Trump entre coups de menton et fuite en avant

La mort de George Floyd, étouffé par un policier le 25 mai dernier, a ébranlé les Etats-Unis et placé la question des violences policières et des inégalités raciales au cœur du débat public, remplaçant totalement la pandémie de coronavirus dans l’actualité. Donald Trump pensait pouvoir entamer une nouvelle séquence politique avec le « déconfinement » et le redémarrage de l’économie. Il se retrouve confronté à une nouvelle crise, cette fois sur le terrain des « valeurs », qu’il apprécie théoriquement. Mais il fait face à un mouvement qui prend une ampleur sans précédent depuis la lutte pour les droits civiques des années 60.

Trump joue la carte du retour à l’ordre et de la fermeté

Le Président Trump n’a pas, mais qui s’en étonnera, pris l’option d’essayer de créer ce moment d’unité nationale. Encore une fois, il aura raté l’occasion d’endosser le rôle du « Président-rassembleur-en-temps-de-crise », capable de gérer les problèmes, d’offrir une vision de sortie de crise et d’œuvrer à l’intérêt général.

Trump a bien tenté dans les premiers jours d’adopter un discours « équilibré » : après s’être indigné de la mort de George Floyd et des conditions de celle-ci1Même si on voit mal comment il aurait pu en être autrement, on se souviendra que s’agissant du cas d’Ahmaud Arbery évoqué dans une chronique précédente, le Président avait indiqué que la vidéo accablante ne racontait peut-être pas toute l’histoire., il a contacté sa famille2Celle-ci n’a pas fait une relation très positive de l’appel., demandé que justice soit faite, et dit comprendre les protestations et l’émotion suscitée, tout en appelant au calme.

Mais comme il n’est pas dans sa nature de tenir un discours « équilibré », tout cela a rapidement dégénéré : d’abord quand le Président a le 29 mai conclu un tweet en indiquant, que « quand les saccages commencent, les tirs suivent »3Trump reprenait là une expression utilisée en 1968 par un chef de la police de Miami réputé par ses méthodes violentes.. Et s’il a indiqué ensuite, après les réactions outrées4Twitter a signalé ce tweet comme contraire aux règles d’usage du réseau social car appelant à la violence., que ce n’était pas une recommandation de durcissement du maintien de l’ordre public mais un « fait », son activité frénétique sur Twitter a mêlé dénigrement de George Floyd lui-même (le Président a retweeté une vidéo critiquant le passé délinquant de George Floyd et regrettant qu’il devienne un symbole), attaques sur le maire de Minneapolis, critiques des gouverneurs et maires trop mous, accusations de l’extrême gauche et notamment les « antifas » de fomenter des troubles, etc. .

Après avoir dans un premier temps hésité à faire une adresse à la nation, le président Trump s’est résolu à parler le lundi 1er juin. Il aurait été piqué par les critiques sur son silence et surtout par les ricanements sur le fait qu’il se serait réfugié dans le bunker de la Maison-Blanche le vendredi 29 mai, tweetant le lendemain qu’il se sentait en parfaite sécurité5Au sein d’une série de tweets dans laquelle le Président présentait largement tous les moyens mis en œuvre pour sa sécurité, comme un enfant content de ses nouveaux jouets. Ou comme un apprenti-dictateur qui voit la force comme principale expression de son pouvoir, ont dit certains observateurs très inquiets d’une potentielle dérive autoritaire., sans un mot pour les américains qui n’étaient pas vraiment en sécurité au même moment6Est-il besoin de rappeler que Donald Trump fait preuve depuis le début de la pandémie d’une totale absence d’empathie en ne parlant que de lui-même – et de ses ennemis ?. Il faut dire qu’il a aussi expliqué ensuite qu’il était dans le bunker pour faire une visite de routine

Et d’autant plus vexé que les critiques contre son « indécision » venaient aussi de son propre camp, comme en témoigne la violente diatribe de Tucker Carlson contre l’action et le positionnement du Président, de ses alliés et de ses conseillers pendant les premiers jours suivant la mort de George Floyd (ce « monologue » ouvrant le talk show quotidien de Carlson sur Fox News7Il s’agit d’un passage obligé pour tous les grands présentateurs de talk shows politiques. a été diffusé après le discours du Président, mais on sait que Tucker Carlson est un conseiller de l’ombre – un « visiteur du soir » comme on dirait dans le contexte français – influent du Président et on peut supposer qu’il a d’une manière ou d’une autre fait passer son message et ses idées au Président).

Après avoir le matin du 1er juin tancé les gouverneurs pour leur  faiblesse et leur incapacité à faire régner l’ordre, en les appelant à « dominer les manifestants » faute de quoi ils passeraient pour « une bande d’abrutis », le Président a donc tenu un discours très dur et plus du tout équilibré. Après une mention rapide de la victime et du besoin de rendre justice sur le meurtre, il a utilisé un vocabulaire martial et militaire : reprise du slogan « law and order » (utilisé par Richard Nixon pendant sa campagne de 1968 pour dénoncer le laxisme des présidents démocrates et les conséquences des lois sur les droits civiques), nouvel appel à « dominer » les manifestants, promesse d’action contre les perturbateurs d’extrême-gauche et notamment les « antifas », etc.

Il y a certainement un public pour ce type de message et les multiples coups de menton du Président depuis quinze jours (comme souvent, les observateurs indiquent que chaque fois que Trump parle, ses partisans sont ravis et « regonflés », autant que ses adversaires sont révoltés… et regonflés) et Trump a sans doute galvanisé sa base électorale.

Il semble aussi considérer que la majorité des américains le soutient, puisqu’il a invoqué la « majorité silencieuse », reprenant les termes d’un discours fameux prononcé par Richard Nixon en 1969 en réaction aux manifestations contre la guerre du Vietnam8Non, il ne s’agissait pas d’un hommage de Trump à Jean-Pierre Raffarin.. Sans qu’on sache d’ailleurs (il faut dire que le tweet en question était particulièrement succinct) si le Président voulait dire que cette majorité silencieuse souhaite le retour à l’ordre ou conteste l’existence d’un problème racial et l’objet des manifestations.

Un positionnement du Président très critiqué, y compris par certains de ses soutiens traditionnels

L’absence totale de propositions pour répondre aux protestations relatives aux violences policières, si elle n’est pas vraiment surprenante compte tenu du poids et de l’orientation politiques des forces de l’ordre, a quand même déçu, d’autant que les élus républicains ont l’air décidés à prendre le sujet en main (ne serait-ce que pour maîtriser les débats et ne pas donner la main aux démocrates). Interrogé sur Fox News le 3 juin, le Président s’est contenté d’indiquer que la police devait « faire mieux ».

Sa seule action en la matière à ce stade a été de rencontrer le 8 juin des représentants des forces de l’ordre, essentiellement pour les féliciter pour leurs actions pendant les « émeutes » et pour mettre en avant la baisse des chiffres de criminalité depuis le début de son mandat. Ce sont finalement plutôt les représentants des forces de l’ordre qui ont doucement proposé de réfléchir aux moyens d’améliorer leurs pratiques, alors que le Président, adoptant encore une fois la théorie des « moutons noirs » indiquait que « 99% – ce serait plutôt 99,9%, mais disons 99% – des policiers sont des gens très bien ».

Quant aux inégalités raciales, le Président n’en parle tout simplement pas. Il a souligné, le 9 juin qu’il avait nommé, pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, un afro-américain comme chef d’état major de l’armée de l’air. Si ce type de nomination a une force symbolique certaine, ce n’est pas une réponse à la hauteur des attentes des manifestants, ni à la hauteur des problèmes tels qu’ils sont décrits et relayés par une large partie de la société américaine.

Ensuite, l’opération de communication réalisée dans la foulée du discours du 1er juin a déchaîné les critiques. Au-delà de la mise en scène assez grotesque, avec un Président brandissant maladroitement une Bible9Cela ne pouvait que susciter des détournements. devant l’église Saint John, dite « l’église des Présidents », située à quelques encablures de la Maison Blanche qui avait été endommagée par un début de feu pendant les incidents de la veille, il s’est avéré que, pour permettre au Président de se rendre à pied10Non, il n’a pas utilisé une voiturette de golf. dans cette église, la Maison Blanche avait utilisé les forces de l’ordre, y compris des unités militaires de toute sorte appelées en renfort11Par exemple les unités anti-émeutes de l’administration pénitentiaire., pour déloger violemment le rassemblement pacifique qui se tenait à ce moment-là aux alentours de la Maison Blanche.

Tout cela en direct à la télévision, à une heure de grande écoute, CNN ou MSNBC diffusant le discours en partageant l’écran entree le discours du Président et les images de la dispersion musclée des manifestants.

Autrement dit, pendant qu’il annonçait qu’il était prêt à recourir à la force pour protéger les américains et leurs biens, et avoir indiqué dans le discours qu’il était un « allié des manifestants pacifiques », le Président dispersait une manifestation qui se déroulait dans le calme pour pouvoir prendre une photo avec une bible et montrer que l’« ordre » était rétabli.

L’incident a d’autant plus choqué qu’il s’est déroulé à Lafayette Square, place où se déroulent presque quotidiennement en temps normal des rassemblements de soutien ou de protestation sur les sujets les plus divers, et qui est donc un des symboles de la liberté d’expression pour les Américains.

Comme si cela ne suffisait pas, le Président avait cité, dans son discours, parmi les objectifs du retour à l’ordre, la nécessité de protéger le 2nd amendement à la Constitution (celui dont l’interprétation conduit à ne pas contrôler le port d’armes par n’importe quel citoyen), dans un manœuvre grossière de séduction des pro-guns… sans mentionner le 1er amendement qui garantit la liberté d’expression et sur lequel repose le droit de manifester12Par une malice du calendrier, le débat sur cette intervention dans Lafayette Square a eu lieu au moment de l’anniversaire des massacres de la place Tian An Men et alors que la Maison Blanche diffusait un communiqué dénonçant les massacres et appelant le gouvernement chinois à respecter la liberté d’expression. Opportunément les médias ont rappelé qu’en 1990, quelque temps après les massacres, Donald Trump avait indiqué que le gouvernement chinois avait su « montré le pouvoir de la force » alors que « les Etats-Unis sont perçus comme faibles ». Depuis, les manifestants sont toujours plus nombreux aux alentours de la Maison Blanche13Donald Trump minimise leur nombre, et s’attire les sarcasmes, lui qui déclarait, alors que tout prouvait le contraire, avoir battu le record de participants à son investiture en 2017..

L’opération de communication a aussi été très critiquée par certaines autorités religieuses : l’évêque du diocèse épiscopal de Washington à laquelle appartient l’ « église des Présidents » a violemment attaqué le Président Trump en l’accusant d’instrumentaliser la religion en se rendant devant une église pour une opération de communication sans même prendre la peine de prier14Le 2 juin, le Président se rendait au sanctuaire consacré à Jean-Paul II situé dans Washington D.C et était à nouveau durement critiqué, cette fois par l’archevêque du diocèse catholique de Washington..

L’usage du vocabulaire militaire et martial par le Président15Puis par le Ministre de la Défense ou par un porte-parole de la Maison Blanche qui donnaient l’impression de s’exprimer sur une intervention américaine à l’étranger. (« champs de bataille » par exemple) est aussi vivement critiqué, alors qu’un des reproches envers les forces de l’ordre porte justement sur l’armement excessif de la police et que des propositions d’élus républicains et démocrates pour limiter le transfert d’équipement militaire aux forces de police venaient d’être déposées au Congrès le jour même du discours du Président16Obama avait déjà agi en ce sens, mesure annulée par Trump en 2017..

Dans un pays marqué par la guerre civile17Le terme « guerre de sécession», n’est pas utilisé aux Etats-Unis, les sudistes considérant qu’ils n’était pas sécessionnistes mais qu’ils représentaient les « vrais » Etats-Unis., l’idée que les Etats-Unis soient un champs de bataille (et que la protection de la Maison Blanche se rapproche peu à peu de celle de l’ambassade américaine en Irak) peut heurter tant les sympathisants démocrates que républicains. Le Lincoln Project, une organisation de républicains anti-Trump qui réalise des spots féroces sur le Président (et a suffisamment de budget pour les diffuser largement), ne s’y est pas trompé dans une de ces dernières créations qui a depuis envahi les écrans.

Quant à l’idée que le Président pourrait invoquer une loi de 1807 sur les insurrections pour recourir à l’armée, contre l’avis des gouverneurs, pour maintenir l’ordre public, elle a aussi créé la polémique. Il faut en effet avoir en tête qu’aux Etats-Unis l’armée ne peut pas être déployée pour faire du maintien de l’ordre sauf dans des cas très rigoureusement encadrés par la loi18En vertu du Posse Comitatus Act de 1878, introduit après la guerre civile.. Alors que les Américains sont très attachés au fédéralisme et méfiants vis-à-vis du gouvernement fédéral, les protestations ont été immédiates.

De nombreux anciens haut-gradés ont également exprimé leurs réserves, l’armée ne souhaitant pas être mêlée à la politique intérieure19Le fait que le ministre de la Défense figure sur la série de photos du Président devant l’église Saint John a soulevé un tollé, ce qui pourrait paraître étonnant pour un regard français.. Sous la pression de la hiérarchie militaire, l’actuel ministre de la Défense, pourtant fidèle soutien du Président, a ainsi indiqué a posteriori que cette option ne devait être utilisée qu’« en dernier recours » et que sa mise en œuvre ne lui paraissait pas « souhaitable ». Son prédécesseur, Jim Mattis (qui avait démissionné fin 2018 en raison d’un désaccord avec la décision du Président de retirer les troupes de Syrie) a lui publié le 3 juin dans The Atlantic une tribune alertant sur le risque de dérive autoritaire qui a fait grand bruit.

Encore un fois, le débat sur le sujet s’est inscrit dans une perspective historique20Et comme souvent avec Donald Trump, les observateurs se sont demandés s’il le faisait en connaissance de cause ou sans rendre vraiment compte – même si on doute que son entourage n’ait pas tout cela en tête.. En 1957, le Président républicain Eisenhower avait déployé une division aéroportée de l’armée à Little Rock (Arkansas), contre l’avis du gouverneur, pour permettre à des lycéens afro-américains d’aller en classe. En effet, le gouverneur avait lui déployé la garde nationale pour leur en refuser l’accès sur un motif d’ordre public, enfreignant ainsi sciemment une décision de la Cour Suprême de 1954 qui avait déclaré inconstitutionnelle la ségrégation des écoles.

Cet acte fort avait marqué une étape importante vers la conquête des droits civiques et la fin du régime ségrégationniste encore en vigueur dans certains états du Sud. Soixante plus tard, l’armée serait cette fois mobilisée par le Président pour limiter l’expression des mouvements défendant ces mêmes droits civiques…

De même, la focalisation sur les « antifas »21Trump a également déclaré vouloir placer les « antifas » sur la liste des organisations terroristes, sachant qu’il n’existe pas de procédure pour désigner une organisation américaine comme « terroriste » comme il en existe une qui permet au département d’Etat – le ministère des affaires étrangères – d’établir une liste des organisations terroristes étrangères., quelques jours après la célébration des morts au combat (Memorial Day) le 24 juin, a suscité des commentaires outrés : les GI américains n’ont-ils pas été envoyés en Europe pendant la deuxième guerre mondiale pour combattre les fascistes, faisant d’eux de véritables « antifas » ?

Cette focalisation sur l’extrême-gauche combinée au silence sur les agitateurs d’extrême droite rappelle aussi la réaction du Président avec les incidents de l’été 2017 à Charlottesville lors desquels une manifestante qui protestait contre un rassemblement de militants d’extrême droite venus empêcher qu’une statue d’un général sudiste ne soit déboulonnée, avait été tuée par un suprémaciste blanc qui avait lancé son véhicule contre la foule : Trump avait alors indiqué qu’il y avait des « gens très biens » des deux côtés.

L’insistance du Président à rappeler que l’objectif doit être de « dominer » les manifestants, qui protestent justement contre une police toute puissante et contre les difficultés rencontrées par les afro-américains pour être traiter justement et comme n’importe quels autres citoyens, a choqué dans ce contexte  : de la « domination » à la « suprématie », il n’y a qu’un pas…

Fragilisé par sa réaction initiale, le Président fait dans la surenchère

Au-delà des critiques des démocrates et des mouvements sociaux, le Président est donc en délicatesse avec certaines autorités religieuses ou avec les autorités militaires, autant d’institutions qui jouissent d’un certain prestige auprès de son électorat.

De même, alors que les élus républicains nationaux ou locaux sont restés en rang serrés s’agissant de la gestion concrète, politique et médiatique de la pandémie de coronavirus, pourtant erratique, ils semblent nettement plus mal-à-l’aise actuellement.

Bien sûr, il y a les fanatiques qui continuent à relayer à leur façon22Cf. par exemple le spot de campagne effarant d’une candidate républicaine en Virginie ou la tribune publiée le 5 juin dans le New York Times du sénateur de l’Arkansas Tom Cotton appelant à envoyer l’armée rétablir l’ordre en faisant une démonstration de force, qui a suscité un tollé et créé une crise au sein de la rédaction du New York Times., les messages du Président, mais quelques élus républicains au Congrès (une poignée de sénateurs) se sont démarqués du Président23Lequel ne s’est pas privé d’indiquer, par exemple pour la sénatrice de l’Alaska qu’il soutiendrait à l’avenir n’importe lequel de ses opposants., critiquant l’hypothèse d’un recours à l’armée ou l’opération de communication, tandis que d’autres semblent gênés aux entournures et se font particulièrement discrets. Il est possible que certains élus soient en train de commencer à se demander si l’alignement derrière le Président à n’importe quel prix est bien la meilleure façon de conserver leur siège.

Mais il est aussi trop tôt pour considérer que le soutien indéfectible du parti républicain est en train de se fissurer. Il ne se passe pas en effet une semaine, depuis le début de la présidence Trump, sans que la presse ne fasse état des doutes de certains élus sur le Président, dans une sorte de méthode Coué permanente24Le New York Times a d’ailleurs un peu trop rapidement annoncé que George W. Bush, qui avait jeté une pierre dans le jardin de Donald Trump en appelant à lutter contre le racisme systémique et à écouter le mouvement de protestation, ne soutiendrait pas la réélection de Trump et a été contredit par un porte-parole de ce dernier. Ce qui ne manque pas d’alimenter le discours de Trump anti-médias. – on peut ranger dans la même catégorie le fait que très régulièrement des tweets présidentiels sont qualifiés de « tweet de trop ».

Le Président et ses soutiens médiatiques ont de toute façon une parade ultra-efficace contre les défections ou critiques d’élus ou de personnalités institutionnelles : ils taxent tous ceux qui critiquent son action de « membres de l’establishment » corrompus25Les républicains anti-Trump se voient affubler du sobriquet de RINO pour « republican in name only » soit « républicain uniquement par le nom ». qui ne cherchent qu’à faire perdre le seul Président qui souhaite vraiment défendre les vrais américains. Et vu l’état de colère de son électorat vis-à-vis de toute forme d’institution, on a parfois le sentiment que chaque critique venu de Washington ou des institutions ne fait que renforcer l’assise militante du Président.

Pour autant, le positionnement actuel du Président lui pose une difficulté bien plus problématique dans la perspective de sa campagne pour un second mandat. Il semble bien qu’il soit en train de ruiner tous les efforts entrepris par lui-même et son équipe de campagne pour valoriser le bilan des actions en faveur des afro-américains menées depuis trois ans.

L’équipe de campagne du président affirmait depuis des mois qu’il progressait dans cette partie de l’électorat et que ses résultats économiques (plus faible taux officiel de chômage de l’histoire pour les afro-américains avant la pandémie26Il était quand même le double de celui des blancs.) ou sa réforme (limitée) du système pénal américain pourraient lui apporter une partie du vote afro-américain, lui qui n’aurait recueilli que 9% des suffrages de cet électorat en 2016.

Trump n’avait-il pas consacré son spot télévisé de campagne diffusé à la mi-temps du SuperBowl (il s’agit de l’audience télévisuelle la plus forte de l’année, avec plus de 100 millions de téléspectateurs américains, et seuls Trump et Bloomberg avaient eu les moyens de financer des spots – qui coûtent 5,6 millions de dollars pour 30 secondes) à sa réforme pénale, ou invité plusieurs afro-américains dans sa loge pour incarner, comme le font traditionnellement les Présidents, les réalisations de l’année passée27Par exemple une jeune lycéenne bénéficiaire d’une bourse lui permettant de poursuivre sa scolarité dans le lycée de son choix. ?

En refusant de reconnaître l’existence d’un problème racial systémique, et pire en faisant de façon incessante référence au discours réactionnaire et répressif des années 60, marquées par l’agitation politique, les assassinats politiques – Martin Luther King, Robert Kennedy par exemple – et la division du pays sur la question des droits civiques ou de la guerre du Vietnam, le Président non seulement ravive des blessures pas complètement cicatrisées dans la société américaine, mais pourrait donner l’impression aux afro-américains que les acquis de la lutte des années 60, même s’ils sont imparfaits, ne sont justement pas des acquis.

Dans le même registre, on peut penser aussi à ses diatribes permanentes28Il a encore tweeté récemment sur le sujet et c’est sur ce tweet que Twitter a pour la première fois apposé une alerte, déchaînant la colère du Président. sur la fraude électorale supposément liée au vote par correspondance et aux manœuvres plus ou moins explicites, effectuées avec sa bénédiction, pour compliquer l’exercice du droit de vote pour de nombreux américains, notamment afro-américains.

Si Trump n’est pas responsable des inégalités raciales existantes en Amérique, son parcours de businessman29Son père et lui ont été poursuivis dans les années 70 pour discrimination raciale – organisée – dans le choix des locataires de leur biens immobiliers., ses déclarations bien avant qu’il ne devienne Président, sa réaction au mouvement en cours incarnent en réalité l’approche de la question raciale et du maintien de l’ordre qui font justement l’objet de la contestation actuelle. Et les afro-américains ont une preuve de plus que le slogan « Make America Great Again » visait le retour à une Amérique prospère économiquement autant qu’à l’ordre social des années 50, où le droit à cette prospérité ne leur était pas accordé et où le « rêve américain » n’était pas pour eux.

Trump est ainsi peut-être en train de mettre fin à tout espoir de récupérer une partie du vote afro-américain et ce n’est sans doute pas en se présentant comme le Président qui a fait le plus pour les afro-américains, à l’exception d’Abraham Lincoln30Lequel a aboli l’esclavage, faut-il le rappeler…, qu’il rattrapera cela.

Cela étant, on peut s’interroger sur le réel objectif de cette soit-disant campagne de séduction de l’électorat afro-américain. Ne s’agissait-il pas avant tout de pousser les afro-américains (et les autres minorités) à ne pas voter du tout ?

La participation des afro-américains a été très faible en 2016 et ces votes ont manqué à Hillary Clinton. Pour les élections de mi-mandat en 2018, elle était nettement remontée : le Président, qui avait largement fait campagne pour conserver un majorité républicaine dans les deux chambres, avait mobilisé sa base en martelant des messages anti-immigration mais aussi suscité une forte participation des afro-américains et latinos, qui avait, entre autres facteurs, conduit les démocrates à gagner la majorité à la chambre des représentants.

Si l’équipe Trump semblait avoir retenu la leçon de 2018, la gestion des événements en cours pourrait laisser des traces et susciter à nouveau une forte participation dans l’électorat afro-américain.

Cela étant, l’objectif de ces messages sur la politique présidentielle en faveur des afro-américains n’était-il pas aussi – voire en premier lieu – de donner bonne conscience à une partie de l’électorat blanc, gêné par les accusations de racisme dont Trump fait l’objet et qui rejaillissent sur ses électeurs ?

Manifestement le Président a considéré que le discours « Law and Order » et l’amalgame entre militants des droits civiques, afro-américains et « émeutiers » ou agitateurs d’extrême-gauche était au moins aussi porteur pour son électorat, voire susceptible d’attirer de nouveaux électeurs…

Les derniers sondages ne vont pourtant pas dans ce sens : ils indiquent que deux tiers des américains considèrent que la gestion du Président a augmenté les tensions, et que deux tiers des américains jugent aussi les protestations légitimes. Plus alarmant pour le Président, près d’un tiers des sympathisants républicains auraient cette opinion.

Trump a beau se vanter d’avoir ramené l’ordre31Avec la même grosse ficelle que pour le coronavirus : accuser les gouverneurs quand cela va mal, et mettre à son compte le retour au calme, dont il n’est en rien responsable., ce sujet-là n’est peut-être celui qui importe le plus aux américains désormais : les manifestations qui rassemblent, selon les observateurs, une population diverse sont très calmes depuis une semaine. Et le spectre de l’anarchie liée aux protestations fonctionne de ce fait assez mal, par exemple auprès des « mères blanches de banlieues résidentielles de classe moyenne » (un des électorats mouvants qui fait l’objet de toutes les attentions des stratèges politiques) quand leurs propres enfants font partie des manifestants.

Les sondages portant sur les élections générales (là encore, il faut les prendre avec une grande prudence…) sont également très mauvais pour le Président, qui serait désormais en retard sur Joe Biden dans la plupart des états clés pour l’élection (Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin, Arizona) et à la lutte dans certains états normalement acquis aux républicains (comme le Texas ou l’Ohio). De même, certains élus républicains majeurs du Congrès, très associés pour le public au Président, comme le leader de la majorité au Sénat Mitch Mc Connell ou le sénateur de Caroline du Sud Lindsay Graham, seraient en difficulté pour leur réélection, ce qui voudrait dire que les républicains pourraient aussi perdre le Sénat.

Si Trump conteste comme à son habitude les sondages (il faut dire que sa victoire en 2016 lui donne raison sur ce point), il n’en est pas moins manifestement très nerveux.

Ses tentatives pour détourner l’attention des manifestations (tactique qu’il avait déjà tenté, sans grand succès, à propos de la pandémie) en attaquant la Chine à propos des événements à Hong Kong, en remettant sur le devant de la scène les vieilles histoires de l’enquête sur l’ingérence russe pendant la campagne de 2016, en allant deux fois à Cap Canaveral pour assister au lancement de la fusée SpaceX, ou en se glorifiant des résultats positifs inattendus et un peu surprenants des chiffres du chômage pour le mois de mai, ne fonctionnent pas et le mouvement de protestation reste au centre de l’actualité.

Alors que, face à la consolidation du mouvement et aux résultats des enquêtes d’opinion, les élus démocrates au Congrès ont proposé un texte de loi ambitieux sur les violences policières et que les élus républicains préparent leur propre texte, et alors que les exécutifs locaux prennent aussi des mesures (rappelons que le maintien de l’ordre est largement décentralisé aux Etats-Unis)32On reviendra dans une prochaine chronique sur le débat sur les mesures à prendre vis-à-vis des violences policières et sur le racisme structurel des forces de l’ordre. le Président n’a toujours pas l’air de vouloir traiter le sujet sur le fond.

Même si la Maison Blanche a annoncé très prochainement un discours d’unité sur la question raciale, le Président semble plutôt suivre son instinct et la tactique qui lui a réussi depuis son entrée en politique (de son point de vue en tout cas) : doubler la mise (en anglais « double down ») sur tous les sujets polémiques pour galvaniser sa base et ses plus fervents supporters, et continuer à faire feu de tout bois contre les manifestants, les démocrates, Joe Biden, etc.

En insistant lourdement sur le fait que certains manifestants demandent à baisser le budget de la police et en faisant un raccourci un peu rapide pour indiquer que les démocrates veulent supprimer la police et faire régner le chaos – le slogan « defund the police »33Cf. chronique précédente. fait désormais l’objet d’attaques violentes de la part de l’ultra-droite : Breitbart consacrait à ce sujet pas moins de 13 articles le 9 juin !

En attaquant ou en insultant, on l’a vu, les maires et gouverneurs des villes les plus concernées par les manifestations et tous ceux, quel que soit leur camp politique, qui le critiquent ou soutiennent le mouvement en cours.

Ou en jetant de l’huile sur le feu de la « guerre culturelle » chère à ses soutiens d’ultra-droite (on en verra des exemples dans cet article de Breitbart sur l’ostracisation d’« Autant en emporte le vent » par les « talibans bien-pensant » ou dans celui-ci qui reprend à son compte les alertes de l’animateur Tucker Carlson sur le risque que les Etats-Unis deviennent la Corée du Nord).

On l’a vu par exemple relancé lui-même le débat sur les joueurs de football américain qui instrumentaliseraient leur sport pour militer contre les inégalités raciales et manqueraient de patriotisme, et sur le soutien désormais apporté par les instances de ce sport à ces joueurs34On en parlait ici., et retweeté la position pas vraiment nuancée du directeur d’un « think tank » très conservateur et très influent, l’« American Conservative Union », sur le sujet.

Cette fuite en avant se traduit par des dérapages marquants, le dernier en date étant un tweet du 9 juin reprenant des thèses conspirationnistes pour défendre une intervention choquante et très critiquée de la police envers un manifestant de 75 ans à Buffalo.

La prochaine étape sera manifestement l’organisation de meetings de campagne. La pandémie a empêché la tenue des meeetings prévus au printemps, ce qui avait enragé le Président. Les reprendre sera la preuve que la crise sanitaire est passée – ce qui reste à prouver… Mais aussi voire surtout de contrecarrer la petite musique qui s’installe sur un Président enfermé dans la Maison Blanche et surprotégé35Les rieurs soulignent que le Président aura finalement réussi à obtenir le mur qu’il voulait : autour de la Maison-Blanche et pas à la frontière mexicaine, certes…, de galvaniser sa base, de reprendre confiance et de retrouver ce mojo que le Président semble bien avoir un peu égaré depuis le début de la pandémie et que la contestation en cours ne lui a pas, au contraire, permis de retrouver. Mais l’année 2020 a connu tellement de rebondissements qu’il est bien capable de le récupérer d’ici le 3 novembre…

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