La mort de George Floyd le 25 mai, asphyxié par un policier pendant une arrestation en plein jour dans une rue commerçante de Minneapolis, aurait pu n’être qu’une mort de plus dans une longue série. Plutôt que de citer la liste des morts ou des incidents en lien avec la police qui ont fait la une de l’actualité depuis la fin de la ségrégation raciale dans les années 60, on se limitera à deux données : plus de 1000 personnes sont tuées par la police chaque année aux Etats-Unis et un afro-américain aurait entre deux et trois fois plus de chance de figurer parmi les morts qu’un blanc1Il n’existe pas de compilation officielle des chiffres disponibles mais les travaux menés par le Washington Post et les organisations de la société civile en faveur d’une réforme des méthodes policières donnent des chiffres cohérents.. Mais cet événement suscite les plus importantes manifestations sur la question raciale aux Etats-Unis depuis l’assassinat de Martin Luther King en 1968, et a pris d’un coup le devant de la scène médiatique et politique américaine, occupée presque exclusivement par la pandémie de coronavirus depuis plus deux mois.
Il faut dire que la première vidéo amateur diffusée de ce « meurtre », puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, est à la fois révoltante, tant l’usage de la violence est manifestement disproportionné et inutile, et accablante, puisque à aucun moment le policier ne semble écouter les appels au secours de George Floyd ou des passants assistant à la scène. Les images2Voir par exemple le montage effectué par le New York Times avec les différentes vidéos disponibles. des policiers très calmes qui continuent à étouffer la victime, sans que le fait d’être filmés ne semblent les préoccuper3De nombreuses morts sous les balles de la police sont filmées sans que les policiers s’en rendent compte sur le moment, ce qui n’enlève rien bien sûr à la gravité des faits., suggèrent que la situation est pour les policiers totalement ordinaire.
On peut difficilement ne pas avoir l’impression qu’ils sont habités d’un sentiment d’impunité totale4On a ensuite appris que le policier responsable de la mort par étouffement avait fait l’objet de plusieurs plaintes pour un usage excessif de la force, restées sans suite concrète., qui renvoie au fait qu’entre 2013 et 2019, sur les 7 000 morts attribués la police, des policiers auraient été poursuivis dans seulement 5% des cas, et condamnés dans 1% des cas seulement5Cf. travaux précédemment cités..
Contrairement à de nombreux précédents, la réaction des autorités de Minneapolis, que ce soit le maire de Minneapolis Jacob Frey (avocat militant des droits civiques), le chef de la police, le gouverneur et l’ « attorney general » (qu’on pourrait assimiler à un procureur général) du Minnesota a été immédiate et exemplaire.
Elle a été rapide sur la gestion du dossier : les quatre policiers impliqués ont été renvoyés dans la minute, celui qui appuyait son genou sur la nuque de la victime a été arrêté quatre jours après6Le maire avait immédiatement demandé qu’il soit mis derrière les barreaux. et inculpé pour homicide volontaire (les trois autres ont également été inculpés de complicité), l’« attorney general » du Minnesota a pris l’affaire directement à son niveau7Dans un certain nombre d’affaires du même genre, l’instruction est confiée à un jury populaire, option largement critiquée car conduisant bien souvent à ne pas poursuivre les policiers., etc.
Et le maire de Minneapolis, dès le lendemain du meurtre ou dans les jours suivants, ou le chef de la police de Saint Paul, ville jumelle de Minneapolis, ont tenu des propos remarquables et sans ambiguïté sur les violences policières et les problèmes raciaux.
Ces réactions plutôt exemplaires et le fait que bien avant la mort de George Floyd, le maire actuel et ses prédécesseurs avaient déjà tenté de réformer la police de Minneapolis sans manifestement y parvenir, ce que Jacob Frey reconnaît sans ambiguïté, ont renforcé l’idée que les violences policières envers les afro-américains n’étaient pas le fait de « moutons noirs » au sein de la police ou des autorités, mais bien un problème structurel bien plus profond. Dans ce contexte, promettre la justice dans ce cas individuel était insuffisant pour apaiser la colère et le mouvement de protestation.
Les conditions de la mort ont par ailleurs tout de suite remis en mémoire de précédents événements : les derniers mots prononcés par George Floyd en train d’étouffer (« I can’t breathe ») sont les mêmes que ceux prononcés par Eric Garner, tué par la police en 2014 à New York8C’est aussi étouffé par un policier que meurt un des personnages dans une scène fameuse de « Do The Right Thing » de Spike Lee, filmé en 1989. Spike Lee faisait lui-même référence à la mort de l’artiste Michael Stewart lors de son arrestation par la police en 1983.. L’affaire avait suscité des manifestations à l’époque des faits, lorsque malgré la vidéo des faits, la justice locale avait décidé fin 2014 de ne pas poursuivre les policiers avant qu’à nouveau en 2019 lorsque le ministère de la justice avait aussi choisi de ne pas entamer de procédure judiciaire au niveau fédéral9En 2019, le policier ayant étouffé Eric Garner a finalement été renvoyé de la police..
Par ailleurs, c’est avec son genou, appuyé sur la nuque de la victime pendant de longues minutes, que le policier tue George Floyd. Or c’est en s’agenouillant pendant l’hymne américain (diffusé au début de toutes les rencontres de football américain) que Colin Kaepernick, alors grande star du sport le plus populaire aux Etats-Unis, avait initié à l’été 2016 un mouvement de protestation contre les violences policières et le racisme, bientôt suivi par de nombreux joueurs afro-américains.
Le mouvement avait duré plus d’un an, avant de s’étioler peu à peu, face aux notamment aux appels multiples, y compris de la part de certains joueurs, à ne pas politiser le sport, présenté comme un vecteur d’union nationale, et à respecter le drapeau américain10Le Président Trump avait tout en nuance appelé fin 2017 les propriétaires des clubs à renvoyer les joueurs se manifestant de cette façon.. Colin Kaepernick n’a jamais retrouvé de club depuis.
Autant d’éléments qui rappelaient cruellement que les dernières vagues d’indignation et les promesses d’améliorer la situation n’ont pas eu d’effet.
En outre, la mort de George Floyd a fait suite à plusieurs événements récents manifestement racistes, qui avaient récemment trouvé un certain écho dans les médias, en dépit de la focalisation totale sur la pandémie. Le plus récent a eu lieu à Central Park, à New York, le 25 mai11Soit le jour de la mort de George Floyd, mais les circonstances de cette dernière et la vidéo ont été révélées le lendemain, alors que l’incident de Central Park a tout de suite été relayé dans les médias.. Alors qu’un jeune homme noir se filmait en train de demander, conformément aux règles en vigueur pour la zone d’observation des oiseaux concernée, à une femme blanche d’attacher son chien en laisse, cette dernière l’a menacé d’appeler la police pour signaler qu’un afro-américain la menaçait. Avant effectivement d’appeler la police en simulant la terreur et en expliquant être agressée par un afro-américain tout en demandant des secours immédiatement.
La vidéo a scandalisé et suscité de vives réactions12Par exemple cette tribune émouvante dans le New York Times. en ce qu’elle montrait une expression du racisme ordinaire et du cliché (et tabou) persistant de la femme blanche menacée par l’homme noir. De nombreux lynchages (courants dans le Sud des Etats-Unis jusqu’aux années 50) étaient perpétrés au motif qu’une femme blanche aurait été par des jeunes afro-américains. Cela renvoie aussi à un fait divers célèbre, l’affaire des « Central Park Five » : en 1989, 5 adolescents afro-américains avaient été condamnés à de lourdes peines pour le viol d’une joggeuse. En 2001, un violeur en série avouait être l’auteur du crime et les cinq condamnés étaient disculpés et relâchés13On notera que Donald Trump avait en 1989 acheté des pleines pages dans les quotidiens new-yorkais pour demander le rétablissement de la peine de mort pour les cinq adolescents..
Mais aussi parce qu’elle montrait combien la police est perçue par certains américains d’abord comme un instrument de protection contre les afro-américains, que ces derniers doivent naturellement et en premier lieu considérer comme une menace.
Cela venait s’ajouter à un autre meurtre d’afro-américain ayant suscité une forte émotion. Il y a quelques semaines, une vidéo avait révélé les circonstances dans lesquelles un jeune afro-américain, Ahmaud Arbery, avait été assassiné en février par deux hommes blancs armés alors qu’il faisait son jogging dans un quartier résidentiel proche de son domicile.
Au-delà des circonstances terribles du meurtre qui évoquent encore les lynchages, c’est la gestion par les autorités policières et judiciaires locales qui a suscité l’indignation : jusqu’à la diffusion de la vidéo, les deux meurtriers (dont l’un des deux était un policier à la retraite) n’avaient pas été inquiétés, les autorités s’en tenant à la version, selon laquelle ils avaient pris Ahmaud Arbery pour le suspect de divers cambriolages dans le voisinage et avaient tiré en situation de légitime défense lorsque la victime avait résisté à leur tentative d’arrestation.
Ce meurtre m’était ainsi en évidence non seulement le racisme ordinaire qui veut qu’un jeune afro-américain est par nature suspect, mais aussi l’impunité trop fréquente en cas d’assassinat d’un jeune afro-américain et le fonctionnement déficient de la justice : il aura fallu une vidéo pour que les deux hommes soient arrêtés et inculpés.
La mort par impossibilité de respirer renvoie aussi au coronavirus, qui occupait toutes les esprits au moment des faits : le seuil symbolique des 100 000 morts aux Etats-Unis a justement été dépassé au moment de la mort de George Floyd et les statistiques ethniques disponibles confirment une surreprésentation des afro-américains parmi les victimes du virus14Les chiffres officiels du 6 juin indiquent que 22% des victimes sont afro-américains non latinos et 33% latinos, alors que ces populations représentent respectivement 13% et 18% de la population., de même que les conséquences économiques de la pandémie touchent plus fortement les afro-américains que la moyenne de la population.
En portant des masques arborant l’inscription « I can’t breathe »15Voir par exemple les photos de cet article., les manifestants dénonçaient la mort de George Floyd tout en rappelant le lourd tribut payé par la communauté afro-américaine pendant la pandémie. La mort de George Floyd s’est alors inscrit ainsi dans un débat plus large sur les inégalités raciales persistantes aux Etats-Unis, et le sentiment de la communauté afro-américaines que ses membres sont des citoyens de seconde zone.
L’émotion suscitée par l’impact du coronavirus sur les afro-américains offrait ainsi un terreau propice à un mouvement d’empathie et de soutien de la part des autres communautés, qui participent largement au mouvement en cours.
La médiatisation instantanée de l’affaire, sur les réseaux sociaux ou dans les grands médias traditionnels est bien sûr liée à l’existence de vidéos du meurtre, mais le contexte particulier du coronavirus a décuplé l’attention du public, puisqu’une grande partie de la population passe encore beaucoup de temps chez elle et assiste en direct aux protestations, et que les médias comme le public, lassés de voir la pandémie être le seul sujet de discussion, se sont précipités sur le sujet16Les médias ont beaucoup eu recours pendant la pandémie à des interviews ou des témoignages par vidéo ou audio à distance. Rodés, ils ont pu mettre très rapidement à disposition de nombreux témoignages de discrimination, comme ceux-ci par exemple..
La machine médiatique s’est ensuite sans grande surprise emballée, alimentée par les incidents en marge des manifestations, les multiples tweets présidentiels, ou l’arrestation en direct d’un journaliste (afro-latino…) de CNN et de son équipe qui décrivait tranquillement la situation à Minneapolis17Ils ont été très vite relâchés et le gouverneur du Minnesota s’est excusé ce qui a clos le dossier. Mais les incidents impliquant les journalistes se sont multipliés un peu partout : cela va de manifestants maltraitant un journaliste de Fox News à des journalistes, y compris de la presse étrangère, pris dans des interventions violentes des forces de l’ordre..
A quelques mois d’élections générales indécises, dans un contexte de polarisation de la société américaine et alors que le vote des minorités afro-américaine et latino pourrait être décisif et que le Minnesota est considéré comme un des états-clé pour le résultat du scrutin présidentiel, et dès lors que l’affaire a « pris » médiatiquement, l’ensemble de la classe politique, dont une partie avait esquivé les questions relatives au cas d’Ahmaud Arnery, a bien été obligée de se positionner sur les manifestations et sur les problèmes mis en lumière par cette mort tragique.
Quelles ont été les débats au sein de la société américaine, quelles sont les réactions de la classe politique et notamment du Président Trump et de son adversaire démocrate Joe Biden dans la cadre de l’élection présidentielle de novembre prochain ? C’est l’objet de chroniques à suivre.