41 millions de nouveaux chômeurs un peu plus de deux mois, des dizaines de millions d’américains privées de couverture santé et en situation de grande fragilité économique, une impuissance des pouvoirs publics ou des acteurs économiques à enrayer à la spirale des destructions d’emplois. Ce paysage très sombre devrait offrir, pour un regard français, l’opportunité de questionner le modèle du travail américain caractérisés par le développement du travail précaire, une hyper-flexibilité du marché du travail et la fragilité économique de travailleurs américains.
En mettant en lumière la vulnérabilité économique (et par conséquent, en l’absence de couverture santé universelle, sanitaire) des travailleurs pauvres et en particulier des travailleurs « essentiels » sur le devant de la scène depuis deux mois, la pandémie et la crise économique qui l’accompagne ont en premier lieu remis en lumière les propositions relatives à l’instauration d’un salaire minimum au niveau fédéral.
Cette revendication est aussi alimentée par les multiples études (dont le think tank Brookings a rassemblé les éléments les plus frappants) attestant de l’accroissement des inégalités, montrant que seuls les 20% les plus riches ont retrouvé leur niveau de vie d’avant la crise des subprimes fin 2008, ou par le fait que depuis le début de la pandémie, la richesse des milliardaires américains a continué à augmenter.
La proposition portée par l’aile progressiste du parti démocrate et qui devrait figurer dans la « plateforme de campagne » de Joe Biden vise la fixation au niveau fédéral d’un salaire minimum de 15 dollars par heure (le niveau actuel est fixé à 7,25 dollars par heure), alors que 20% des salariés gagnent moins de 12,21 dollars par heure, et ce même si 29 états ont établi un salaire minimum supérieur au niveau fédéral.
Pour autant, si la revendication d’une rémunération « digne » du travail est renforcée par la situation des travailleurs « essentiels », le combat en la matière est loin d’être gagné. En effet, avant la pandémie, les défenseurs d’une hausse du salaire minimum utilisait aussi des arguments moins moraux et plus « économiques » : avec un taux de chômage faible et une forte demande de main d’œuvre peu qualifiée1Cf. présentation du « think tank » NBER. une hausse des bas salaires semblait rationnelle. Avec plus de 40 millions de chômeurs, une partie des secteurs concernés par les bas salaires fragilisés économiquement par la crisé économique, le contexte a radicalement changé et le patronat2Les représentants des grandes entreprises plaident ainsi pour une hausse limitée et progressive. comme les « think tanks » conservateurs3Tel le American Enterprise Institute dans une publication récente. préparent leurs arguments contre une hausse forte et immédiate des salaires en période de crise4En attestent aussi les réflexions engagées en mars par le gouvernement fédéral, à la demande des lobbys agricoles sur une dérogation au salaire minimum pour les travailleurs immigrés agricoles..
La deuxième revendication confortée, pour ses défenseurs, par la crise, concerne la constitution d’un socle de « droits » sociaux minimum pour tous les américains : droit à un congé maladie rémunéré qui ne concernent que 17% des salariés du secteur privé (il a été introduit temporairement pour les malades du coronavirus salariés des PME5On peut noter que les représentants des grandes entreprises, qui mettent déjà largement en place ces dispositifs, plaidaient déjà fin 2019 pour une réglementation fédérale en la matière pour instaurer un socle minimal obligatoire concernant les congés payés, sans doute pour uniformiser les exigences alors que certains états commençaient à légiférer sur le sujet, et peut-être pour éviter un « dumping » sur le sujet d’une partie de leurs concurrents et pour ou des réglementations.) et surtout droit à une couverture santé pour tous.
Le retrait de la course à l’investiture démocrate début avril de Bernie Sanders, qui faisait de l’instauration d’une couverture santé publique universelle (« Medicare for all ») son cheval de bataille, a relégué au second plan un sujet omniprésent dans les médias tout au long de la primaire démocrate. Mais dans le même temps, les inconvénients du système actuel ont été exposés au grand jour6Cf. chronique sur les conséquences économiques de la pandémie.. Alors même que les experts médicaux insistent sur le fait qu’il va falloir s’habituer à vivre avec l’irruption régulière de nouvelles pandémies et apprendre à la gérer et les contenir, un système dans lequel toute perturbation sur l’économie diminue la capacité financière à accéder aux soins paraît poser un problème significatif.
Joe Biden, qui avait marqué ses distances avec les propositions des candidats progressistes à la primaire en rejetant le principe de « Medicare for all » (et notamment le passage à un financeur public unique d’une couverture santé de base pour tous les américains), a donné un signal remarqué en confiant à Pramila Jayapal, figure montante de l’aile progressiste du parti démocrate très engagée pendant la primaire aux côtés de Bernie Sanders, la coprésidence du groupe dédié à la santé parmi les six groupes de réflexion rassemblant modérés et progressistes du parti démocrate constitués le 14 mai pour préparer sa « plateforme de campagne ».
Il compte probablement aller plus loin que les extensions limitées et la consolidation des dispositifs issus de l’« Affordable Care Act », plus couramment appelé « Obamacare », qu’il avait portées jusqu’à présent. Que ce soit parce que la pandémie l’a convaincu du bien-fondé des revendications progressistes, ou par simple calcul électoral puisque un pas dans cette direction pourrait à la fois séduire l’électorat progressiste et incité les travailleurs pauvres, dont on connaît l’importance dans des états clés comme le Michigan ou le Wisconsin ou la Pennsylvanie, à se rendre aux urnes. Une piste évoquée, qui pourrait réunir l’ensemble du parti démocrate, serait l’octroi automatique d’une couverture santé publique aux personnes licenciées.
Dans tous les cas, la question de la santé, qui faisait déjà partie avant la pandémie des principaux sujets de préoccupation des américains, sera au cœur de la campagne présidentielle de 2020. Les démocrates ne se contenteront pas de critiquer la gestion de la pandémie par le Président : ils insisteront sur sa volonté, depuis son élection, de casser l’« Obamacare ». Un contentieux est d’ailleurs en cours à la Cour Suprême sur la volonté du gouvernement fédéral d’en limiter la mise en œuvre.
Si le Président Trump a annoncé en juin 2019 qu’il remplacerait l’« Omabacare » par un dispositif « phénoménal », il n’a toujours pas dévoilé le moindre détail de ce plan qui devait être prêt dans les deux mois. Les démocrates ne manqueront pas de souligner que le Président a par ailleurs refusé depuis le début de la pandémie d’utiliser tous les leviers de l’« Obamacare » pour permettre aux personnes ayant perdu leur emploi de conserver une assurance santé sous une forme ou une autre.
Autre discussion ouverte par la crise du coronavirus, celle de la mise en place d’un dispositif équivalent au dispositif français du « chômage partiel ». Bien que les américains (les citoyens ordinaires mais aussi les politiques) soient peu enclins à s’intéresser à ce qui se fait ailleurs dans le monde7On signalera néanmoins les efforts – un peu solitaires et vains ?- de l’éditorialiste du New York Times Nicholas Kristof pour pointer les dysfonctionnements du modèle américain et donner des pistes en s’appuyant sur des exemples européens., la hausse limitée (en tout cas bien moindre qu’aux Etats-Unis) du chômage dans la plupart des pays européens qui ont mobilisé des dispositifs de soutiens publics pour prendre une charge une partie des salaires et ainsi éviter les licenciements a fini par attirer l’attention.
Le principe a été mis sur la table à plusieurs reprises par des personnalités venant d’horizon politiques divers : on notera par exemple qu’elle a été vigoureusement défendu par un sénateur républicain du Missouri, Josh Hawley, qui n’est pas particulièrement connu pour ses positions en faveur de l’intervention publique, mais qui considérait que puisque l’« arrêt » de l’économie est le résultat d’une décision des pouvoirs publics, il était normal que ces derniers en assument les conséquences économiques en maintenant la situation en quelque sorte le plus possible figée pour permettre un redémarrage plus rapide ultérieurement.
Néanmoins, la création d’un dispositif reprenant les principes des dispositifs allemand, anglais ou danois, régulièrement cités par ses promoteurs et dans la presse8Nettement plus que le dispositif français, d’ailleurs. Faut-il y voir le fait qu’un dispositif français suscite davantage de suspicion a priori que ceux de pays anglo-saxons réputés plus orthodoxes sur le plan économique ?, n’a pas vraiment prospéré à ce stade. Parce que l’idée de payer les gens à ne pas travailler se heurte à une barrière psychologique ou idéologique forte, notamment côté républicain : de nombreux républicains considèrent qu’il faut éviter les mesures qui pourraient inciter les acteurs économiques à ne pas reprendre leur activité dès que possible.
De façon plus étonnante peut-être au moins en première approche, les réticences existent aussi côté démocrate. Le projet de « paquet économique » mis sur la table par la majorité démocrate à la chambre des représentants le 13 mai, qui balaye pourtant très large, n’a pas incorporé la proposition de financement fédéral d’une partie des salaires dans les secteurs touchés par la pandémie, portée par Pramila Jayapal avec le soutien de nombreux économistes, du prix Nobel Joseph Stiglitz ou de l’ancienne gouverneure de la banque centrale américaine Janet Yellen ou de « think tanks » progressistes. Le coût de la mesure, alors que le plan démocrate représente encore plusieurs milliers de milliards de dollars de dépense est l’argument invoqué à ce stade, même si de fait, la mise en place d’un dispositif type « chômage partiel » diminuerait d’autres dépenses proposées dans le paquet financier.
On notera aussi que la demande formulée par certains membres du parti démocrate (par exemple les modérés de « New Democratic Coalition » au Congrès) de transformer en dispositifs pérennes activables dès lors que certains critères sont remplis, sans passer par un vote au Congrès (dénommés « stabilisateurs automatiques ») une partie des mesures d’urgence mises en place pendant cette pandémie, afin de rassurer les américains les plus fragiles et leur donner une certaine visibilité sur les dispositifs de soutien, n’a pas été reprise dans le train de mesures démocrate.
C’est que, y compris au sein du parti démocrate, la prééminence du fonctionnement « normal » du marché au travers des mécanismes de l’offre et de la demande, sans perturbation extérieure, reste la pierre angulaire de toute analyse économique. Ainsi, Austan Golsbee, ancien conseiller économique d’Obama, interrogé début mai sur la mise en place d’un dispositif de financement public d’une partie des salaires, en reconnaissait les avantages mais en soulignait les inconvénients en prenant l’exemple du secteur du tourisme de croisière : selon lui, dès lors que le secteur allait être atteint très durablement en raison d’une demande très probablement réduite au moins à court et moyen terme, cela n’avait pas de sens de maintenir artificiellement des emplois dans le secteur en prenant en charge des salaires.
Les propositions des « think tank » progressistes les plus engagés sur la question du travail « digne »9Cf. par exemple la conclusion d’un article du « think tank » Brookings publié en janvier 2020 dans le cadre des élections 2020., des travailleurs pauvres ou précaires, visent d’ailleurs surtout à améliorer le bon fonctionnement et la fluidité du marché travail en rééquilibrant le rapport de force entre les travailleurs et les employeurs via le renforcement du pouvoir de négociation des travailleurs (en améliorant la transparence sur les rémunérations par exemple), la réhabilitation du rôle des syndicats et la négociation collective10Que Ronald Reagan avait affaiblis dans le cadre de son agenda de dérégulation dans les années 80, sans que les présidences démocrates de Clinton ou Obama ne reviennent dessus ensuite., ou en cassant la position dominante de certains gros opérateurs économiques (au travers d’un renforcement des lois anti-trust, par exemple11Que Sur ce sujet également, les présidences Clinton et Obama n’ont pas remis en en cause le démantèlement des lois anti-trust mis en oeuvre par Ronald Reagan. On peut lire à ce propos cet article de The Atlantic.), ou en limitant la prééminence des actionnaires sur les décisions stratégiques des entreprises. On notera d’ailleurs que ces propositions sont rarement reprises par le personnel politique ou présentées dans les principaux médias.
Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que les questionnements sur le renforcement de la protection des travailleurs contre la précarité de certains emplois ou sur les risques liés à l’essor de la « gig economy » soient quasiment inexistants dans le début public depuis le début de la pandémie.
La pandémie est en effet plutôt perçue comme un révélateur, ou un accélérateur de certaines tendances du marché du travail et de l’évolution de l’économie américaine12Cf. par exemple les réflexions sur l’explosion du télétravail comme une opportunité pour re-dynamiser certains territoires en leur faisant profiter de l’explosion du secteur numérique.. Ainsi, les faillites importantes dans le secteur du commerce de détail intervenues depuis fin mars sont mises en regard de celles intervenues pré-pandémie.
De même, certains s’interrogent sur les conséquences de la pandémie sur les gros acteurs de la « gig economy » (les entreprises de VTC tel Uber ou Lyft souffrent tandis que les opérateurs ou intermédiaires de la livraison à domicile explose), les « big tech » ou l’ « économie collaborative » sous ses différentes formes.
Mais même si la précarité d’une partie des emplois induits est signalée, il s’agit davantage, pour les critiques du « screen new deal » (c’est-à-dire de l’investissement dans le tout numérique en anticipation d’autres besoins de « confinement »), de dénoncer les risques en matière de protection des données personnelles ou de libertés individuelles, ou de moindre investissement dans d’autres priorités.
Ainsi, la flexibilité absolue du marché du travail (possibilité de rompre du jour au lendemain un contrat de travail, sans indemnités, et avec un arrêt immédiat des « avantages » sociaux liés au contrat de travail)13La législation fédérale américaine ne prévoit pas de préavis obligatoire, d’indemnités, etc., ces éléments devant être négociés entre l’employeur et l’employé. En revanche, un licenciement n’est pas sans coût pour l’employeur, puisqu’il doit contribuer au travers d’une taxe dont le montant tient compte des licenciements passés au budget permettant le financement des allocations chômage. Le coût est donc plus ou moins selon le niveau et la durée des allocations chômage fixées par les états. est surtout considérée comme un atout qui doit permettre – en théorie – de ré-allouer une partie de la force de travail après crise vers les activités les plus susceptibles de redémarrer rapidement et de recréer de la croissance14Quant au fait que, pendant cette pandémie, à supprimer de nombreux emplois dans le secteur de l’éducation et de la santé – 2,5 millions parmi les 20 millions d’emplois supprimés entre mi-mars et mi-avril – en raison de la fermeture des écoles et de la suspension des actes médicaux de confort ou non prioritaires, cela n’a finalement pas ému grand monde..
Le « turnover » important fait partie de ce modèle15Une étude de ADP estimait ainsi début 2018 que 5% des américains quittaient un travail chaque mois, 60 à 70% d’entre eux le faisaient volontairement.. Dans une économie dans laquelle le taux de chômage est traditionnellement faible (hors crise, et c’est bien là le sujet)16Il était autour de 4% depuis deux ans., ce « turnover » est souvent davantage présenté comme un problème pour les employeurs et non pour les salariés.
La flexibilité et la capacité à changer facilement d’emploi en période de forte demande en main d’œuvre et de chômage réduit sont perçues comme renforçant le pouvoir de négociation des salariés. Pourtant, dans un marché où la demande en emplois peu qualifiés augmente, si la théorie voudrait que les bas salaires augmentent, ils ont en pratique très peu augmenté. Les employeurs préfèrent finalement bien souvent des employés mal payés et un important turn-over à un modèle de fidélisation des employés au travers de la rémunération ou des « avantages sociaux » liés à l’emploi.
Il faut dire que l’idée selon laquelle la théorie de l’offre et la demande permet une allocation efficace de la main d’œuvre et le marché du travail tendu oblige les employeurs à augmenter les salaires ou proposer des « avantages » sociaux attractifs à leur salariés s’appuie sur le taux officiellement très faible du chômage. Mais derrière ce chiffre brut se cache une réalité largement occultée dans le débat public (il faut dire que le mythe du plein emploi et l’idée que ceux qui ne travaillent pas sont responsables de cet état de fait et doivent l’assumer sont bien ancrés dans les mentalités) : sur les adultes américains sans emploi, seuls une partie sont considérés comme relevant « de la force de travail » et donc inclus dans le « taux de chômage ».
Les chiffres officiels indiquent ainsi qu’avant la pandémie, si environ 7 millions d’américains étaient considérés comme « chômeurs », près de 7 millions étaient sans emploi et souhaitaient être employés mais n’étaient pas comptés dans les statistiques du chômage car ils ne chercheraient pas activement un emploi, n’étaient pas « disponibles » pour prendre un emploi dans le mois précédent, etc. (ils sont désormais plutôt 12 millions). La crainte d’un éloignement durable du travail n’est peut-être pas étrangère au développement des emplois précaires et/ou mal rémunérés et/ou peu protecteurs.
L’importance acquise par l’auto-entrepreneuriat et la sous-traitance (pour le gardiennage, le nettoyage, etc.) qui ont accéléré la disparition très rapide d’emplois ne fait d’ailleurs pas vraiment l’objet de questionnement. Si ponctuellement, les licenciements ont choqué et ont amené des protestations17On pense aux richissimes universités Harvard et Stanford qui ont rompu les contrats de leur sous-traitants pour le gardiennage, le nettoyage, les cafétérias, etc. avant de les rétablir suite notamment à un mouvement de protestation des étudiants., il n’y a pas de réelle remise en cause de ce modèle qui, il est vrai, correspond davantage aux mythes du « self made man » et du rêve américain que celui de l’emploi salarié18En témoigne le plaidoyer de l’American Enterprise Institute en faveur de Uber et Lyft, qui aideraient à développer l’esprit d’entreprise aux Etats-Unis..
70% des personnes concernées choisiraient volontairement ce type d’activité, et le risque en matière de couverture santé par exemple est connu et assumé. Les tentatives de certains états pour éviter que certains employeurs ne détournent les règles pour qualifier leurs salariés d’auto-entrepreneurs afin de diminuer les charges et autres taxes dont ils devraient s’acquitter pour leurs salariés ont été contestées par endroit par une partie de ces travailleurs eux-mêmes, soucieux de préserver leur « liberté » et une situation qu’ils jugeaient avantageuse. Il faut dire que le modèle concerne une grande variété d’activité (journalistes, artistes, cuisiniers, formateurs, consultant mais aussi livreur, salariés de la restauration, etc.) dont la situation économique est tout aussi disparate.
Uber et Lyft pourraient d’ailleurs tirer partie de la pandémie dans le conflit qui les oppose à l’état de Californie, qui considère depuis le 1er janvier 2020 les chauffeurs comme salariés de ces entreprises19Uber et Lyft ont essayé de contester cette disposition devant les tribunaux et ont mené une intense campagne de lobbying qui leur a permis d’introduire un referendum sur le sujet lors des élections de novembre prochain.. L’état de Californie souhaitait en effet que les chauffeurs émargent au dispositif californien d’allocation chômage, qui excluent les travailleurs de la « gig economy ».
Mais pour cela, le demandeur doit produire une attestation de revenu établie par l’employeur. Uber et Lyft ont refusé de produire ces attestations. L’état de Californie, face à la situation économique dramatique pour les chauffeurs, a préféré les réorienter vers le dispositif fédéral mis en place pour compléter les dispositifs des états en versant des allocations aux travailleurs indépendants et auto-entrepreneurs, et dont le budget ne doit pas être utilisé en substitution des dépenses des états.
La Californie est désormais coincée : soit elle persiste à considérer les chauffeurs comme salariés et pourrait être attaquée par le gouvernement fédéral pour usage inapproprié des fonds fédéraux, soit elle confirme qu’elle les considèrent comme auto-entrepreneurs et fragilise sa position dans le contentieux en cours. Ou comment Uber et Lyft ont pris en otage les chauffeurs, qui se débattent comme ils peuvent pour consolider leur position.
La pandémie a d’ailleurs plutôt consolidé la position des géants de la « gig economy » comme Uber, et Lyft, Instacart (qui propose les services d’un « auto-entrepreneur » pour faire vos courses à votre place), ou DashDoor (géant de la livraison de nourriture à domicile) qui sont présentés comme des solutions de recours pour les chômeurs pour acquérir temporairement un peu de revenus20Sans grande surprise, les quelques témoignages individuels recueillis par les médias montrent que la concurrence est telle que les revenus tirés sont en réalité extrêmement faibles actuellement..
Un mot, pour compléter encore ce tableau imparfait sur le débat public sur le travail aux Etats-Unis pendant la pandémie, des idées encore plus « radicales ». Passons rapidement sur la question du partage du temps de travail, absente ou presque du débat21Il y a bien eu un courrier adressé le 29 avril par des économistes à Nancy Pelosi, leader démocrate à la chambre des représentants, proposant, dans la lignée de la demande de mise en place d’un dispositif de chômage partiel, d’encourager par un financement fédéral, les employeurs à réduire le temps de travail de leurs salariés plutôt que d’en licencier une partie. L’idée a été reprise récemment par un membre du « think tank » conservateur Rand Corporation mais tout ceci n’a pas vraiment lancé de débat., ou celle du développement de l’emploi « public », pour le coup jamais évoquée (le débat est plutôt de savoir s’il faut aider financièrement les collectivités, fragilisées elles-aussi budgétairement par la pandémie, pour éviter des destructions d’emploi public), même si des acteurs de tout bord plaident encore plus qu’ils ne le faisaient déjà pour débloquer un budget fédéral massif pour un grand plan d’infrastructures ou pour un « green new deal » pour recréer des emplois.
Attardons-nous en revanche un peu sur la mise en place d’un revenu universel de base (« universal basic income »). C’était déjà le cheval de bataille d’un candidat à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 2020, Andrew Yang. Il avait réussi, en insistant sur la détresse financière de nombreux américains et sur le risque de voir la demande de travail se raréfier avec l’automatisation de l’économie, à lancer pendant la primaire un débat sur un « freedom dividend » de 1000 dollars qui serait attribué à tous les américains.
Le choix de cette dénomination est d’ailleurs révélateur et astucieux : autant qu’un moyen de subsistance, c’est aussi une façon de donner la liberté de changer d’emploi en limitant le risque financier, qui pourrait donc émarger aux outils susceptibles de fluidifier encore le marché du travail. Présenté sous cet angle, le revenu universel de base pourrait alors trouver un soutien dans différents segments du spectre politique.
Alors que la création d’un « chèque » du gouvernement fédéral de 1200 euros à tous les américains, sous seules conditions de ressources, a été très vite consensuel et préféréy compris par les républicains22Habituellement soucieux de conditionner les aides sociales au fait de travailler par exemple, les républicains ont privilégié rapidement le fait d’injecter rapidement du « cash » dans l’économie. et le Président Trump23Qui voyait bien le profit qu’il pourrait en tirer : il a d’ailleurs réussi à faire en sorte que le « chèque » mentionne son nom, ce qui aurait retardé la mise en place du dispositif. à des réductions de charges salariales, on aurait pu penser que le débat reprendrait de la vigueur. Le sujet a bien fait l’objet d’un petit regain d’intérêt médiatique (quelques expérimentations menées au niveau local ont été mises en avant). Cependant, le soufflé est vite retombé et cette idée a finalement été très peu reprise par les élus et par les mouvements progressistes, qui préfèrent se concentrer, s’agissant de nouveaux « droits universels », à la question de la couverture santé.
Ils craignent aussi l’« approche » de certains néo-libéraux ou libertariens, en faveur d’un revenu du base universel qui se substituerait à l’ensemble des programmes sociaux et de tous les filets de sécurité. C’est la critique formulée fin 2019 par Alexandria Ocasio Cortez, une des figures montantes de l’aile progressiste du parti démocrate, qui avait qualifié la proposition de « régression ». Si le sujet n’a donc pas prospéré à court terme, le débat semble pourtant bien ouvert. Tout le monde promet d’ailleurs à Andrew Yang une carrière politique nationale qui pourrait commencer par une candidature à la mairie de New York où on le voit bien tenter d’expérimenter son projet s’il était élu.
Ainsi, la loi de l’offre et de la demande et l’esprit d’entreprise sont des références idéologiques incontournables pour la classe politique, la plupart des « think tank » y compris ceux classés « progressistes » et pour les grands médias, et le débat public autour de l’explosion du chômage n’est pas sorti pour l’instant de ce cadre bien précis, dans lequel, il faut le reconnaître, il y a déjà de la place pour débattre et envisager des améliorations significatives. Il faut peut-être aussi tenir compte de l’effet de sidération face au chiffre de 41 millions de nouveaux chômeurs et de l’espoir, largement répandu malgré les alertes de certains économistes, que le rebond après redémarrage de l’économie permettra rapidement d’effacer une grande partie de ces destructions d’emploi justement grâce à la fluidité du marché du travail.
On ne peut donc pas être surpris de voir un candidat démocrate modéré de 77 ans comme Joe Biden ne pas être en pointe d’un débat sur le travail précaire. En revanche, on peut s’interroger sur le positionnement de la société civile et des mouvements sociaux, qui se sentent toujours plus en décalage avec l’ « establishment » – et qui revendiquent cette posture24C’était d’ailleurs un des éléments sur lequel Bernie Sanders a essayé, sans réussir à transformer totalement l’essai, de conquérir l’investiture démocrate.. On peut aussi avoir en tête des sondages pré-pandémie montrant qu’un peu moins de la moitié des américains, mais 57% des sympathisants démocrates, considérait que le capitalisme et l’économie de marché étaient soit déficients (pour 18%) soit « cassés » (pour 39%) aux Etats-Unis.
Un mot d’abord des syndicats, considérablement affaiblis depuis les années 80 (10% seulement des salariés adhèrent à des syndicats – 33% dans le secteur public, et 6% dans le secteur privé25Le taux de syndicalisation avait régulièrement augmenté après-Guerre jusqu’au début des années 80 et a régulièrement baissé depuis. L’administration Reagan avait fait de l’affaiblissement des syndicats un des principaux leviers pour faire progresser son agenda économique de dérégulation et de libéralisation). Leur présence médiatique et dans le débat public est très réduite comparée aux principaux pays européens, et dans un pays où l’influence politique se mesure à l’aune de la surface financière et du budget disponible pour des campagnes télévisées ou pour le financement de lobbyiste à Washington, les moyens des syndicats sont sans commune mesure avec ceux du patronat et de l’élite économique américaine26On notera malgré tout la campagne #protectallworkers en cours avec un budget de 150 millions de dollars, qui traduit la volonté de peser sur l’élection 2020, et la présence de quelques figures du syndicalisme dans les groupes de travail mis en place par Joe Biden pour établir sa « plateforme » de campagne..
Par ailleurs, les syndicats sont surtout sectoriels et ont des intérêts parfois divergents : certains secteurs dans lesquels les syndicats sont bien organisés (automobiles, chauffeurs routiers, éducation, policiers) ont négocié avec les employeurs une couverture santé de qualité ne voient pas d’un très bon œil un système universel public qui pourrait leur être moins favorable que l’existant. Un des syndicats représentants les salariés des casinos du Nevada avait ainsi, de peur de perdre les avantages acquis, demandé à ses adhérents de ne pas voter pour Bernie Sanders lors de la primaire dans cet été en février dernier – ce qui n’avait pas empêché Bernie de l’emporter largement dans cet état.
S’agissant des mouvements progressistes et notamment des mouvements se revendiquant de la jeunesse, la question est différente : courtisés par le parti démocrate et par Joe Biden, soucieux de s’assurer le soutien et le vote en novembre prochain des sympathisants de Bernie Sanders, qui avaient cruellement manqué à Hillary Clinton il y a 4 ans, ils disposent d’une réelle opportunité pour avancer leurs idées. Mais la « plate-forme » politique transmise à Joe Biden début avril par ces principaux mouvements ne mentionne aucune revendication précise sur le travail, au-delà du salaire minimum et de la couverture santé universelle – qui sont déjà deux sujets très importants.
On y voit aussi des sujets connexes comme les réductions des inégalités raciales, l’amélioration de l’accès à l’éducation et la réduction du coût des études universitaires. Mais s’agissant de ces derniers points, si la revendication récurrente (et d’ailleurs partagée par les représentant du patronat américain) est évidemment légitime, elle ne permet pas en elle-même de régler la question de la précarité dans un modèle économique dans lequel si la demande en emplois qualifiés et rémunérateurs augmente, c’est aussi le cas, à l’autre bout du spectre, de la demande en emplois de services peu qualifiés27On devrait préciser, s‘agissant des services à la personne, qu’aux Etats-Unis comme en France, ces emplois sont classés dans les emplois peu qualifiés parce que mal rémunérés et occupés par des personnes peu qualifiées, faute de personnels suffisamment formés et faute d’attractivité, alors que bon nombre d’entre eux requièrent des qualifications. et mal rémunérés, même si la pandémie pourrait reconfigurer la nature de la demande en main d’oeuvre28Cf. analyse du « think tank » NBER..
Ils sont aujourd’hui davantage focalisés sur les conséquences de la précarité – et on peut le comprendre compte tenu de l’urgence de certaines situations : demande d’annulation des dettes étudiantes (au-delà du report sans frais de quelques mois prévu par le dernier train de mesures économiques29On notera que Joe Biden a renforcé récemment son programme en matière d’annulation de la dette étudiante, allant dans le sens des demandes de l’aile progressiste du parti démocrate.), demande d’un gel voire une annulation des loyers avec des appels virulents à une grève des loyers30Médiatisée, cette « grève » est apparemment peu suivie dans les faits à ce stade. Les différentes pétitions n’ont en pratique été signées que par quelques dizaines de milliers de personnes (qui vise aussi à dénoncer les problèmes de logement dans les grandes métropoles), défense des dispositifs fédéraux d’aide alimentaire31On parle ici des « food stamps » (les bons d’alimentation,échangeables contre de la nature, attribués aux américains les plus pauvres, qui sont dans le viseur des républicains depuis longtemps) qui a fini par convaincre le Président Trump de reporter une réforme limitant l’accès au dispositif qui devait justement entrer en vigueur au printemps 2020., etc.
Ces mouvements ne manquent pas également de mettre en avant les inégalités révélées par la pandémie, pour critiquer le pouvoir « politique » de l’argent et rejeter la primauté de Wall Street sur « main street » (i.e. les citoyens ordinaires qui sont dans la rue principale, la « main street »), voire une « refonte » du capitalisme américain.
L’absence de concrétisation, depuis le début de la pandémie, des engagements pris en août 2019 par 200 grands patrons américains de la « business roundtable » pour que leurs entreprises équilibrent mieux les intérêts des actionnaires avec ceux de leurs salariés, clients et fournisseurs, n’a fait que renforcer ces demandes. Mais, une fois l’indignation exprimée, le « changement de modèle » revendiqué reste vague, au-delà de la taxation des plus riches ou d’un éventuel encadrement de la rémunération des dirigeants.
On s’interroge donc sur les raisons de cette absence de remise en cause plus profonde et plus construite du modèle de travail qui suscite cette précarité32Est-il encore utile de préciser que l’auteur n’est pas un grand fan de l’ « uberisation » de l’économie et de l’hyper-flexibilité / fluidité du marché du travail ?. Calcul « politique » sur les risques d’une attitude trop radicale pour une société américaine qui ne serait pas prête ? Adhésion implicite mais inébranlable, y compris à la « gauche de la gauche » américaine et chez les jeunes et malgré deux crises économiques très violentes à 10 ans d’intervalle, au rêve américain, au mythe du « self made man » ? Conviction que l’auto-entrepreunariat « uberisé » est une réinterprétation moderne, dans une économie marquée par l’essor du numérique, des valeurs de « liberté » des fondateurs et des pionniers et de l’esprit d’entreprise ? Résignation par rapport aux tendances fortes de l’économie mondialisée hyper-concurrentielle ?
Quelle que soit la réponse, ce n’est probablement pas sur la question du travail que le « monde d’après la pandémie » marquera aux Etats-Unis des bouleversements importants et ce n’est sans doute pas des Etats-Unis que viendra à court terme une réflexion approfondie sur le travail au 21ième siècle dans le contexte de l’automatisation et du développement de l’économie numérique, du changement climatique et de la raréfaction des ressources, et d’une croissance qui ne sera peut-être pas au niveau de celle de la deuxième moitié du 20ième siècle.