Angeles en 1965 qui déclarait : « on estime qu’en 1970 45% de la population de Los Angeles sera noire. Si vous voulez protéger votre maison et votre famille, il vous faut soutenir la police. Si non, que dieu vous garde quand arrivera 1970 »19Son successeur en fonction pendant les émeutes de 1992 était du même acabit, considérant que les noirs mourraient plus facilement que les blancs d’étranglement « parce que leurs artères se bloquent plus facilement que celles des gens normaux » ou qu’il fallait tuer les usagers de stupéfiants.) ont beaucoup marqué les esprits.

D’autant que dans le même temps, les milices blanches étaient tolérées voire encouragées (rappelons que les lynchages, en très grande majorité impunis, ont eu lieu jusqu’au années 60 et que le Congrès débattait encore ces jours-ci sur une loi qualifiant le lynchage de crime fédéral20De fait, les auteurs de lynchages peuvent être condamnés selon d’autres lois sur les crimes raciaux, mais le lynchage en tant que tel n’est pas considéré comme un crime fédéral et le terme n’est toujours pas encore inscrit dans la loi après plus de 50 ans de débats parlementaires.)… mais pas les milices afro-américaines. Les Black Panthers, qui invoquaient le deuxième amendement pour justifier la détention d’armes et leur mission de protection des citoyens afro-américains (contre une police raciste), étaient accusés de terrorisme et poursuivis sans relâche.

Bien sûr, seule une minorité très radicale pousse à l’extrême ce raisonnement en réclamant l’abolition de la police et il n’est pas question aujourd’hui de recréer les Black Panthers.

Mais cela explique la demande forte et renforcée ces derniers jours sur une évolution de la police pour en faire une vraie police de « proximité », choisie par les citoyens dans leur communauté, et dont les missions seraient différentes et mises en œuvre différemment, notamment en travaillant main dans la main avec les services sociaux pour que les questions issues de problèmes sociaux (les sans-abris), sanitaires (addictions, etc.) ou psychologiques (la question de la gestion « policière » des personnes autistes ou ayant un handicap psychique est régulièrement mise sur le devant de la scène) ne soit pas traité uniquement sous l’angle sécuritaire.

Cette approche différente du maintien de l’ordre est déjà souvent en place dans les communautés rurales (l’élection du « sheriff » au suffrage universel direct n’y est sans doute pas pour rien) ou même dans certaines villes qui ont mené un travail en profondeur avec la population : l’exemple de Camden – qui a demantelé son « police department » pour en recréer un de toutes pièces – dans le New Jersey est le plus régulièrement cité.

Ce sont ces exemples, qui montrent que ni les violences policières, ni des relations tendues avec la population ne sont une fatalité, qui poussent une partie du mouvement en cours à demander dans des villes où les problèmes sont récurrents, comme Minneapolis à démanteler la police pour repartir de zéro.

C’est aussi la justification du slogan pas très heureux et déjà évoqué dans de précédentes chroniques« defund the police » (pour « baissez le budget de la police »). Si les conservateurs au premier rang desquels le Président Trump répètent à satiété qu’il s’agit d’instaurer l’anarchie – et de fait certains militants radicaux réclament un monde sans maintien de l’ordre, il s’agit surtout de pousser à la réflexion sur la façon de mieux prioriser les budgets municipaux pour mettre en œuvre plus d’actions sociales21La ville de New York consacre 6 milliards de dollars par an au budget du NYPD. Le budget de la police représentent souvent 30% du budget des grandes villes américaines., mais aussi de mieux gérer le budget des « police department »22En 2015 les mouvements sociaux new-yorkais réclamaient un renfort de moyens de la police pour mieux financer la police de proximité., de mieux former et non pas de plus armer, de recruter des profils avec des compétences variées, etc.

Certains parlent désormais, au lieu du slogan « defund the police », de « fairsizing » (qu’on pourrait traduire par « juste calibrage ») par opposition au « downsizing » (réduire la voilure), ou expliquent , comme l’égérie progressiste Alexandria Ocasio Cortez qu’il s’agirait plutôt de « defund the over-funded police departments » (soit baisser le budget des polices municipales sur-financées).

Le débat n’est pas nouveau : il s’agit aussi de revenir sur les politiques de guerre contre le crime (« war on crime » ) ou la drogue (« war on drugs ») sur lesquelles les Présidents Nixon puis Reagan avaient tout misé et investi beaucoup, tout en supprimant en même temps de nombreux programmes sociaux, abandonnant ainsi la « war on poverty » lancée (sans beaucoup de résultats) par Lyndon B. Johnson en 1965.

L’espoir des mouvements sociaux et des démocrates progressistes est d’ouvrir un débat et de pousser à la réflexion sur le sujet. De fait, de nombreuses autres villes (New York, Los Angeles Atlanta, etc.), dirigées par des démocrates, ont engagé des travaux sérieux sur le sujet qui pourraient déboucher sur des évolutions intéressantes. Mais il faudra concrétiser ces engagements… et gérer une opinion publique méfiante, car les enquêtes d’opinion montrent un clivage très important de la société américaine sur le sujet du budget des forces de l’ordre.

Le mouvement actuel, partant d’un meurtre extrêmement choquant par un policier, a tiré peu à peu le fil des violences policières pour déboucher sur un débat plus général, qui va-au-delà de la question des discriminations raciales, sur le maintien de l’ordre et les missions de la police, et les priorités politiques et budgétaires à adopter pour lutter contre l’insécurité, mais aussi à la pauvreté, aux problèmes sociaux, psychologiques ou de santé publique (addictions par exemple) auxquels fait face une partie de la population américaine.

Il n’est malheureusement pas certain que la société américaine soit suffisamment apaisée et disposée à faire son auto-critique pour se lancer dans une réflexion approfondie, surtout en pleine année électorale avec un Président sortant qui n’est absolument pas prêt à aborder ces sujets. On peut toujours espérer que le mouvement actuel laisse une marque suffisamment profonde pour qu’un autre président prenne le moment venu le sujet à bras le corps. Mais les Etats-Unis peuvent-ils se permettre d’attendre encore 4 ans avant de s’emparer de ces sujets ?

Une réflexion sur « Violences policières aux Etats-Unis : corriger l’existant ou repenser le maintien de l’ordre ? »

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