Trois semaines après la mort de George Floyd, le mouvement de protestation contre les violences policières et les discriminations raciales est toujours bien présent. Ce n’est pas la mort à Atlanta vendredi 12 juin d’un afro-américain, Rayshard Brooks, tué de deux balles dans le dos par un policier après une altercation suite à son arrestation1Rayshard Brooks a été appréhendé alors qu’il s’était endormi au volant de son véhicule et bloquait le « drive through » d’un fast-food. S’il a manifestement résisté aux policiers et cherché à s’enfuir, la question posée est la suivante : comment un incident aussi anodin a-t-il pu dégénérer jusque là ? Rappelons que George Floyd est mort après avoir été interpellé pour avoir tenté d’utiliser un faux billet de 20 dollars dans un petit commerce. qui va arrêter les manifestations. Que peut-il désormais se passer à court et moyen terme ?
Il ne s’agit surtout pas de tirer des conclusions définitives pour la présidentielle de novembre prochain : il reste plus de quatre mois avant les élections générales du 3 novembre. Et il y a un peu moins de quatre mois, Joe Biden avait subi des défaites électorales cinglantes lors des premières primaires démocrates, Donald Trump venait de faire son discours sur l’état de l’Union en vantant sa réussite économique et en multipliant les appels du pied à l’électorat afro-américain. Quelques primaires, une pandémie et un mouvement sans précédent de manifestations plus tard, le paysage politique, économique et social est totalement bouleversé.
Commençons par un point de situation. Le sujet reste à la une de l’actualité, même si la pandémie de coronavirus regagne un peu de place dans les médias, alors que la « réouverture de l’économie » se poursuit et qu’une hausse du nombre de cas a été constatée dans la moitié des états américains et inquiète les spécialistes.
La très grande majorité des manifestations se déroulent dans le calme, si on excepte un regain de tension à Atlanta suite à la mort de Rayshard Brooks. Débordements et pillages ne sont plus d’actualité et l’« ordre public » n’est pas menacé, sauf à Seattle où les manifestants ont créé une « zone autonome » (on pourrait parler de Z.A.D pour faire un parallèle français) dans le centre-ville, qui fait l’objet de nombreuses polémiques médiatiques2Sans qu’on sache très précisément ce qui s’y passe, les uns – dénoncés par Donald Trump – parlant de happening festif citoyen et militant, les autres d’un mouvement radical avec une milice qui racketterait les passants. Ou une nouvelle démonstration de la difficulté à s’informer correctement dans un pays où la presse est aussi polarisée que la population. et dont on ne voit pas très bien ce qu’il peut advenir.
Différentes enquêtes d’opinion montrent que les revendications portées par les manifestants reçoivent un accueil favorable dans une majorité de l’opinion publique : selon un sondage de PBS et Marist Poll 62% des américains estiment que le mouvement de protestation est légitime. De même, une enquête de l’University de Mounmoth indiquait début juin que 76% des américains jugeaient que les discriminations raciales et ethniques sont un gros problème, contre 51% en 2015 et 68% en 2016.
Les manifestations ne sont pas seulement le fait de jeunes afro-américains (ou latinos) militants et politisés : elles rassemblent aussi beaucoup de jeunes blancs selon diverses observations. Reste bien sûr à savoir si cette « évolution » est bien réelle ou relève de l’auto-conviction, et surtout si elle est durable ou liée à l’émotion forte (et encore très présente) causée par la vidéo de la mort de George Floyd.
Autre évolution significative également, bien que là encore à confirmer dans le temps : ce qui était polémique encore très récemment ne l’est plus : le mouvement « Black Lives Matter » est désormais bien perçu par 61% des américains, contre 37% il y a deux ans.
C’est aussi le cas des gestes symboliques comme le fait de mettre un genou à terre. Une (courte) majorité d’américains (52%) jugeraient désormais qu’il est approprié que les joueurs de football américain se manifestant ainsi3Rappelons que c’est le joueur Colin Kaepernick qui avait lancé le mouvement à l’été 2016 et déchaîner alors les critiques des instances de son sport et du candidat – puis Président – Trump : voir chroniques précédentes. contre 36% qui ont un avis contraire. Un autre sondage donne des avis plus partagés mais une évolution nette en faveur de ce geste (39% des américains seraient contre aujourd’hui alors que 48% l’étaient il y a deux ans), y compris chez les sympathisants malgré les attaques vigoureuses et répétées du Président Trump sur le sujet. Mettre un genou à terre est d’ailleurs désormais devenu courant (même si l’ultra-droite s’étouffe de voir des responsables politiques ou des policiers effectuer ce geste).
Plusieurs éléments montrent par ailleurs que l’évolution de l’opinion que semblent documenter les enquêtes récentes est prise très au sérieux : plusieurs grands acteurs économiques4Comme Disney ou l’opérateur de téléphonie mobile Telekom. ont décidé d’arrêter de payer des espaces publicitaires sur Fox News, certaines émissions étant jugées beaucoup trop critiques sur le mouvement5Cela concerne en particulier le « talk show » quotidien du présentateur Tucker Carlson, très regardé et qui représenterait entre 10 et 20% des recettes publicitaires de Fox News, qui multiplie les diatribes sur la « dérive idéologique » liée au mouvement « Black Lives Matter » dans des termes qui ont été jugés excessifs voire racistes, notamment lors de son émission du 8 juin dernier..
Le débat s’est également élargi et porte sur de nouveaux sujets symboliques : demande d’interdire l’usage du drapeau confédéré, volonté de renommer les bases militaires qui portent le nom de généraux confédérés ou de déboulonner les statues des figures des états confédérés, etc. Il faut dire que ces statues ont souvent été érigées dans la première moitié du 20ième siècle autant pour célébrer ces « héros » que comme des marqueurs de la restauration, au travers des lois ségrégationnistes, de l’ordre social antérieur à la guerre de sécession.
Ces demandes ne sont pas nouvelles, mais c’est l’accueil qui leur est fait qui marque une évolution importante.
Le fait que l’organisateur de courses automobiles NASCAR ait décidé de bannir le drapeau confédéré de ces circuits, alors que le public de ces courses est très « blanc » et « sudiste » et que les week-ends de course rassemblent majoritairement des américains qui, pour le dire vite, constituent le cœur de cible des messages portés par Donald Trump depuis sa campagne de 2016, a ainsi fait sensation.
Si l’ultra-droite en rajoute une couche pour dénoncer le totalitarisme bien-pensant des élites (le fameux « establishment ») politiques, économiques ou sportives ou les accuser de supprimer l’histoire des Etats-Unis6Voir par exemple cet échange sur les massacres d’indiens dans l’émission de l’ultra-conservatrice Laura Ingraham. des Etats-Unis, on peut aussi y voir un vrai changement puisque des opérateurs économiques (organisateurs d’événements sportifs, géants de l’industrie du divertissement) dans des secteurs très concurrentiels ne se contentent pas de faire des déclarations contre les discriminations raciales mais tiennent compte du mouvement dans des décisions de nature économique, car ils perçoivent un vrai risque économique à être identifié comme s’opposant au mouvement.
Les institutions ne sont pas en reste puisque la hiérarchie militaire et le ministère de la Défense lui-même ont soutenu l’idée de renommer une quinzaine de bases militaires. La commission des forces armées du Sénat, à majorité républicaine, a également voté le 12 juin une disposition législative demandant au ministère de la Défense d’établir un plan pour retirer d’ici 3 ans les symboles confédérés7On notera aussi que le Lincoln Projet, une organisation de républicains anti-Trump qui s’est fixé pour objectif d’inciter les électeurs républicains à voter pour Joe Biden – ou au moins à s’abstenir – en novembre prochain, n’ont pas hésité à lancer un spot télévisé anti-Trump ayant pour objet le drapeau confédéré. ce qui démontre une confiance dans le fait que ce n’est pas un sujet partisan..
Sur ce sujet, les républicains ne suivent pas les prises de position de Donald Trump. Ce dernier avait indiqué le 10 juin qu’il était inenvisageable de renommer certaines bases militaires, la porte-parole de la Maison Blanche indiquant de son côté que Trump ne ratifierait pas une disposition législative allant dans cette direction, sans parvenir, donc, à tuer l’initiative dans l’œuf.
De même, les élus républicains au Congrès semblent prêts à agir sur les violences policières et à travailler avec les démocrates pour agir vite8Si on insiste davantage sur les positions des républicains sur tous ces sujets pour montrer l’évolution rapide de la société, notons que les démocrates bien qu’historiquement plus enclins à travailler sur ces sujets, portent un projet de législation sans précédent sur les violences policières, en pleine année électorale, ce qui traduit aussi le sentiment qu’ils n’y voient pas de risque électoral, comme cela pouvait être le cas par le passé., quitte à être plus ambitieux que ce qu’envisageait initialement le Président, qui souhaitait manifestement en faire le moins possible sur le sujet.
Ce dernier, sous la pression de l’opinion publique et d’une partie de ses conseillers, Donald Trump a signé le 16 juin un « executive order » (l’équivalent d’un décret, qui nécessite seulement la signature du Président et ne passe pas par le Congrès) sur les violences policières, essentiellement centré sur la formation et la promotion de bonnes pratiques, bien dans la lignée de la position défendue par le Président qui veut limiter le débat à la question des « moutons noirs » (les « bad apples »). Mais il aussi lors de la conférence de presse dédiée à cet « executive order » donné son aval à une action du Congrès en la matière.
On sent qu’une partie des conseillers du Président, et notamment sa fille Ivanka et son gendre Jared Kuchner – qui est aussi son conseiller spécial – essayent de le pousser à adopter une posture plus apaisante et plus rassembleur. Il a ainsi fini par rencontrer une délégation de familles de jeunes afro-américains tués par la police9La famille de George Floyd n’était pas présente. Les critiques du frère de ce dernier sur l’appel de Trump il y a quelques jours et le fait que Biden ait été présent aux funérailles expliquent sans doute cela. qui n’ont cependant pas souhaité participer à la conférence de presse pour éviter de donner l’impression de cautionner le traitement présidentiel de la crise en cours.
Trump a bien passé depuis quelques jours quelques messages vaguement apaisants, mais le naturel revient très vite au galop (et l’influence de ces conseillers officiels ou officieux et des médias d’ultra-droite se fait nettement sentir) dès lors que le Président tweete.
Trump poursuite ainsi essentiellement sa stratégie de réaction initiale et continue à marteler le slogan « law and order » (en particulier à propos de la « zone autonome » de Seattle), persuadé qu’il est d’avoir le soutien de la majorité – silencieuse – des américains :
Les américains veulent la loi et l’ordre. Ils l’exigent. Ils ne le disent peut-être pas, il n’en parlent peut-être pas, mais c’est ce qu’ils veulent. Certains d”entre eux ne savent peut-être même pas que c’est ce qu’ils veulent, mais c’est ce qu’ils veulent. Et ils comprennent que quand on enlève la police, ce sont en premier lieu ceux qui ont le moins qui en souffrent.
Donald Trump le 16 juin lors de la conférence de presse présentant son décret présidentiel sur les violences policières et largement consacrée au maintien de l’ordre et la nécessité de soutenir la police et de renforcer ses moyens.
Il semble également prêt à continuer à souffler sur les braises de la polarisation du pays et à essayer de « réveiller » sa base en dénonçant au moins autant les « anti-racistes » que le racisme. Il n’a d’ailleurs toujours rien proposer sur les discriminations raciales ou les inégalités raciales, se contentant de mettre en avant quelques actions en faveur des afro-américains menées depuis le début de son mandat.
Il nous faut travailler tous ensemble pour combattre l’intolérance et les préjugés partout où ils se manifestent. Mais on n’avancera pas et on ne soignera pas les plaies ouvertes en traitant à tort des dizaines de millions d’américains de racistes ou d’intolérants.
Donald Trump, lors d’une table-ronde à Dallas le 12 juin
Il faut dire qu’en ajoutant à la lutte contre la discrimination raciale le combat contre les symboles de la confédération (et donc pour les porteurs de ce combat, contre les symboles de la période esclavagiste), le débat public a changé de nature et les réactions d’une partie de la base « Trumpiste » pourraient évoluer.
Il ne s’agit plus en effet de savoir s’il faut lutter contre des discriminations, lutte dont certains peuvent se distancier parce qu’il nie l’existence d’un racisme structurel et ne se considèrent pas racistes, sans forcément sentir le besoin de prendre part publiquement au débat en cours. Il s’agit peut-être désormais pour certains de lutter et de s’engager pour défendre leurs « valeurs » et leur vision des Etats-Unis et de leur histoire, qui seraient menacées par les anti-racistes (mais aussi les antifas, les élites mondialisées, etc.).
Rappelons en effet que la lutte des états sudistes confédérés contre les états du Nord a rapidement, après la fin de la guerre civile, été présentée dans ces états comme une lutte pour défendre les « valeurs » et le mode de vie du Sud face à une agression nordiste – et non comme un combat pour maintenir un modèle économique basé sur l’esclavage.
C’est alors que sont apparus les termes « Lost Cause » (ou « cause perdue ») pour désigner la guerre de sécession , termes empreints d’une certaine nostalgie qui a depuis perduré pour une partie de la population sudiste, pour laquelle le drapeau confédéré représente ces valeurs « nobles », et non pas l’abomination qu’est l’esclavage (même si la suprématie blanche fait partie des « valeurs » que défendait le Sud)10« Autant en emporte le vent » est l’archétype de l’idéologie de la « Lost Cause »..
Donald Trump, en pyromane invétéré, voit peut-être dans ces débats naissants sur le drapeau confédéré par exemple l’occasion de réveiller cette « majorité silencieuse »11On peut voir ici le contexte dans lequel Richard Nixon avait utilisé avec succès l’expression. qui n’a pas encore réagi en sa faveur, mais il est fermement persuadé qu’elle existe et qu’elle va se manifester.
Il faut dire que c’est un peu les même ressorts qu’il avait utilisés en 2016 en diabolisant les élites économiques et intellectuelles mondialisées et les immigrés et en amenant aux urnes une frange des américains largement oubliée, pour ne pas dire négligée, par l’« establishment ».
C’est sans doute là l’objet du meeting de campagne qu’il organise le 20 juin à Tulsa dans l’Oklahoma. Or c’est à Tulsa qu’a eu lieu en 1921 une tristement célèbre émeute raciste, qui a fait plusieurs dizaines de victimes afro-américaines quand des émeutiers blancs avaient dévasté un quartier afro-américain (surnommé le « Black Wall Street » en raison de la réussite économique de ces habitants) après qu’un jeune afro-américain eut été accusé d’avoir agressé une jeune femme blanche..
Trump avait initialement choisi de tenir ce meeting le 19 juin alors qu’il s’agit du jour (surnommé « Juneteenth ») choisi pour célébrer la fin de l’esclavage. Face à l’émotion suscitée et après avoir expliqué que ce serait une « célébration historique » (de la fin de l’esclavage plus que des émeutes de Tulsa, on l’espère…), il a finalement décalé d’un jour12Certains y ont vu une nouvelle preuve des divergences au sein de son entourage, cf. supra.. Et le choix de Tulsa a été confirmé.
Dans le même temps, le parti républicain a décidé de déplacer sa convention d’investiture, qui se déroulera à Jacksonville, en Floride… là même où s’étaient déroulées il y a exactement 60 ans d’autres émeutes racistes.
Autrement dit, du côté du Président, on ne cherche pas à apaiser et on aurait même plutôt tendance à multiplier les provocations, ce qui plonge les observateurs dans un mélange de perplexité et d’angoisse. Le Président a expliqué qu’il n’avait pas réalisé la portée symbolique de la date du 19 juin. Faut-il le croire ? N’a-t-il pas un entourage pour l’alerter sur ce point ?
Le premier réflexe serait de se dire que ces provocations (que n’effacent pas les rares paroles d’apaisement noyées dans le déferlement médiatique) de Trump sont à la fois totalement irresponsables et dangereuses pour l’ordre public dans un contexte tendu, mais aussi à côté de la plaque et contre son propre intérêt électoral13Les spécialistes de l’histoire politique américaine rappellent néanmoins que Ronald Reagan avait tenu ses premières réunions publiques de campagne en 1980 dans des villes symboles de l’opposition au mouvement des droits civiques, pour donner des des gages à l’électorat ultra-conservateur et montrer qu’un acteur californien d’Hollywood n’était pas un affreux « libéral » et défendrait bien les « valeurs » conservatrices. Mais Donald Trump a-t-il besoin de donner ce type de gages à sa base électorale ?.
Enfermé avec son petit cercle de courtisans fanatisés / manipulateurs / incompétents (ou les trois à la fois), nourri aux informations divulguées par les médias d’ultra-droite, Trump semble ne pas percevoir vraiment l’évolution de l’opinion publique en cours, et semble en passe de s’aliéner les électeurs républicains modérés ou indépendants, décisifs pour l’élection de novembre.
Mais on peut aussi remarquer que la côte du popularité du Président baisse finalement très peu (il serait passé juste en dessous des 40% d’opinions favorables14Selon Gallup par exemple., alors qu’il navigue depuis deux ans entre 40% et 46%,, flirtant simplement avec les 50% pendant quelques semaines début 2020) et sans commune mesure avec ce qu’on pourrait attendre dans la période actuelle : comment peut-on à la fois avoir 67% des américains qui considèrent que Trump met de l’huile sur le feu et accentue les tensions, et environ 40% qui continuent à avoir une opinion favorable ? Le pari sur la majorité silencieuse n’est peut-être donc pas si aberrant qu’il y paraît.
A très court terme, on suivra avec attention les événements du week end prochain : le 20 juin, soit le même jour que le meeting électoral du Président à Tulsa, les mouvements de défense des droits civiques organisent, à Washington, un grand défilé, intitulé « Poor campaign 2020 ».
Il s’agit de reprendre la campagne de lutte contre la pauvreté lancée par Martin Luther King en 1968, après qu’il eut fait le constat que l’obtention des droits civiques n’avait pas eu d’effets sur les conditions de vie de nombreux afro-américains. Malgré la mort du docteur King quelques jours avant la date prévue pour la marche, l’événement avait bien eu lieu mais était restée largement sans suite, emportée dans le tourbillon de la mort de King et de l’élection quelques mois plus tard de Richard Nixon.
Les uns et aux autres vont donc continuer dans les prochains jours d’essayer d’imposer leur discours dans les médias, sans qu’on puisse en tirer des conclusions définitives sur l’opinion publique. Il est par exemple certain que la couverture médiatique du meeting présidentiel sera plus importante que celle de la marche de Washington, tant les propos du Président seront scrutés attentivement. De même Trump fera certainement le plein dans son meeting, mais cela prouvera-t-il qu’il bénéficie du soutien d’une majorité silencieuse ?
Malgré ce contexte incertain, on peut tenter d’identifier quelques scénarios pour les semaines et mois à venir, scénarios qui peuvent d’ailleurs très bien se combiner ou se succéder15Et on rappelera que ces chroniques ne prétendent pas être prédictives !.
Le premier scénario est celui de la poursuite pendant quelques jours encore de manifestations, suivi d’un déclin du mouvement, avec une attention médiatique qui finirait par s’en détourner.
Parce que la pandémie de coronavirus n’est sans doute pas complètement maîtrisée du point de vue sanitaire aux Etats-Unis et parce que la situation économique est problématique ; parce que le Président Trump, maître dans l’art de créer des polémiques au quotidien et de changer les sujets à la une (même si ses tentatives en la matière sont vaines à ce stade), réussit à passer à autre chose ; ou parce que des événements imprévus nationaux ou internationaux retournent l’opinion16L’assassinat en juillet 2016 à Dallas de 5 policiers par un afro-américain, après plusieurs jours de manifestations suite à la mort de deux jeunes afro-américains tués par la police, avait retourné l’opinion publique et mis un terme à une période d’intérêt politique et sociétale fort sur la question des violences policières, initiée par les morts emblématiques de Michael Brown à Ferguson et Eric Garner à Staten Island en 2014 ou de Freddie Gray à Baltimore en 2015. ou la focalisent sur un tout autre sujet.
Le Congrès adopterait quelques mesures consensuelles sur les méthodes policières qui ne traiteraient pas suffisamment le fond du problème, quelques symboles du Sud confédéré seraient écartés, et le débat retomberait sans traiter la question des inégalités raciales.
Dans cette hypothèse, qui ressemblerait beaucoup à ce qui a pu se passer après de précédents assassinats d’afro-américains par les forces de l’ordre, le risque de démotiver une partie des électeurs, mais aussi de voir le feu couver17« The Fire Next Time » pour reprendre le titre d’un livre célèbre de James Baldwin sur la question raciale aux Etats-Unis… écrit en 1963. et les mouvements exploser – peut-être encore plus violemment – au prochain drame, est bien réel.
Autre scénario possible : le sujet reste sur le devant de l’actualité jusqu’à l’automne (avec des manifestations récurrentes essentiellement pacifiques18Certains envisagent par exemple d’organiser un grand événement à Washington le 28 août – le lendemain de la date prévue pour le discours de Trump acceptant l’investiture républicaine – pour célébrer l’anniversaire du célèbre discours « I have a dream » de Martin Luther King.), quitte à partager la scène avec la crise économique et/ou la pandémie, et le thème des inégalités et discriminations raciales devient un des deux ou trois thèmes majeurs de la campagne électorale que ce soit pour la présidentielle et pour les élections au Congrès, avec des engagements forts de réforme côté démocrates, des républicains partagés, une base électorale du Président surchauffée, et une polarisation de la société américaine qui s’accentue.
Impossible évidemment de prédire quel argument mobiliserait le plus d’électeurs, entre d’un côté la promesse « law and order » portée par un président sortant dont le mandat aura été marqué par le désordre institutionnel et désormais social19C’est la principale limite de la stratégie, que semble adopter l’équipe de campagne de Trump, consistant à calquer la campagne présidentielle de Nixon en 1968, basée sur le message « law and order » : Nixon n’était pas le président en exercice et critiquait vigoureusement huit années de présidence démocrate marquées par les lois sur les droits civiques mais aussi par l’agitation politique. et par un double standard s’agissant de la loi (le Président revendiquant explicitement une totale impunité pour lui-même et protégeant tant qu’à faire tous ses proches), et de l’autre côté celle d’une refonte profonde de la société américaine portée par Joe Biden, qui, s’il a bien réagi, n’a pas beaucoup de leviers en tant que candidat et qui aura toujours du mal à incarner le changement.
Enfin dernier scénario possible, celui d’une situation qui se tend et qui dégénère, avec un mouvement de contestation qui se durcit (cela peut passer par d’autres tentatives de création de « zones autonomes » au-delà de Seattle, des heurts avec les forces de l’ordre, un retour des pillages), des violences policières graves et de nouveaux morts parmi les manifestants ou les forces de l’ordre, une entrée en jeu des mouvements d’ultra-droites et des suprémacistes blancs pour affronter les manifestants ou protéger les symboles confédérés, des déclarations incendiaires du Président ou des décisions radicales et contestées comme d’imposer l’intervention de l’armée.
Bref, une opinion publique toujours plus divisée et radicalisée, mais dont la division ne s’exprimerait plus seulement dans les médias ou sur les réseaux sociaux, mais aussi dans la rue (et avec des armes !). C’est-à-dire une plongée dans l’inconnu, en pleine crise économique et sanitaire, avec un Président manifestement incapable de gérer une crise sérieuse.
Merci pour ce très intéressant article et particulierement le focus sur les motivations pour défendre les symboles des confédérés en nous éclairant sur la complexité des rapports historiques entre le nord et le sud que j’ignorais.