Les Etats-Unis partagés entre prise de conscience et volonté de traiter la question des discriminations raciales, peur de l’anarchie… et déni du problème.

La mort de George Floyd a déclenché une vague de protestations et d’indignation, qui s’est rapidement transformée en un mouvement appelant à prendre à bras le corps la question des violences policières et des inégalités raciales. Contrairement aux mouvements précédents sur ces sujets, les manifestations et les réactions ne sont pas le seul fait des mouvements de défense des droits civiques et des organisations militantes comme « Black Lives Matter », relayés par la frange la plus progressiste de la société américaine. Les défilés rassemblent une population diverse sur le plan ethnique et générationnelle, et les appels au changement émanent d’un large spectre d’organisation ou de personnalités, y compris en dehors du strict champ politique.

Comme souvent1On se souvient de ce clip de Childish Gambino qui avait fait beaucoup de bruit., les artistes ont été en première ligne, avec par exemple le hashtag #TheShowMustBePaused appelant à suspendre tous les activités (spectacles en ligne notamment) prévues le mardi 2 juin pour un « Blackout tuesday », qui a été très suivi.

Les soutiens de sportifs vedette ont en réalité beaucoup plus marqué, dans la mesure où la politisation du sport, considéré comme un des ciments de la société américaine, fait habituellement l’objet de fortes polémiques2Cf. par exemple la réaction très négative au salut des Black Panther effectué par deux athlètes américains sur le podium du 200 mètres des JO de Mexico en 1968.. Si malgré cela, la NBA et les basketteurs ont souvent été en pointe pour dénoncer le racisme et les violences policières3Non sans polémique lorsque par exemple les stars Lebron James ou Stephen Curry ont fait état publiquement de leurs désaccords – voire de leur mépris – avec le Président Trump., la prise de position de Michael Jordan a marqué les esprits, dans la mesure où malgré des appels récurrents à des prises de position, la star du basket n’avait jamais souhaité utiliser jusqu’à présent son immense aura pour faire passer des messages politiques4Il assumait cette position encore récemment dans le documentaire The Last Dance qui lui est consacré et qui a été un phénomène médiatique aux Etats-Unis..

Très suivi et très remarqué également, les débats dans le football américain. On se souvient que le mouvement symbolique initié en 2016 par Colin Kaepernick, consistant à s’agenouiller pendant l’hymne américain (chanté avant le coup d’envoi de chaque match) pour protester contre les violences policières et le racisme, avait à l’époque suscité une immense polémique : certains joueurs n’avaient pas souhaité s’associer à ce mouvement, dénonçant un manque de respect envers le drapeau et la patrie, les organisateurs de la compétition (la NFL) avaient dénoncé le mouvement, le Président Trump lui-même avait violemment demandé aux propriétaires des équipes de renvoyer les joueurs concernés, Colin Kaepernick s’était finalement retrouvé sans club et ostracisé et le mouvement s’était arrêté.

Lorsque Drew Brees, une vedette (blanche) de ce sport extrêmement populaire dans toutes les catégories de la population, interrogé sur le sujet, a déclaré le 3 juin qu’il ne serait « jamais d’accord avec les joueurs qui s’agenouillent », il a suscité un tollé sur les réseaux sociaux, mais aussi au sein de son équipe et du milieu de la NFL en général. Il a dans la foulée été soutenu par Donald Trump… mais il a changé d’avis et finalement répondu directement au Président qu’il « fallait arrêter de parler du drapeau et se focaliser sur les vrais problèmes de l’injustice raciale systémique, de l’oppression économique, des violences policières et de la réforme du système pénale et pénitentiaire ».

Et alors que plusieurs de stars du football américain relayaient sur leurs comptes Twitter une vidéo , rapidement devenue virale, pour demander à la NFL de soutenir leurs protestations, cette dernière a dans la foulée reconnu qu’elle avait eu tort de s’opposer aux mouvements des joueurs afro-américains et les a encouragé à s’exprimer publiquement, dans une vidéo marquant un total changement d’approche.

Dans le champ politique (sachant qu’une chronique à suivre sera dédiée à l’impact des événements en cours sur la présidentielle et donc au positionnement de Donald Trump et Joe Biden), on passera rapidement sur la réaction des démocrates – dont l’ancien président Barack Obama, appelant à prendre la question des discriminations raciales à bras le corps, pour insister sur le fait que les milieux républicains et conservateurs ont aussi insisté sur le problème racial systémique, et pas seulement sur le besoin que justice soit faite pour le cas précis de George Floyd.

Rapidement, des élus républicains majeurs, comme le chef de la majorité républicaine au Sénat, détesté des milieux progressistes, Mitch Mc Connell, ont ainsi reconnu sans hésiter l’existence d’un problème de racisme structurel et la nécessité d’agir, et ont marqué leur soutien aux protestataires, dès lors que les défilés étaient pacifiques. Certains « think tanks » conservateurs, comme l’emblématique Heritage Foundation, ont également reconnu l’urgence d’agir pour lutter contre le racisme aux Etats-Unis5Le courrier envoyé aux salariés de Fox News par le PDG – et fils du propriétaire – Lachlan Murdoch, reconnaissant que « black lives matter » a aussi frappé, même si on verra plus loin que la ligne éditoriale des vedettes de la chaîne n’est pas vraiment de soutenir le mouvement..

Malgré les critiques des médias conservateurs (cf. infra) à l’encontre des messages portés par certains protestataires, les personnalités républicaines continuent à afficher, comme Mitt Romney, sénateur de l’Utah et ancien candidat républicain à l’élection présidentielle en 2016 qui a participé à un défilé organisé par des mouvements chrétiens, très impliqués eux aussi, dans Washington DC le dimanche 7 juin, leur soutien au mouvement et à reprendre à leur compte le slogan « Black Lives Matter ».

Le communiqué de l’ancien président George W. Bush a également été remarqué, par son existence même, tant il est rare que les anciens présidents interviennent dans les débats politiques d’actualité6On notera que Barack Obama, attaqué sans cesse par le Président Trump et resté très silencieux – et remarquablement patient, il faut bien le dire – pendant 3 ans, mais revenu sur le devant de la scène après la victoire de Joe Biden après la primaire démocrate est particulièrement actif suite à la mort de George Floyd., mais aussi sur le fond, parce qu’il reconnaît sans ambiguïté l’existence d’un racisme systémique.

C’est un échec choquant que de voir de nombreux afro-américains, en particulier les jeunes hommes afro-américains, harcelés et menacés dans leur propre pays. C’est une force quand les manifestants, protégés par des forces de l’ordre responsables, défilent pour un futur meilleur. Cette tragédie, qui s’inscrit dans une longue série de tragédies similaires, soulève une question trop longtemps laissée en souffrance : comment mettre fin au racisme systémique dans notre société ? La seule façon de porter une analyse juste sur nous-mêmes est d’écouter la voix de ceux, trop nombreux qui souffrent et sont endeuillés. Ceux qui projettent de faire taire ces voix ne comprennent pas le sens de l’Amerique, et comment elle peut avancer. Le plus grand défi de l’Amérique a toujours été de rassembler, au sein d’une seule nation juste et capable d’offrir des opportunités à tous, des personnes venant d’horizons très différents. La doctrine et les réflexes de la supériorité raciale, qui ont longtemps été répandus dans notre pays, menacent encore les Etats-Unis.

George W. Bush – extrait d’un communiqué diffusé le 2 juin.

D’autres signes ont donné aux manifestants l’espoir d’une unité nationale autour de cette cause : le slogan « Black Lives Matter » est désormais largement repris, alors qu’il faisait l’objet de controverse7On voit régulièrement des auto-collants, casquettes, ou T-shirts « All lives matter ».. De même l’élection le 2 juin pour la première fois dans l’histoire de la ville, d’une afro-américaine comme maire de la ville de Ferguson, dans le Missouri, dans laquelle des émeutes avaient eu lieu à l’été 2014 suite à la mort d’un adolescent afro-américain abattu par la police a été interprétée comme un symbole fort.

Surtout, les premières enquêtes d’opinion montrent également aussi une évolution nette – qui restera à confirmer sur la durée… – de l’opinion publique sur la question des discriminations raciales : ainsi, selon une enquête de l’University de Mounmoth effectuée entre le 28 mai et le 1er juin, c’est-à-dire au moment où de nombreux incidents émaillaient encore les manifestations, 76% des américains jugent que les discriminations raciales et ethniques sont un gros problème, contre 51% en 2015 et 68% en 2016. 57% des sondés pensent qu’un usage excessif de la force est plus probable lorsque la situation implique des afro-américains, contre 33% qui considèrent que le fait d’être blanc ou noir ne change rien, alors que des sondages d’années précédentes montraient une proportion inversée.

De fait, le mouvement a gagné l’ensemble des Etats-Unis, et les manifestations se déroulent aussi bien dans les grands centres urbains que dans les zones rurales. Dans le même temps, les incidents et le vandalisme en marge des défilés sont désormais beaucoup plus rares (même si des interventions musclées des forces de l’ordre sont encore régulièrement rapportées).

De nombreuses voix au sein des mouvements progressistes et des militants de droits civiques expliquent, non sans le regretter, que les expressions marquantes de colère sont la seule façon pour les afro-américains d’être entendu et d’attirer l’attention médiatique, rappelant que si Martin Luther King était un apôtre de la non-violence, il avait lui-même, dans un discours resté célèbre, prononcé quelques semaines avant son assassinat, indiqué que « l’émeute est le langage de ceux que l’on n’écoute pas ».

La vaste majorité des noirs aux Etats-Unis croupissent dans un ilôt de pauvreté perdu au milieu d’un océan de prospérité matérielle. Cela cause une énorme amertume. Cela cause de la souffrance et de la détresse. Ces conditions incitent les gens à penser qu’ils n’ont d’autre alternative que la rébellion violente pour attirer l’attention. Et je dois le dire ce soir : l’émeute est le langage de ceux que l’on n’écoute pas.

Martin Luther King – Discours « The Other America » – Mars 1968.

Sans justifier ou revendiquer la violence, mais en remarquant qu’elle attire l’attention médiatique et que sans les pillages ou l’incendie d’un commissariat, peut-être que les médias n’auraient pas accordé autant d’attention au mouvement, les mouvements de défense des droits civiques ont donc insisté, après les premiers incidents, pour que les défilés continuent, dans le calme et en utilisant des moyens d’expression pacifiques pour se faire entendre.

Le pari a été réussi : si la colère est loin d’être éteinte, elle ne se traduit plus pour l’instant par des actions violentes, mais plutôt par des actions créatives : décoration des grilles de sécurité installées pour protéger la Maison Blanche, inscription sur la chaussée de l’avenue longeant la Maison Blanche du slogan « Black Lives Matter », avec l’accord de la maire de Washington, qui a aussi renommé une place du quartier « Black Lives Matter plaza »8On s’en doute, Donald Trump a particulièrement apprécié..

Par ailleurs le mouvement initialement dirigé contre les violences policières envers les afro-américains porte désormais des revendications beaucoup plus globales sur les discriminations raciales, encouragé par la légitimé apportée à ce combat par la reconnaissance large du problème.

Cette présentation pourrait paraître porteuse d’espoir pour une vraie prise de conscience collective qui pourrait amener à une vraie évolution. Mais elle doit immédiatement être nuancée, car les quinze derniers jours ont aussi donné lieu à de multiples polémiques et exposé une nouvelle fois la polarisation de la société américaine.

Commençons en mentionnant que si la pandémie n’est plus au centre de l’actualité depuis quinze jours, les manifestations et les réactions ont néanmoins été influencées9L’économie continue à tourner au ralenti dans de nombreux endroits et les universités et lycées sont toujours fermés, ce qui laisse du temps pour manifester… par ce contexte très particulier : critiques sur les rassemblements susceptibles de provoquer de nouveaux foyers de contamination, interrogations sur l’imposition de couvre-feux pour protéger des magasins et des biens matériels, réclamés souvent par les mêmes qui manifestaient contre les restrictions de liberté et de circulation mises en place au plus fort de la pandémie pour sauver des vies et protéger les travailleurs essentiels (dans lesquels les minorités sont surreprésentées). Le slogan « Black Lives Matter » a dès lors montré toute sa force, en ce qu’il s’applique à de nombreuses situations de discriminations.

Les leaders des manifestations se sont aussi interrogés sur le « double standard » en vigueur s’agissant du maintien de l’ordre, rappelant que les américains – essentiellement blancs – qui manifestaient contre les mesures de distanciation sociale avaient investi, en brandissant des armes pour certains, le palais de la gouverneure du Michigan mi-avril, sans réaction des forces de l’ordre, ou qu’à New York, l’application par la police des mesures de distanciation sociale prenait une forme différente selon les quartiers.

Mais le débat sur le maintien de l’ordre, les violences policières et les discrimination ou le racisme des forces de l’ordre est, aux Etats-Unis comme ailleurs, très clivant.

Les débordements en marge des défilés (à Minneapolis, mais un peu partout aux Etats-Unis), le vandalisme et les pillages, bien réels même s’ils ne doivent pas occulter les très nombreuses manifestations parfaitement pacifiques et calmes, ont frappé les esprits et en partie détourné l’attention de l’objet des protestations. C’est notamment le cas du saccage d’un commissariat de Minneapolis le 28 mai10L’incident rappelle « Assault on precinct 13 » film culte – avec une B.O. culte – de John Carpenter qui transpose (librement) Rio Bravo dans le Los Angeles des violences urbaines et raciales. qui a réveillé la peur de la violence politique de certains mouvements politiques des années 70 comme les Black Panthers, ce qui s’est traduit par la mise en place d’un couvre-feu dans certaines villes, la mobilisation de la garde nationale, etc.

Les médias et hommes politiques les plus conservateurs, et parmi eux le Président Trump et son très politique ministre de la Justice William Barr, n’ont alors pas hésité à jouer sur la peur suscitée par l’anarchie, et continuent à le faire même si la deuxième semaine de protestation a été nettement moins marquée par ce type d’action.

L’insistance du Président, de William Barr et des médias d’extrême droite sur la présence de groupes d’extrême-gauche participe du même discours. Certes, le gouverneur du Minnesota a bien mentionné dans les premiers jours d’agitation que des éléments « extérieurs au Minnesota » étaient responsables des pillages, mais il a indiqué quelques jours plus tard qu’il avait sans doute confondu avec son souhait que ce ne soient pas les habitants de Minneapolis qui saccagent une partie de leur ville avec la réalité.

Il est crédible que le renseignement intérieur américain ait des preuves que des activistes de tous abords préparent des actions violentes, comme l’affirmait William Barr dans une déclaration officielle le 4 juin. Mais on notera aussi qu’il insiste, en premier lieu comme le Président, sur les groupes d’extrême gauche et plus particulièrement11Pour une raison qui échappe à ce stade à l’auteur… sur le terme « antifas », sans évoquer les groupes d’ultra-droite.12On notera que le gouverneur du Minnesota visait au moins autant les suprémacistes et les groupuscules d’ultra-droite que ceux d’extrême-gauche. En 2019 le FBI avait alerté sur les risques liés à des groupes d’ultra-droite et de suprémacistes blancs prêts à perpétrés des violences raciales, contredisant les déclarations rassurantes du Président Trump sur ces mouvances..

Sans doute faut-il voir dans cette insistance une forme de surprise des services de police face à un mouvement qui, à l’inverse des précédents, ne se traduit pas par des manifestations de la communauté afro-américaine dans les quartiers à majorité afro-américaines avec des dégradations dans ces quartiers eux-mêmes (comme à Los Angeles en 1965, dans le Bronx dans les années 70, ou à Los Angeles à nouveau en 1992), mais par des défilés (et des débordements) qui rassemblent une population très diverse qui se tiennent dans les centres villes et même dans certains quartiers chics (comme Soho ou sur la 5ième avenue à New York), et qui « ressemblent » de ce fait davantage aux émeutes alter-mondialistes de Seattle lors du sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce en 1999.

Bref, plutôt que de voir dans cette forme un peu nouvelle prise par les manifestations sur la question raciale le signe qu’une part plus importante de la société américaine souhaite un changement, les conservateurs ont d’abord insisté sur le risque « révolutionnaire ». Cela a d’ailleurs plutôt bien fonctionné, si on peut dire, avec des rumeurs d’attaques d’ « antifas » se propageant notamment dans l’Ouest des Etats-Unis et se traduisant par une mobilisation13On jettera un oeil à cet article davantage pour les images que pour l’analyse – pour le moins réduite – du sujet. de miliciens armés14Pour mémoire, ce n’est pas interdit aux Etats-Unis en vertu du fameux deuxième amendement à la constitution, qui sert de base aux opposants au contrôle des armes à feu : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé »..

Dans le même temps, les conservateurs ont surtout insisté sur les pillages dans les grandes villes gouvernées par des démocrates (Minneapolis, Chicago, Los Angeles, New York,…) en fustigeant le « laxisme » et « l’incompétence » des maires et gouverneurs démocrates qui ne réprimeraient pas suffisamment les violences15On voit par exemple l’ancien maire de New York devenu « avocat » au sein propre et figuré de Donald Trump, Rudy Giuliani, toujours dans les bons coups (surtout commerciaux), rappeler combien la police new-yorkaise savait mater les voyous à son époque.. Cette incapacité à maintenir l’ordre public serait la preuve finale de la « faillite » du « libéralisme » de la gauche américaine.

Dans ce contexte, les conservateurs ont également insisté sur le slogan, lancé le 30 mai par le mouvement « Black Lives Matter » et très présent depuis dans les défilés et repris par certaines personnalités démocrates, « defund the police » (qu’on pourrait traduire par « baissez le budget de la police ! »)16D’où une activité frénétique de Donald Trump sur le sujet.. Il s’agit, alors que les Etats-Unis viennent d’entrer dans une grave crise économique et sociale liée à la pandémie de coronavirus, de plaider pour une priorisation des dépenses publiques vers les politiques de soutien aux plus vulnérables, l’éducation, les services sociaux ou les services publics, plutôt que de privilégier une politique sécuritaire de lutte contre la délinquance.

Cela renvoie à des étapes importantes l’histoire politique américaine de la deuxième moitié du 20ième siècle : le président démocrate Lyndon B. Johnson avait en 1964 lancé la « guerre contre la pauvreté » mais aussi « la guerre contre le crime » en 1965 (tandis que Martin Luther King élargissait la question des droits civiques à celle de la pauvreté en lançant en 1968, juste avant sa mort, une « Poor People campaign »). Son successeur Richard Nixon avait surtout privilégié la « guerre contre le crime » (qui faisait partie de son programme intitulé « Law and order » – la loi et l’ordre – pour la présidentielle de 1968) puis lancé en 1971 la « guerre contre la drogue », en privilégiant la création de postes de policiers aux investissements de la « guerre contre la pauvreté ».

La question de la pauvreté et la question raciale sont alors dès lors devenues une question sécuritaire, mouvement encore amplifié pendant la présidence Reagan. Les mouvements progressistes ont toujours critiqué cette approche, s’appuyant sur la persistance des inégalités raciales jusqu’à aujourd’hui, en expliquant que les budgets énormes (3000 milliards de dollars pour la guerre contre la drogue) consacrés à ces « guerres » auraient pu bien mieux utilisés dans le domaine de l’éducation ou de la santé.

Mais le slogan « defund the police » est ambigu dans sa formulation et dans son interprétation par ses porteurs : pour certains, il s’agit de mieux définir les priorités des dépenses budgétaires, pour d’autres de réclamer l’arrêt des achats de matériel militaire très coûteux et qui font ressembler certains policiers aux troupes déployés en Irak ou en Afghanistan. Mais certains manifestants et mouvements progressistes revendiquent plus explicitement une abolition de la police.

Plusieurs maires (comme à New York City) ont annoncé une baisse du budget, non sans faire preuve d’une certaine démagogie dans la mesure où les restrictions budgétaires seront inévitables post-pandémie. Quant aux maires qui insistent non sans un certain courage sur le fait qu’une police avec un budget suffisant est indispensable (sans nier le besoin d’investir dans d’autres programmes et en annonçant des redéploiements budgétaires) et que le problème est avant tout de bien définir les missions prioritaires et les modes d’action de la police, ils font l’objet de critiques de plus radicaux des protestataires17C’est le cas du maire de Los Angeles ou de celui de Minneapolis, dont les réactions au meurtre de George Floyd avaient pourtant été exemplaires..

Un groupe d’élus au conseil municipal de Minneapolis a ainsi adopté le 7 juin une résolution pour démanteler la police de la ville et consacrer les ressources aux mouvements sociaux de terrain, sans expliquer très clairement qui serait chargé du maintien de l’ordre. La suite des débats sur le sujet, à Minneapolis comme ailleurs sera très intéressante à suivre18La question des mesures envisagées pour résoudre la question des violences policières fera l’objet d’un développement spécifique dans une prochaine chronique..

Ces débats ont été opportunément saisis par les conservateurs pour agiter le spectre d’un démantèlement de la police, d’un refus de certains élus ou mouvements de la nécessité de protéger les citoyens et leurs biens, et donc de l’anarchie. De même, les critiques massives de la police, que ce soit celle concernant les meurtres comme celui de George Floyd ou la gestion des protestations (cf. infra) ont été pointées du doigt, comme « encourageant » les émeutiers et la violence. On reconnaît la manœuvre politique classique, aux Etats-Unis comme ailleurs, selon laquelle la peur du désordre, de l’anarchie et des mouvements révolutionnaires d’extrême-gauche inciterait les indécis à voter pour les candidats conservateurs.

Dans le même registre, dans la mesure où le fait de s’agenouiller est devenu un symbole de soutien à la cause portée par les manifestants, les images de policiers mettant un genou à terre devant les manifestants ont été présentées comme des signes de « reddition » des forces de l’ordre et donc un signe avant-coureur de « l’anarchie ». Certains maires, comme celui de Los Angeles, par exemple, ont reproduit le geste, d’autres comme Joe Biden l’ont fait en d’autres occasions, s’attirant également les critiques, accusés d’encourager un sentiment de culpabilité « politiquement correct » proche de l’endoctrinement sectaire.

A l’opposé du spectre politique, les progressistes et les leaders des mouvements de protestations ont évidement loué les démonstrations de solidarité des forces de l’ordre, mais se sont aussi focalisés sur les actions mises en œuvre pour maintenir l’ordre public pendant les défilés ou manifestations, parfois très violentes19Les images sont nombreuses. On se contentera de signaler celle d’un policier de Seattle interpellant un manifestant en le plaquant au sol et en lui appliquant le genou sur la nuque, répétant ainsi le geste fatal qui avait tué George Floyd, avant qu’un de ses collègues intervienne rapidement face aux protestations des passants..

Et comme certaines violences ont été aussi perpétrées par les forces de l’ordre contre des rassemblements pacifiques et contre des individus manifestement innofensifs20Les images sont là encore nombreuses, mais on retiendra celle, qui a suscité une grosse émotion d’un homme âgé de 75 ans tombant à terre après avoir été bousculé par deux policiers, et laissé à terre sans que personne ne s’occupe de son sort. et qu’elles n’ont pas épargné les journalistes ou les passants en train de filmer ou rapporter les faits, elles ont suscité de forte critiques mais surtout renforcé la colère et la détermination des manifestants, dans un pays très attaché à la liberté d’expression conférée par le premier amendement à la Constitution.

De protestation d’abord ciblée, s’agissant des violences policières (puisque les manifestations concerne aussi la question des inégalités raciales dans leur ensemble), sur les pratiques des forces de l’ordre envers les afro-américains, les manifestations ont élargi le propos à la question des violences policières en générale et de la liberté d’expression.

Cela n’a fait que renforcé l’adhésion au mouvement et la participation aux manifestations lors de la deuxième semaine de protestation, et les remises en cause de la police. Depuis la dispersion le 1er juin d’une manifestation pacifique aux abords de la Maison Blanche et malgré les impressionnantes forces de l’ordre rassemblées aux alentours, les manifestants sont revenus chaque jour plus nombreux21On remarquera que Donald Trump a minimisé le nombre de manifestants présents à Washington le week-end dernier. On se souviendra qu’il a toujours clamé qu’une foule record avait assisté à son investiture, ce que tous les éléments tangibles démentaient : c’est à ce propos que son porte-parole avait lancé l’expression « alternative facts » qui a depuis fait florès. On remarquera aussi qu’il a une vision bien à lui du maintien de l’ordre et de la liberté d’expression, puisqu’il considère que les forces de l’ordre ont fait un bon travail quand le nombre de manifestants diminue. – et toujours plus calmes.

Dans ce contexte, ceux (dont le gouverneur du Minnesota, qui a ensuite nuancé) qui indiquaient que les procédures engagées contre les policiers impliquées dans la mort de George Floyd constituaient une réponse suffisante et appelaient à en finir avec les défilés pour rétablir l’ordre et le calme ont été accusés à la fois de minimiser le problème, d’aller à l’encontre de la liberté d’expression et de mettre l’huile sur le feu.

Les polémiques sur les propos et actions des maires, gouverneurs, policiers et personnalités politiques se sont donc multipliées et ont suscité une divergence pour ne pas dire un clivage dans le traitement médiatique et politique des événements. Cela passe par une guerre des mots, les uns qualifiant les défilés le terme de « protests » (manifestations) quand les autres utilisent les termes de « riots » (émeutes) ou de « looters » (pillards).

Cela passe aussi par une guerre des images, les uns (la galaxie Fox News en tête) insistant sur le vandalisme et les casseurs22Quitte, compte tenu du calme relatif retrouvé après que les autorités locales aient pris depuis le 1er juin des mesures à continuer à montrer en boucle une semaine après des images des nuits agitées des 30 et 31 mai, ou les victimes – blessés ou morts – des incidents notamment au sein des forces de l’ordre23Quitte à oublier souvent de préciser qu’un « policier » tué était en retraite et n’exerçait pas une mission de maintien de l’ordre quand il a été tué – ce qui n’en est pas moins dramatique..

Quand à CNN, MSNBC, le New York Times ou le Washington Post, même s’ils résistent mal à l’attrait de l’image des violences, ils insistent davantage sur les défilés pacifiques et la réaction violente des forces de l’ordre.24On n’est d’ailleurs jamais très loin des « fake news » de tout côté, avec par exemple le #hashtag DCBlackout qui laissait croire que les forces de l’ordre coupait les réseaux de communication la nuit pour intervenir violemment sans être filmés contre les manifestants, ou une éditorialiste en vue, la fille du très respecté sénateur et ancien candidat à la présidence John McCain, prise en flagrant délit d’exagération mensongère de la situation à New York, avant d’avouer qu’elle n’était pas en fait à New York….

A ce stade, les tentatives pour entamer la légitimité du mouvement en insistant sur les incidents et la violence semblent plutôt inefficaces : selon un sondage de PBS et Marist Poll 62% des américains considèrent que les manifestations sont légitimes (contre 28% qui les considèrent illicite) et 61% utilisent le terme « protests » (contre 31% pour le terme « riots »).

Mais cette enquête démontre comme souvent des différences très importantes entre sympathisants républicains (seuls 30% d’entre eux jugent les mouvements légitimes) et démocrates (où ce taux atteint 87%).

Surtout, la division du pays ne s’exprime pas que sur la forme prise par le mouvement de protestation, sur la liberté d’expression et l’ordre public, etc. Il existe aussi un désaccord plus profond sur le fond : le déni par une partie de la population du fait même qu’il y ait un problème racial systémique aux Etats-Unis. Ces messages sont portés par des figures de Fox News, qui demandent par exemple “si il existe un pays qui a davantage que les Etats-Unis chercher à traiter les problèmes raciaux ?”, ou du parti républicain qui expliquent, selon une rhétorique bien rodée, qu’il ne s’agit pas d’un problème de discrimination mais de manque d’éducation, de désintégration du noyau familial américaine traditionnelle, qui concourent à la délinquance dans les communautés pauvres (comprendre afro-américaines), etc.

Mais des membres du gouvernement et de l’administration Trump se sont exprimés sur le même registre à plusieurs reprises, que ce soit son conseiller sur les affaires étrangères, un responsable du département de la sécurité intérieur (qui expliquait que le « racisme systémique n’est pas un sujet qui concerne les forces de l’ordre »), ou encore le ministre de la Justice William Barr, toujours lui, rejetant l’idée d’un racisme systémique des forces de l’ordre, dans une confusion d’ailleurs instructive entre la discrimination au sein des forces de l’ordre et la discrimination envers les citoyens dans l’exercice de leur mission, renvoyant les problèmes sur les moutons noirs (les « bad apples » ou pommes pourries).

Je ne crois pas que le maintien de l’ordre soit structurellement raciste. […] Il faut reconnaître que pour la majeure partie de notre histoire, nos institutions ont été explicitement racistes. [Le travail mené dans les institutions racistes] a fonctionné. [L’armée] était une institution raciste, elle aujourd’hui est en pointe sur la question et elle propose les mêmes opportunités tous. Les forces de l’ordre ont suivi la même évolution.

Le ministre de la Justice William Barr, sur CBS le 7 juin

Si on se gardera bien d’estimer la part de la population partageant ces opinions, et si l’auteur serait bien incapable de retracer l’histoire de la perception de la question raciale aux Etats-Unis, il convient néanmoins de garder en mémoire qu’un des facteurs régulièrement avancés pour expliquer l’élection de Donald Trump est celui du « retour de bâton » (« backlash ») après 8 ans d’une présidence Obama au cours de laquelle la question des inégalités raciales et des minorités ont occupé une place et une importance symbolique et politique immenses, pendant que certains électeurs blancs en grande fragilité économique, désorientés par la mondialisation se sentaient très loin du « rêve américain » et délaissés voire ignorés par les élites politiques.

Il n’est pas interdit de penser que tout ou partie de ces américains n’ont pas vraiment changé d’avis, et ne reconnaissent pas la pertinence ou la légitimé du mouvement en cours, encore plus quand il est étiqueté par les médias conservateurs comme « politiquement correct ». On peut douter que les événements actuels réussissent à marquer une prise de conscience collective généralisée et faire de la question raciale une priorité nationale très majoritairement partagée (sans nécessairement qu’il cela veuille dire qu’il y ait consensus sur les modalités de traitement du problème).

Ainsi, quinze jours après la mort de George Foyd et une semaine après un week-end agité par des saccages et des violences, le mouvement de protestation, loin de s’essouffler ou de dégénérer, est plutôt en train de se consolider. Les protestataires sont plus nombreux, mieux organisés et toujours aussi déterminés.

Si certains élus démocrates ou républicains, et le candidat démocrate à la présidence Joe Biden, souhaitent agir rapidement et saisir l’opportunité pour aller de l’avant sur des sujets qui gangrènent la société américaine, du côté du Président Trump, de son administration et de ses soutiens, loin de s’emparer du fond du sujet, on a l’air surtout décidé pour le moment à parler à sa base électorale, à attiser la peur et à ne rien fait d’autre que du maintien de l’ordre en clamant régulièrement “law and order”.

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