Tous les soirs à 19 heures, les applaudissements (ou les hurlements de loup) expriment le soutien des Américains aux « travailleurs essentiels » qui sont sur la « ligne de front », au premier rang desquels les personnels de santé. Mais comme partout, la pandémie a aussi mis en relief l’importance de très nombreux travailleurs invisibles sans lesquels la société américaine ne pourrait pas fonctionner en temps normal (agents d’entretien, livreurs, gardiens et agents de sécurité, agents de maintenance des transports ou des réseaux électriques et internet, etc.), mais qui permettent, en temps de pandémie à de nombreux autres Américains de diminuer leur risque d’exposition au virus.
Or il y a une forme de « double peine » pour ces « travailleurs essentiels » : ils sont par définition plus exposés au virus que le reste de la population qui peut se confiner1On pourrait rajouter que dans les grandes métropoles, par exemple à New York, la densité de population et les conditions de logement dans les quartiers populaires sont un facteur de risque aggravants, de même que le fait que ces travailleurs doivent le plus souvent utiliser les transports en commun entre leur domicile et leur lieu de travail., mais ils font aussi partie des segments de la population qui sont les plus vulnérables en cas de contamination.
En effet, la très grand majorité de ces emplois (et ceci est valable pour une bonne partie des personnels de santé – à l’exception des médecins) sont le plus souvent très mal rémunérés et leur contrat de travail s’accompagne de peu de filets de sécurité (on utilise aux Etats-Unis le terme de « bénéfices ») : pas de congé maladie rémunéré, pas de couverture santé solide prise en charge par l’employeur, pas de pension de retraite, etc.
Citons quelques exemples frappants2Rassemblés par Gene Sperling, ancien conseiller économique de Bill Clinton et Barack Obama, dans une tribune dans le New York Times publiée le 26 avril. : un million de personnels de santé actuellement en première ligne n’ont pas eux-mêmes d’assurance santé ; moins de la moitié des travailleurs agricoles auraient une couverture santé ; seules 13% des femmes assurant de l’aide à domicile ont un dispositif de retraite ; environ la moitié des infirmiers psychiatriques ou des aides à domicile n’ont pas droit au moins jour de congé maladie rémunéré ; etc.
Si les statistiques par catégorie socio-économique des victimes du coronavirus ne sont pas disponibles, les statistiques raciales, disponibles pour un certain nombre d’états, qui rapportent une nette surreprésentation des afro-américains dans les décès (ils représentent 27% des décès pour seulement 13% de la population) confirment la vulnérabilité des travailleurs essentiels. En effet, les minorités ethniques et les travailleurs immigrés constituent la majorité des travailleurs « essentiels » (à Chicago, où la communauté afro-américaine représenterait près de 70% des décès contre 30% de la population, deux tiers des travailleurs essentiels seraient Afro-américains et Latinos).
Ces minorités sont proportionnellement plus présents dans les emplois de service ou les secteurs d’activité jugés essentiels qui continuent à opérer depuis le début de la pandémie : selon les statistiques officielles américaines de 2019, les afro-américains représentent 12% des salariés mais 30% des employés du secteur des transports publics et 30% des livreurs ; les latinos représentent 17% des salariés mais près de 30% de l’emploi dans les secteurs agricoles et agroalimentaires et 30% de l’emploi dans la construction.
Cette situation pouvait difficilement passer inaperçue. Certes, la conversation publique sur le sujet se borne souvent à des déclarations, consensuelles en surface, sur l’importance de redonner de la « dignité » à ces emplois et aux Etats-Unis comme ailleurs, la reconnaissance collective exprimée chaque soir est déjà considérée comme une première forme de réponse. Mais la pandémie donne aussi l’occasion aux mouvements progressistes et à l’aile gauche du parti démocrate de donner de la voix et de relancer le débat sur l’amélioration structurelle de la situation des travailleurs essentiels – et avec eux de l’ensemble des travailleurs pauvres et précaires.
Parmi les mesures les plus mises en avant (par le parti démocrate mais aussi par exemple au travers de la campagne #protectallworkers du syndicat d’employés des services SEIU – Service Employees International Union – qui compte 2 millions de membres représentant ainsi 14% des syndiqués américains) figurent l’instauration au niveau fédéral d’un salaire minimum de 15 dollars par heure contre 7.25 dollars actuellement (plus de la moitié des adhérents au syndicat des employés des services et des services de santé aurait un salaire inférieur à 15 dollars par heure), mesure qui fera sans aucun doute partie du programme de Joe Biden pour l’élection présidentielle, et la création d’un droit au congé rémunéré pour maladie ou pour accompagnement d’un proche vulnérable malade3Joe Biden a proposé d’introduire temporairement ces dispositifs dans le cadre de son plan de gestion de la pandémie sans indiquer clairement à ce stade s’il proposait que la mesure soit pérennisée..
Mais il reste du chemin à parcourir : le débat au moment de la création mi-mars, dans le premier paquet de mesures législatives liées à la pandémie, d’un « congé maladie rémunéré » temporaire et financé par le budget fédéral pour les salariés des PME – républicains et démocrates considéraient qu’ils revenaient aux autres entreprises de le mettre en place – témoigne d’ailleurs des réticences fortes dans l’ensemble du spectre politique sur l’idée d’un socle renforcé de protections de base obligatoire pour tous les salariés.
De même, les difficultés d’accès aux soins des travailleurs essentiels ont renforcé les tenants de la création d’une couverture santé publique universelle (« Medicare for all »). Si Joe Biden ne se ralliera vraisemblablement pas à « Medicare for all », les réflexions vont déjà bon train sur les améliorations à apporter au dispositif actuel dont la pandémie a mis à nu les limites s’agissant des travailleurs mais aussi des chômeurs (on reviendra dans une chronique très prochainement sur la question du travail précaire et de l’explosion du chômage).
Dans le même ordre d’idée, la pandémie a mis en lumière, comme au sein de l’Union Européenne d’ailleurs, à la fois l’importance des travailleurs immigrés pour le secteur agricole, notamment à la frontière Sud du pays (Californie, Texas), et la précarité de leur situation. La marche arrière sur le sujet du Président Trump, qui avait annoncé dans un premier temps un arrêt complet de l’immigration le 20 avril avant de laisser la possibilité aux saisonniers agricoles d’entrer dans le pays, a mis en lumière l’importance de cette main d’œuvre pour le secteur de l’agriculture et de l’agroalimentaire4Les chiffres varient forcément énormément selon les sources : entre 25% et 75% pour la part des salariés agricoles qui n’auraient pas de papiers en règle, autour de 25% pour le secteur agroalimentaire..
Certains mouvements pro-immigration, et quelques élus au Congrès demandent de mettre fin à cette hypocrisie en incluant dans les prochains travaux législatifs sur le soutien à l’économie des dispositifs de régularisation de ces travailleurs. Reconnaissons d’emblée que les chances d’aboutir sous présidence Trump et avec la majorité républicaine actuelle au Sénat sont plus que réduites : le gouvernement fédéral réfléchissait plutôt courant avril, à la demande des lobbys agricoles mettant en avant la fragilisation du secteur en raison de la crise économique liée à la pandémie, à une dérogation aux règles relatives au salaire minimum pour ces travailleurs immigrés.
D’autres revendications portent sur l’accès des travailleurs immigrés à certains filets de sécurité et notamment la prise en charge des soins, en particulier dans la période actuelle ceux liés au coronavirus. En effet, 6 millions d’immigrés seraient dans la « première ligne » (personnel médical, transport, alimentation5Autant seraient dans les secteurs très touchés économiquement comme la restauration, l’entretien ou l’aide à domicile.).
Or un nombre important des travailleurs immigrés n’aurait pas de couverture santé selon le think tank Migration Policy Institute6De 7,7 millions avant pandémie, ce qui représentait un quart des personnes n’ayant aucune couverture santé aux Etats-Unis, ce chiffre pourrait passer à 10 millions compte tenu de l’impact économique important de la crise économique sur les travailleurs immigrés. en raison des emplois très précaires occupés et du fait qu’ils ne peuvent pas bénéficier des dispositifs publics en la matière7De même les mesures économiques adoptés par le Congrès en mars excluent une partie des travailleurs immigrés, dès lors qu’ils n’ont pas de papiers ou dès lors que des membres de leur famille n’ont pas de papiers..
Face aux protestations de mouvements de défense des immigrés et des syndicats et aux réticences du Congrès, certains états ont pris des décisions à leur niveau : le gouverneur de Californie a ainsi décidé le 15 avril de financer sur le budget californien la prise en charge des soins liés au coronavirus pour les travailleurs illégaux, suscitant la colère et les critiques violentes des élus républicains et des médias conservateurs8D’autres autorités locales ou fondations philanthropiques privées ont créé des fonds de soutien aux personnes fragilisées par le virus et ont rendu les travailleurs immigrés, y compris illégaux, éligibles à ces dispositifs..
Corollaire de ces discussions sur la reconnaissance, la revalorisation et l’amélioration des conditions de vie des travailleurs en première ligne, celle de la protection des salariés et des obligations des employeurs n la matière.
Pressés par les représentants du patronat américain, inquiets de voir de nouvelles réglementations contraignantes sur la protection des salariés et des consommateurs s’appliquer au moment de la “réouverture de l’économie” et soucieux de limiter les risques de contentieux, les élus républicains au Congrès, au premier rang desquels le leader de la majorité républicaine au Sénat, Mitch Mc Connell, souhaitent voter rapidement une disposition législative limitant le plus possible la responsabilité des employeurs si un salarié contracte le coronavirus dans le cadre de son activité professionnelle9Les représentants des médecins et du commerce de détail demandent également à limiter leur responsabilité et le risque de contentieux si leurs clients contractent le virus., et en font une condition sine qua non de la conclusion d’un accord avec la chambre des représentants à majorité démocrate sur le prochain train de mesures de soutien et de relance de l’économie, et de gestion de la pandémie, qui devrait être discuté dans les prochaines semaines.
Evidemment, les mouvements progressistes et le parti démocrate, s’élèvent fortement contre ces propositions considérant qu’il est indispensable que l’activité économique redémarre sans risquer de voir des « clusters » se constituer sur certains lieux de travail. A la fois pour les salariés concernés puisque selon le directeur du centre de santé publique de l’université John Hopkins, en pointe sur le suivi de la pandémie, 90 millions d’américains, soit environ 30% des adultes, seraient à classer dans la population vulnérable en cas de contamination, que ces américains aient plus de 65 ans ou aient des antécédents médicaux fragilisant (l’idée selon laquelle on pourrait faire tourner l’économie américaine en se passant des salariés vulnérables paraît donc difficilement praticable), mais aussi pour maximiser les chances de rebond de l’économie.
Il faut dire que certains foyers d’infection se sont constitués très rapidement dans des usines, notamment dans des abattoirs situés dans le Midwest, faute de mises en place de dispositifs permettant de limiter la contagion entre salariés. Le cas de l’abattoir de Sioux Falls dans le South Dakota, qui représente environ 5% de la production nationale de viande porcine, dont plus de 750 salariés – sur 3700 employés – avaient été testés positifs mi-avril, a fait la une de la presse nationale.
Le cas n’est pas isolé puisqu’un recensement d’un syndicat représentant notamment les salariés du secteur agroalimentaire indiquait fin avril que 22 sites d’abattage ou de transformation de viande10Représentant 25% de la capacité d’abattage pour la filière porcine et 10% pour la filière bovine.. avaient été obligés d’interrompre leur activité après constitution de foyers du virus parmi les salariés et que 5000 salariés d’abattoirs avaient été testés positifs.
Dès le début de la pandémie, des manifestations avaient eu lieu, par exemple du personnel médical à New York (pour s’élever contre l’absence de matériel de protection), mais aussi des salariés des géants de la livraison à domicile comme Amazon11Contrairement à ce qui s’est passé sur le même sujet en France, ce n’est pas Amazon qui a dû s’incliner, mais plutôt les salariés ayant protesté sur leurs conditions de travail dont certains ont été renvoyés – y compris parfois pour non respect des gestes barrière)..
Notons au passage qu’il n’existe pas de dispositif de type « droit de retrait » qui permettrait à un salarié de ne pas se présenter à son travail en invoquant les risques pour sa santé : s’il ne se présente pas, même sur ce motif, il peut être considéré comme démissionnaire, et perdre son emploi – et sa couverture santé – sans pouvoir bénéficier des allocations de chômage.
Après avoir bloqué pendant plusieurs semaines la diffusion d’un guide de bonnes pratiques – sans valeur normative – de l’agence en charge de la santé publique12Les « centers for disease control » ou CDC au cœur de la gestion de la pandémie. sur les dispositions à prendre pour pour protéger les salariés sur leur lieu de travail13L’embargo était sans doute lié à la crainte que ces recommandations servent de support à des contentieux portées par des salariés et qu’elles ne deviennent quasiment opposables. Mais les recommandations concernait aussi la reprise des cultes et il semblerait que les conditions très contraignantes évoquées par les CDC pour la tenue de cérémonies religieuses soient largement à l’origine de l’embargo dont ces recommandations ont fait l’objet., le gouvernement fédéral en a enfin diffusé une « version courte » (et largement expurgée d’un certain nombre des recommandations les plus précises) le 14 mai.
Le débat sur la responsabilité et les obligations des employeurs pendant la pandémie reste ouvert et la discussion politique sur la protection juridique des employeurs sera sans aucun doute très tendue dans les jours et semaines qui viennent, d’autant que les témoignages sur la pression imposée par les employeurs sur les salariés pour reprendre le travail malgré des conditions de protection limitées se multiplient14Il faut dire que la capacité de négociation des salariés est très variable selon les secteurs, les syndicats n’étant en réalité suffisamment puissants pour introduire un rapport de force que dans un nombre limité de secteurs comme l’automobile (où les conditions de la reprise d’activité ont été discutées entre grands constructeurs et syndicats, aboutissant à une relance de la production le 18 mai), l’éducation ou le transport routier. Les salariés du commerce de détail ou des entreprises de logistique et de livraison ne sont ainsi pas réellement organisés..
Si ce débat paraît d’abord conjoncturel et lié à la problématique spécifique de la sécurité au travail en temps de pandémie, et s’il est influencé par la judiciarisation de la société américaine qui fait des risques contentieux un sujet de discussion récurrent, il traduit aussi l’approche plus générale du modèle économique américain, dans lequel la nécessité de garantir la sécurité et la santé des salariés, dans leur intérêt mais aussi dans l’intérêt des entreprises et de l’économie dans son ensemble ne vont pas de soi15Cela a aussi trait à l’importance, dans la société américaine, de la responsabilité individuelle, au rejet de la réglementation, etc., qui trouvent leur expression dans bien d’autres domaines que celui du travail..
La gestion par le Président et son équipe du cas des abattoirs illustre. Alors que les usines ont souvent fermé parce qu’un foyer d’infection s’était formé (cf. supra) et mettait sur le carreau trop de salariés pour permettre aux usines de fonctionner correctement, et donc faute d’avoir su mettre en place des dispositifs protégeant la santé des salariés, le Président et son équipe présente la fermeture de ces abattoirs comme si elle avait fait partie des mesures d’arrêt de l’économie, même si les gouverneurs (y compris ceux ayant adopté les mesures les plus contraignantes) ont toujours classé le secteur agroalimentaire dans les activités essentielles qui pouvaient continuer à opérer malgré les mesures de « confinement ».
Le Président a donc « ordonné » le 28 avril dernier le redémarrage de ces activités en utilisant (alors qu’il l’avait très peu fait jusqu’à présent) les possibilités de réquisition de certains acteurs économiques offertes par la déclaration d’urgence sanitaire nationale effectuée mi-mars. Dans ces déclarations sur le sujet, Trump indiquait d’ailleurs, sans forcément d’analyse juridique très poussée pour soutenir cette thèse, que cela réglait le problème de responsabilité des employeurs vis-à-vis des salariés en cas de contamination. Les salariés ont réagi en rappelant que c’est bien parce que leur secteur est essentiel pour le pays qu’il faut les protéger correctement.
Les déclarations ambigües, dans la foulée, du ministère du travail invitant les sites d’abattage transformation à respecter les recommandations transitoires tout en indiquant qu’il les soutiendrait en cas de contentieux dès lors qu’ils montreraient leur « bonne foi » ont alimenté la polémique politique et suscité la colère de la principale fédération de syndicats sectoriels, l’AFL-CIO16Les organisations membres de l’AFL-CIO (pour American Federation of Labor – Congress of Industrial Organizations) représentent environ 12 millions de salariés de secteurs variés., entré depuis en conflit ouvert avec le ministère du travail qu’elle accuse de ne pas assurer sa mission de protection de la santé et de la sécurité des salariés.
On le voit, à ce stade, le débat sur les travailleurs essentiels reste timide et relégué au second plan par la sidération sur l’impact économique de la pandémie (36 millions d’Américains inscrits au chômage depuis mi-mars), les polémiques sur la gestion de la pandémie et les débats « réouverture ou pas de réouverture ».
Ces derniers sont largement alimentés par le Président Trump qui simplifie à excès, comme à son habitude, les sujets : il serait le défenseur de l’économie, de l’emploi et des Américains face à un establishment administratif et politique trop prudent (et qui chercherait à lui nuire en accentuant exagérément l’impact du virus pour ruiner sa campagne pour la réélection17Eric Trump, un des fils du Président, a de nouveau répété cette théorie conspirationniste le 17 mai.). Ce faisant, il oublie de faire la distinction entre les travailleurs qui continuent à travailler en s’exposant au virus, ceux qui télé-travaillent, les chômeurs précaires, les entrepreneurs et notamment le petit commerce et l’artisanat, la Bourse.
Certes la base électorale de Trump, qui reste sa cible prioritaire à ce stade , est plutôt à chercher dans les petits entrepreneurs ou salariés blancs des zones rurales qui ne comprennent pas pourquoi on les empêche de travailler au motif que les grandes villes libérales et cosmopolites sont très touchées par le coronavirus.
Mais Trump n’a-t-il pas aussi gagné en 2016 grâce à son discours anti-establishement stigmatisant les années Obama trop focalisées sur les minorités ethniques ou sexuelles et à sa promesse de restaurer la grandeur des Etats-Unis (« Make America Great Again »), qui a séduit une partie de la population paupérisée et précarisée qui se sentait oubliée et abandonnée par les élites au pouvoir et qui voyait dans le candidat Trump un champion capable de les sortir de cette invisibilité ?
Or une partie de cet électorat que Trump avait attiré à la surprise des observateurs est bien à classer dans les « travailleurs essentiels » aujourd’hui exposés : femmes de banlieue travaillant dans le secteur des services à la personne (les femmes occupent 47% des emplois américains mais 75% des emplois dans le secteur des soins à la personne), pompiers et services de secours dont les conditions de vie se sont dégradées avec l’appauvrissement du secteur public et en manque de reconnaissance, salariés des industries agro-alimentaires ou automobiles appelés aujourd’hui à relancer la production, etc.
Aujourd’hui, au-delà du slogan « Make America Great Again… Again » (qui, pour fonctionner, supposerait déjà que les électeurs aient perçu une amélioration de leur propre situation depuis 2016, ce qui reste à prouver malgré les bons résultats macro-économiques), le Président Trump n’a pas la moindre expression publique d’empathie ou de soutiens pour ces travailleurs essentiels et ne parle pas à cet électorat quand il dit que les Américains sont « pressés » de reprendre le travail.
Quant aux ténors du parti républicain au Congrès, et notamment le leader républicain au Sénat Mitch Mc Connell, leur créneau est simple : reprise du travail, protection des employeurs des risques de contentieux, soutien au secteur privé mais pas au budget des états fédérés ou des municipalités – alors même que ce sont souvent ces organismes publics qui emploient directement une partie des travailleurs essentiels, ou financent les prestations qu’ils apportent via des marchés publics18Certes, il n’y a pas que dans le parti républicain américain que l’emploi public n’est pas considéré comme un véritable emploi, créateur directement ou indirectement de richesse, qu’il serait donc nécessaire de préserver en temps de crise..
Les démocrates et les mouvements progressistes ne s’y sont pas trompés : eux qui s’étaient désolés de voir une partie de l’électorat ouvrier et précaire se tourner vers Trump en 2016, veulent s’appuyer sur la crise économique, la gestion de la pandémie par le Président et les prises de positions du Parti républicain pour reconquérir cet électorat en vue de l’élection de novembre, mais aussi pour essayer de mobiliser l’électorat afro-américain et latino, surreprésenté dans les « travailleurs essentiels », qui avait manqué à Hillary Clinton.
En expliquant à la fois que le programme démocrate pourra améliorer leur situation, mais aussi en soulignant au travers de l’attitude actuelle du Président les fausses promesses faites par Trump en 2016 sur la prise en compte et l’amélioration du quotidien des américains invisibles.
C’est ainsi que la proposition de nouveau paquet financier destiné à lutter contre la pandémie, soutenir l’économie, et préparer la « relance » a été intitulée par la majorité démocrate à la chambre des représentants le Heroes Act19Pour « Health and Economic Recovery Omnibus Emergency Solutions ». et est présentée comme ciblant prioritairement les « travailleurs essentiels ».
Autre illustration de cet angle d’attaque contre Trump, les spots télévisés lancés par le Service Employees International Union (notons que sa présidente Mary Kay Henry fait partie des task force constituées par Joe Biden pour mobiliser les différents courants du parti démocrate en vue de la rédaction du programme de campagne), avec un budget de 150 millions de dollars.
Ciblée explicitement sur les états clés de la présidentielle où le vote des travailleurs essentiels et des afro-américains pourrait être décisif (Michigan, Wisconsin, Pennslyvanie, Floride), cette campagne met en avant la protection des travailleurs et stigmatise les déclarations du Président Trump laissant entendre qu’il n’y avait aucune problème d’équipement de protection pour les travailleurs essentiels notamment dans le domaine de la santé.
Certains spots insistent plus spécifiquement sur les droits des travailleurs issus des minorités et la communication officielle du SEIU revendique explicitement de cibler les électeurs traditionnellement abstentionnistes des minorités.
Au-delà des arguments classiques sur les inégalités raciales du point de vue économique ou sur les discriminations persistantes20L’assassinat en pleine rue d’un quartier résidentiel, et en plein jour, fin février en Géorgie, par un policier blanc à la retraite et son fils, d’un jeune jogger afro-américain, suspecté à tort d’avoir commis un cambriolage, fait la une de la presse depuis plusieurs jours : les deux hommes ont prétendu avoir agi en légitime défense et n’ont pas été inquiétés dans un premier temps, avant qu’une vidéo du meurtre ne vienne manifestement contredire leur version et n’oblige les autorités locales à arrêter les deux meurtriers et à engager des poursuites., la question de la reconnaissance des travailleurs afro-américains invisibles n’est pas un argument politique anodin et résonne fortement dans l’histoire des Etats-Unis.
Elle renvoie en effet aux luttes pour les droits civiques dans les années 60 et notamment à un épisode fameux à plusieurs titres, celui de la longue grève des éboueurs (quasiment à 100% afro-américains) de la ville de Memphis, réclamant début 1968 une amélioration de leurs conditions de travail et de leur rémunération après la mort de deux de leurs collègues broyés par un camion défectueux.
Fameux parce que c’est pendant un séjour à Memphis pour apporter son soutien aux grévistes, et le lendemain d’un discours marquant, que Martin Luther King fut assassiné, le 4 avril 1968. Fameux aussi parce que pour appuyer leurs revendications d’un traitement digne et équivalent à ceux des travailleurs blancs, les grévistes brandissaient pendant leurs défilés des pancartes sur lesquelles figurait un slogan repris régulièrement depuis : « I am a man ».
Ensuite, parce que même si les grévistes finirent par avoir gain de cause, la mort de MLK marqua aussi à sa façon le début du déclin de la lutte pour les droits civiques, après certes de nombreux acquis, mais avec de nombreux problèmes en suspens : en 2017, plusieurs grévistes de 1968, parfois âgés de plus de 80 ans, étaient encore employés comme éboueurs par la ville de Memphis, faute de pouvoir s’assurer des revenus corrects pour leur retraite.
Les démocrates arriveront-ils, « grâce » à la pandémie de coronavirus, à réveiller un sentiment de révolte des travailleurs afro-américains suffisamment important pour les amener jusqu’aux urnes pour voter Biden ? Ils y travaillent, comme en atteste le retour confirmé sur le devant de la scène de Barack Obama21Parfois à son corps défendant puisqu’il est de nouveau l’objet d’attaques violentes du Président Trump qui crie à l’Obamagate sans être capable d’expliquer ce qu’il entend par là. dont les interventions le 17 mai lors deux cérémonies de remise de diplôme en visio-conférence, dont celle de l’association des universités afro-américaines « historiques », insistant sur les inégalités révélées par la pandémie, ont été très médiatisées. Ce sera un des enjeux majeurs des prochains mois.