Loin des projecteurs, Joe Biden prépare sa campagne et doit prendre des décisions stratégiques importantes

L’effacement médiatique de Joe Biden, coincé dans sa maison du Delaware et réduit à mener une campagne depuis le studio improvisé installé dans son sous-sol, pendant que le Président Trump ou les gouverneurs sont en première ligne, pourrait paraître de mauvais augure pour ses chances de succès lors de l’élection présidentielle prévue début novembre. Mais en réalité, depuis l’abandon de Bernie Sanders le 8 avril, Joe Biden met à peu à peu en place, tous les éléments constitutifs de sa campagne pour l’élection générale de novembre prochain.

En premier lieu, le ralliement de Bernie Sanders a marqué le début d’une série d’expressions de soutien de tout l’appareil du parti démocrate et de toutes les tendances qui se sont alignées en rang serrés derrière Joe Biden. Les grandes figures du Parti, telles Nancy Pelosi, Hillary Clinton ou Al Gore, ont évidemment manifesté leur soutien au candidat nominé. Plus important, car on peut douter de l’impact des sus-nommés sur le scrutin du 3 novembre, les figures de l’aile progressiste du parti ont rallié Biden et ont essayé de mettre en scène leur ralliement pour qu’il puisse apporter un vrai plus au futur candidat.

Bernie Sanders au travers d’une conversation en visioconférence marquée par une certain complicité et dans laquelle Bernie Sanders a permis à Biden de réaffirmer ses engagements sur des mesures symboliques pour ces supporters, comme la fixation au niveau fédéral d’un salaire minimum de 15 dollars / heure. Sanders ne relâche pas ses efforts depuis pour continuer à être présent médiatiquement (on en a déjà parlé ici) et continue de clamer qu’il travaille avec l’équipe de Biden.

Elizabeth Warren, dont l’influence et l’aura auprès des militants démocrates ne doivent pas être minimisées malgré ses scores plutôt faibles lors de la primaire, a de son côté dans sa vidéo de soutien insisté sur ses qualités humaines, mais surtout, sans nier le fait qu’ils n’étaient pas d’accord sur tout, sur la capacité de Biden à écouter ses interlocuteurs et à faire évoluer ses positions, et donc son espoir de le voir intégrer de nouvelles propositions progressistes dans sa plateforme de campagne.

L’éditorial qu’ont signé Biden et Warren le 3 mai dans les journaux locaux d’états importants pour l’élection de Novembre (par exemple le Kansas City Star de l’Iowa ou le Miami Herald de Floride) sur la nécessité d’un contrôle indépendant de l’utilisation des fonds débloqués pour faire face à la crise économique traduit cette volonté de travailler avec les progressistes sur des sujets emblématiques – en l’occurrence la lutte contre la corruption et le poids de lobby à Washington.

Dans le même ordre d’idée, le gouverneur de l’état de Washington, Jay Inslee (qui s’était lancé dans le course à la nomination démocrate avant de très vite jeter l’éponge) et qui est à l’origine du « Green New Deal » porté par l’aile progressiste, a non seulement affirmé son soutien à Biden mais expliqué avoir eu une longue conversation avec ce dernier à propos du changement climatique et du Green New Deal. Tout le monde parie donc sur un renforcement de l’ambition des mesures en la matière dans le programme de Biden.

Les quelques accrochages de la primaire et des débats (limités, il faut le bien dire, tant Biden attire plutôt spontanément la sympathie) paraissent relever du passé, d’autant que la crise du coronavirus à contribuer à effacer tout ce qui a pu se passer avant mi-mars. Tous les éléments semblent donc en place pour une discussion constructive autour du programme du candidat Biden pour satisfaire au moins en partie l’aile gauche démocrate et finaliser ce qui sera de toute façon le programme le plus progressiste de l’histoire du parti démocrate.

Une partie des équipes de Sanders mais aussi de Warren et Inslee devrait intégrer l’équipe de campagne pour novembre (c’est d’ailleurs une revendication forte des mouvements progressistes, leur garantissant une certaine influence sur le programme et une place dans une éventuelle administration Biden). Les travaux de fonds ont travaillé, s’appuyant sur le programme de Sanders mais aussi sur les revendications rendues publiques des mouvements des jeunes progressistes démocrates.

La discussion de fond est déjà entamée, et contrairement à 2016 où elle avait été bâclée et frustrante pour les progressistes1Hillary Clinton n’avait pas forcément jugé nécessaire de bien traiter les soutiens de Bernie Sanders – le fait que la primaire ait été disputée jusqu’au bout n’avait pas non plus aidé., les conditions sont réunies pour qu’elle prenne le temps de se dérouler correctement, car la victoire de Biden intervient finalement très tôt dans le calendrier. Par ailleurs, compte tenu de la focalisation des médias sur le coronavirus, ces échanges vont largement avoir lieu à l’abri des regards médiatiques, donc peut-être dans une ambiance plus sereine et plus propice aux compromis.

Enfin, Barack Obama, qui n’est quasiment pas intervenu pendant la primaire, a diffusé le 14 avril une longue vidéo pour manifester son soutien à Biden avec quelques messages soigneusement calibrés.

Obama a bien sûr insisté sur le besoin d’un homme politique expérimenté et empathique et ayant fait ses preuves compte tenu de la crise en cours, et sur les qualités de Joe Biden . Il a aussi loué la campagne de Bernie Sanders et l’importance de la mobilisation des jeunes, jouant la carte de rassemblement du parti démocrate fin 2019. Il publie depuis régulièrement des messages de soutien à Biden.

Ces ralliements successifs des cadres du parti sont aussi importants du point de vue logistique. Biden est en effet en train de réorganiser son équipe, non seulement pour consolider son programme, on l’a vu, mais aussi pour se renforcer sur le volet digital, sur lequel ni lui ni son équipe constituée pour la primaire n’étaient très à l’aise.

L’audience très importante de Sanders, Hillary Clinton ou Obama sur les réseaux sociaux (respectivement 12, 27 et 117 millions d’abonnés sur Twitter par exemple) est un atout qui pourrait utilement être utilisé pour contrer la puissance et l’efficacité en la matière de Trump et ses supporters. C’est d’ailleurs un des volets sur lesquels les stratèges du parti démocrate et de précédentes campagne sont très actifs, comme en témoigne l’éditorial de deux anciens conseillers stratégiques de campagne de Barack Obama, considéré comme le premier candidat à avoir réellement exploité le potentiel digital, paru le 4 mai2De même, il pourrait peut-être bénéficier le moment venu du réseau de militants de terrain des autres candidats à la primaire. Même si la campagne de terrain est largement paralysée par le coronavirus, la campagne peut être téléphonique, etc. Il y a aura néanmoins sans doute de la perte en ligne dans la mobilisation des réseaux de Sanders ou Warren à son profit..

Par ailleurs, désormais que sa nomination est acquise, et sans attendre la convention démocrate prévue à ce stade en août, Biden peut mutualiser les collectes de fonds avec le parti démocrate et utiliser la machine du parti pour faire campagne. Les ralliements d’Obama et de Sanders sont à ce titre déterminants car ils ont tous les deux une forte capacité à lever des fonds, alors que Biden lui-même était très médiocre en la matière. On attend également sur le sujet que Michael Bloomberg concrétise son engagement de mobiliser ces moyens presque infinis au profit du vainqueur de la primaire, quel qu’il soit3A ce stade, Bloomberg a certes versé des sommes importantes au parti démocrate et à quelques mouvements démocrates engagés dans les élections de novembre prochain, mais il a aussi, dès l’arrêt de sa campagne début mars, mis fin aux contrats de 1500 personnes engagées pour sa campagne, alors que les offres d’emploi sur la base desquelles ils avaient été recrutés mentionnait un contrat jusqu’en novembre 2019. Ce qui ne lui pas attiré beaucoup de sympathie puisque cela a été fait au début de la crise du coronavirus donc sans grand espoir pour les personnes concernées de retrouver rapidement un emploi. Bloomberg les a invitées à déposer leur candidature pour entrer dans les équipes de campagne du parti démocrate, mais sans garantie d’embauche évidemment….

Biden est en effet aujourd’hui très en retard sur Trump en matière de budget de campagne : il disposerait d’environ 60 millions de dollars contre 250 millions pour le Président sortant. Or, si un budget réduit ne l’a pas empêché de gagner la primaire, l’absence de moyens financiers est rédhibitoire pour l’élection générale où il ne s’agit plus de convaincre des militants qu’on est le mieux placé pour gagner une élection et battre Donald Trump, mais de mobiliser à son profit des électeurs peu intéressés par la politique et enclins à l’abstention.

S’il ne réunit pas suffisamment d’argent pour envisager de faire campagne correctement dans la petite dizaine d’états jugés primordiaux pour l’élection de novembre4A ce stade, on parle des états suivants : Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie, North Carolina, Floride, Arizona en premier lieu, mais aussi le Minnesota, New Hampshire, et peut-être le Maine, l’Iowa, le Texas ou la Géorgie. Autant d’états au profil et enjeux différents où un message calibré au niveau national ne sera pas suffisant., Biden devra faire des choix cornéliens et des arbitrages stratégiques en permanence pour prioriser ses dépenses.

A titre d’exemple, les experts estiment qu’ils faut dépenser 50 à 100 millions de dollars pour mener une bonne campagne en Floride, ce qui montre, même si la Floride est sans doute l’état dans lequel la campagne est la plus coûteuse, l’étendue du chemin que doit encore accomplir Biden pour disposer d’un budget suffisant, sachant que la crise économique en cours risque de limiter les dons individuels des citoyens ordinaires dont Sanders a largement bénéficié, et qu’il n’est pas possible pour le moment d’organiser des événements de collecte de fonds5On parle là des fameux dîners, dont le principe était très contesté par Sanders et Warren, auxquels les convives participent en s’acquittant d’un droit d’entrée de plusieurs milliers de dollars, pour avoir le droit de s’entretenir avec le candidat..

Biden est donc en train de réunir les éléments qui doivent lui permettre de mener campagne pour le scrutin de novembre. Le fait de ne pas pouvoir vraiment mener campagne aujourd’hui ne doit pas être exagéré. D’abord parce que la campagne ne ressemblera probablement à aucune autre et Biden a déjà gagné la primaire sans faire une campagne traditionnelle : sans militants de terrain, sans argent, sans avoir un message particulièrement nouveau ou enthousiasmant.

Par ailleurs, la véritable campagne commence en septembre après les conventions (rappelons-le une fois encore, pour la présidentielle l’enjeu est de convaincre environ 10% des électeurs, le plus souvent peu politisés et rarement intéressés par les primaires, et qui se décident en fin de campagne – le reste de la population a une position déjà figée). D’ici là, il s’agit surtout d’éviter les faux-pas rédhibitoires. Si une nouvelle tête aurait été désavantagé par le déficit d’exposition au printemps, Biden, qui a été vice-président pendant 8 ans, est déjà parfaitement connu du grand public6Trump est dans la même situation en tant que Président sortant, et au-delà même de l’exposition dont il bénéficie actuellement..

Sans faire grand-chose, Biden a d’ailleurs des sondages plutôt favorables et en progrès sur les dernières semaines7La prudence doit cependant être de rigueur : à la même époque en 2016, Hillary Clinton bénéficiait dans les sondages d’avantages plus conséquents que ceux relevés pour Biden actuellement.. Si les sondages montraient dès le début de la crise que les américains le jugeaient plus compétent pour traiter la crise sanitaire que Donald Trump, il apparaît maintenant que les américains considèrent également aujourd’hui que Biden serait le mieux placé pour résoudre la crise économique8Ce qui aurait rendu très rendu Donald Trump qui compte faire campagne sur l’économie : il aurait, selon des indiscrétions à prendre donc avec précaution, menacé de poursuivre en justice le responsable des enquêtes de son équipe de campagne accusé de produire des sondages défavorables..

Il faut dire que la crise du coronavirus lui permet de mettre en avant facilement certains faits marquants de son mandat de vice-président comme le plan de sauvetage de l’économie, et notamment du secteur automobile, dont Obama lui avait confié la supervision en 2009, ou la gestion des pandémies de H1N1 en 2009 ou d’Ebola en 2014.

Joe Biden bénéficie aussi du contraste entre sa personnalité et son image de « good guy » empathique et proche des Américains ordinaires, et celle du Président. Sans qu’il en fasse à ce stade un usage trop déplacé, son histoire personnelle, endeuillée par des décès brutaux et tragiques de sa première femme et de sa fille âgée d’un an dans un accident de voiture dans les années 70, puis d’un autre de ses fils pendant qu’il était vice-président, ne peut que le servir pendant cette période de crise sanitaire au lourd bilan humain.

Biden cherche d’ailleurs actuellement dans ses messages à accentuer ce contraste, en plaçant des piques sur sur son adversaire par exemple sur ses réflexions sur la possibilité d’utiliser de s’injecter du détergent pour soigner le Covid-19 ou sur son soutien à des militants d’ultra-droite qui ont envahi le siège du gouvernement du Michigan, armés et brandissant pour certains des croix gammées ou des drapeaux confédérés.

“Je n’arrive pas à croire que je doive dire ça, mais s’il vous plait ne buvez pas de détergent.”
“Je vais dire ce que Donald Trump ne dira jamais : le drapeau confédéré, les croix gammées et d’autres symboles de la haine qui ont utilisés pendant ces mouvements de protestation [contre les mesures contraignantes liées au coronavirus] n’ont pas leur place aux Etats-Unis. Le Président devrait encourager les gens à suivre les instructions de santé publique de la gouverneure Whitmer [du Michigan], pas semer encore plus la discorde et la division.”

Ou en continuant à insister sur le contraste entre Trump et ses illustres prédécesseurs, en l’occurrence Abraham Lincoln. Il faut dire que Trump a réalisé une interview télévisée depuis le Lincoln Memorial le 3 mai après avoir, la veille, comparé, sans qu’on sache s’il s’agissait en partie de second degré, son action pour la population afro-américaine à celle de Lincoln.

Real presidents lead. Reality TV presidents don’t.

Joe Biden, sur Twitter le 7 mai pour introduire un spot de campagne comparant les agissements de Trump avec les principes de gouvernement d’Abraham Lincoln

La période actuelle est aussi cruciale pour Joe Biden parce qu’il doit se préparer sur deux plans. Tout d’abord il doit se blinder contre les attaques à venir en provenance de Trump, de ses soutiens médiatiques et de la « Trumposphère » extrêmement active sur les réseaux sociaux. On se souvient des dégâts provoqués en 2016 par les allégations de toute sorte portées envers Hillary Clinton (de l’usage de son mail personnel à l’histoire de la pizzeria utilisée par ses soutiens pour dissimuler un trafic pédophile).

La campagne s’annonce particulièrement violente et sans doute indigne et les attaques envers Biden, notamment sur sa supposée sénilité, sont déjà d’une grande violence (l’audience de Fox News a droit presque tous les soirs à des montages des « bizarreries » ou des gaffes verbales de Biden).

Une du New York Post, quotidien (pour ne pas dire tabloïd) conservateur propriété du groupe Murdoch, le 9 avril 2020, c’est-à-dire le lendemain de l’annonce du retrait de Bernie Sanders de la primaire démocrate.

Or Biden n’est pas un spécialiste des débats ou de la rhétorique (rappelons qu’il a un problème de bégaiement depuis l’enfance, qui transparaît très peu compte tenu des efforts qu’il a fait toute sa vie pour le contrôler mais qui le désavantage sans aucun doute dans les confrontations directes).

Pour autant, là encore, Biden n’est pas démuni. D’abord, parce qu’en temps que candidat à la vice-présidence en 2008, il a fait, comme tous les candidats envisagés pour constituer le ticket président – vice-président , l’objet d’une enquête de personnalité et de mœurs, ainsi que d’enquêtes financières, toutes très approfondies9Il s’agit pour le candidat à la Présidence d’éviter de choisir un candidat ou une candidate à la vice-présidence qui pourrait être attaqué pendant la campagne, ou qui une fois en fonction pourrait présenter des risques de collusion avec l’étranger, de subir des chantages, etc. Etonnamment, ce même type d’enquête n’est pas menée pour les candidats à la Présidence eux-mêmes, sans quoi Donald Trump n’aurait peut-être pas été autorisé à se présenter.. Elles n’avaient rien identifié de rédhibitoire, ce qui est rassurant par rapport à la capacité du camp Trump à faire mousser des affaires.

Par ailleurs, toutes les attaques « personnelles » envisagées et testées par le camp Trump à ce stade, ont leur pendant du côté du Président. Biden serait sénile et maladroit dans ses déclarations ? Le Président n’a-t-il pas expliqué récemment qu’il fallait envoyer des UV dans le corps des malades du coronavirus ou indiqué le virus disparaîtrait par miracle ? Un des fils des Biden fait des affaires en Chine ? C’est aussi le cas d’Ivanka Trump, fille du Président, et de son mari. Biden est accusé d’harcélement sexuel ? Des dizaines d’accusations ont été portées envers Trump à ce sujet.

Cependant, les accusations récentes d’agression sexuelles (cf. développement sur le sujet ici) doivent être prises très au sérieux à la fois sur le fond bien sûr mais également car elles seront dans tous les cas instrumentalisées par la « Trumposphère ». Biden a déjà réagi en cherchant à adopter le bon ton, pour nier fermement sans pour autant revenir sur ses déclarations passées sur l’importance de prendre en sérieux toutes les dénonciations de violences sexuelles10On notera d’ailleurs qu’en demandant lui-même que les accusations fassent l’objet d’une enquête plus approfondie, il marque là encore le contraste avec Trump qui se contentait de décrédibiliser ou d’insulter ses accusatrices.. Mais il devra lever autant que possible le doute sur le sujet s’il veut pouvoir être un candidat crédible et soutenu par les mouvements progressistes.

Le deuxième enjeu, stratégique, de cette période tient au calibrage du message de campagne principal à porter. En effet, Trump a l’art de trouver des messages simples et forts. A ce stade, le slogan qu’il semble vouloir privilégier à l’automne entre parfaitement dans cette catégorie : « Make America Great Again… Again ». Autrement dit : « j’ai redressé comme promis l’économie pendant mes trois premières années de mandat, qui serait mieux placé que moi pour le refaire après cette crise dont je ne suis aucunement responsable ? ».

Or Biden fait face au dilemme qui traverse le parti démocrate depuis le début de la primaire. Faut-il faire campagne plutôt au centre pour rallier les électeurs indépendants et modérés, au risque de s’aliéner les électeurs de Sanders ou les dégagistes, ou proposer un programme de réforme ambitieux (sans forcément aller jusqu’à la plateforme de Bernie) au risque d’effrayer l’électorat modéré qui aspire à une Amérique plus apaisée, moins polarisée et focalisée sur la résolution des problèmes concrets ?

Or ce qui n’était déjà pas simple à réaliser avant la crise du coronavirus risque d’être encore plus compliqué après. Car les électeurs modérés vont d’abord rechercher un Président focalisé sur la gestion de crise économique et le « retour à la normale », tandis que l’électorat progressiste est encore plus convaincu par la crise actuelle, qui révèle les inégalités en matière d’accès aux soins et la précarité dans laquelle vivent de très nombreux américains, de la nécessité d’un évolution profonde du modèle socio-économique américain. Et si les progressistes se sentent pousser des ailes et s’estiment légitimés pour demander des réformes profondes, pour l’instant, l’heure ne semble pas être, dans le débat public aux Etats-Unis, à une réflexion globale sur « l’après » et sur ce qui doit changer.

Le positionnement de Biden pendant la primaire était clair : il fallait mettre un fin à la « parenthèse Trump » et revenir au temps béni (de son point de vue) des mandats d’Obama. C’était le sens du slogan « restaure the soul of America » (« retrouver l’âme de l’Amérique ») utilisé largement par Biden pendant la primaire. La crise a semblé dans un premier temps le conforter dans cette voie, puisque Biden avait, lors du dernier débat de la primaire démocrate, indiqué dans un passage qui avait marqué les esprits que les américains voulaient d’abord un président pour gérer la crise et non pour faire la révolution.

Mais cette approche très tranchée, rejetée vigoureusement par le camp progressiste (cf. par exemple le courrier des mouvements de jeunesse déjà mentionné plus haut) était aussi jugée périlleuse par le camp modéré, qui a bien conscience que la perception des mandats d’Obama n’est pas pour une partie de la population aussi positive que le laissait entendre Biden (certes la gestion de la crise financière de 2008 a évité le pire mais n’a pas résolu les problèmes systémiques et a accentué les inégalités, le problème des inégalités raciales n’a guère progressé, etc.) et qui considère, que malgré la situation délicate du Président Trump, il n’est pas suffisant de faire campagne contre lui. Car l’élection n’est pas un referendum mais un choix entre deux candidats… avec un troisième choix largement utilisé par les américains : l’abstention ! L’importance dans le résultat final de 2016 des électeurs d’Obama qui ont voté Trump en 2016 (les fameux « Obama-Trump voters » dont certaines études11Cf. par exemple une synthèse d’une de ces études par le New York Times. ont estimé qu’ils représentaient 10% des électeurs d’Obama) est là pour le prouver.

Les efforts menés depuis quelques semaines pour travailler avec le camp progressiste montre une évolution du côté de Biden qui semble prêt à assumer des mesures plus ambitieuses. La séquence en deux temps avec Bernie Sanders – déclaration de défaite le 8 avril, puis ralliement une semaine plus tard – accrédite l’hypothèse de discussions intenses sur le sujet pendant la première quinzaine d’avril.

La prise de position d’Obama sur l’agenda politique à défendre en novembre a d’ailleurs marqué les esprits. Alors qu’il avait déclaré en novembre 2019 que la majorité des américains n’aspirait pas à des réformes profondes et que des compromis étaient parfois nécessaires, s’attirant les foudres des supporters de Bernie12On en parlait ici., l’ancien Président a ainsi souligné dans sa vidéo de soutien à Biden la nécessité de mener des changements structurels profonds et d’être plus ambitieux qu’il ne l’avait été lui-même en 2008 (et il réécrit un peu l’histoire en disant que c’est ce que pensait Biden dès avant la pandémie et sa victoire…).

« Je suis particulièrement fier des avancées incroyables que nous avons accomplies durant ma présidence. Mais si j’étais candidat aujourd’hui, je ne mènerais pas la même campagne et je n’aurais pas le même programme. Le monde a changé. Il y a trop de chantiers inachevés pour que nous nous contentions de regarder en arrière. Nous devons nous tourner vers l’avenir. Bernie a compris ça et Joe le comprend aussi. C’est une des raisons pour lesquelles Joe a déjà une des programmes les plus progressistes porté par le candidat d’un grand parti. Parce même avant que la pandémie ne bouleverse le monde, il était déjà clair que nous avions besoin d’un vrai changement structurel. »

Barack Obama dans sa vidéo de soutien à Joe Biden le 14 avril

Si on sent donc une volonté d’adopter des mesures plus ambitieuses, reste à trouver un message simple et percutant combinant les deux volets, ce qui ne paraît très facile au premier abord. Bien sûr, il est toujours possible de mener plusieurs campagnes en même temps : les données démographiques et les enquêtes d’opinion permettent de cibler des messages précis sur certaines catégories de population. L’ambiguïté pourrait donc peut-être être entretenue mais il s’agira d’un exercice périlleux avec le risque au final de s’aliéner à la fois une partie des modérés et une partie des progressistes.

Témoin de la fragilité de la position de Biden vis-à-vis de l’électorat résolument progressiste, la position d’Alexandria Ocasio Cortez (6.8 millions d’abonnés sur Twitter), figure montante et hyper-médiatisée de l’aile gauche du parti depuis sa victoire dans une primaire démocrate à New York en 2018 contre un cacique du parti et qui a confirmé sur des premières années de mandat son charisme et son sens politique. Celle qui se pose en représentante des jeunes et de la nouvelle génération a indiqué le 30 avril qu’elle voterait pour Biden mais qu’elle n’endossait pas sa candidature, indiquant ses doutes quand à la capacité de Biden à mener les réformes structurelles profondes dont ont besoin selon elle les Etats-Unis.

Son influence sur l’élection présidentielle reste à démontrer (elle n’a pas, par exemple, réussi à mobiliser les jeunes pour la primaire, malgré une mobilisation de tous les instants auprès de Bernie Sanders, et les cadres du parti démocrate jugent sans doute sa médiatisation exagérée) mais c’est évidemment un point d’attention pour Joe Biden quant à sa capacité à mobiliser largement un électorat important pour le mois de novembre mais qui reste manifestement circonspect à son égard.

C’est pour ces raisons que le choix de la colistière13Pour mémoire, les candidats à la Présidence présentent un “ticket”, c’est-à-dire leur candidature et celle d’une personne amenée à occuper la vice-présidence. Le vice-président (ou la vice-présidente) assure la suppléance du Président quand celui-ci est à l’étranger, etc. ; et le remplace en cas de destitution, de décès (ce fut le cas de Lyndon B. Johnson qui devint Président à la mort de J. F. Kennedy, et prêta serment dans l’avion qui ramenait le corps de Kennedy de Dallas à Washington D.C.) ou de démission (ce fut le cas de Gerald Ford lorsque Richard Nixon démissionna suite à l’affaire du Watergate).de Biden s’annonce comme une étape très importante, annoncée pour l’instant pour l’été, qui donnera le ton de la campagne présidentielle à venir.

Même si l’influence du candidat à la vice-présidence sur le résultat de l’élection n’a jamais été clairement prouvée14D’aucuns pensent cependant que la médiocrité de Sarah Palin n’a pas aidé John McCain en 2008 ou que le choix de Tim Kaine, qui n’aura pas marqué l’histoire, comme colistier par Hillary Clinton en 2016 était une erreur dans la mesure où elle avait hésité avec candidats plus charismatiques comme le sénateur afro-américain du New Jersey Cory Booker., le profil de la candidate (puisque, rappelons-le Joe Biden s’est engagé pendant le dernier débat de la primaire le 14 mars, à désigner une femme comme candidate à la vice-présidence sur son ticket) est devenue ces dernières semaines l’enjeu de luttes d’influence entre les différentes tendances du parti démocrate.

Plusieurs critères de choix, qui ne sont pas nécessairement contradictoires, peuvent être mobilisés.

Premier critère possible : l’expérience de l’exécutif ou du législatif (donc une gouverneure ou une sénatrice) dans l’optique d’être prêt dès l’investiture à travailler efficacement sur le redressement de l’économie (et la fin de la gestion de crise sanitaire ?). Les tenants de cette option pensent notamment aux sénatrices et ex-candidates à la primaire Amy Klobuchar ou Elizabeth Warren, cette dernière était plus ou moins explicitement candidate, ou à quelques gouverneures populaires et mises en avant actuellement par leur gestion du coronavirus, et notamment la gouverneure du Michigan Gretchen Whitmer.

Désigner une gouverneure n’est cependant pas sans risque, car les incertitudes sur l’évolution de la situation sanitaire et économique font qu’il n’est pas évident que tous les gouverneurs maintiennent un niveau de popularité élevé jusqu’en novembre prochain – Gretchen Whitmer fait d’ailleurs l’objet de mouvements de contestation des mesures de distanciation sociale qu’elle a imposées dans le Michigan. On pourrait aussi reprocher à des gouverneures de négliger la gestion de la crise pour se lancer dans une campagne électorale.

Deuxième option : choisir une personnalité forte et charismatique, capable de susciter l’enthousiasme et de donner une nouvelle impulsion à la campagne de Biden, aujourd’hui perçu comme le candidat de la raison et non du cœur. C’est avec cette idée que la communauté afro-américaine milite très fortement pour la désignation d’une colistière afro-américaine (Stacey Abrams, charismatique élue locale de Géorgie qui avait failli être élu gouverneure en 2018 et qui est explicitement candidate15On peut l’entendre dans un long et impressionnant entretien réalisé avec David Axelrod dans le cadre du Podcast animé par ce dernier, expliquer qu’en temps que jeune femme noire née dans le Mississippi puis élevée en Géorgie, elle a appris que si elle voulait quelque chose, il fallait qu’elle se manifeste parce qu’on ne lui proposerait jamais rien spontanément…, Kamala Harris, sénatrice de Californie et ex-candidate à la primaire ayant arrêté très tôt la course faute de soutiens financiers et de résultats probants, Keisha Lance Bottoms, maire d’Atlanta, etc.) ou que des noms de gouverneures latinas sont évoqués de temps à autres (comme celui de Michelle Lujan Grisham, gouverneure du Nouveau Mexique).

Autre critère possible, l’appartenance au camp progressiste, comme preuve concrète du rassemblement du Parti démocrate et comme élément de garantie pour la mise en œuvre un agenda politique comportant des réformes ambitieuses. On pense alors de nouveau à Elizabeth Warren ou à Stacey Abrams, figure des mouvements des droits civiques.

Enfin, le choix peut pourrait être de miser sur une candidate modérée de la région des Grands Lacs pour incarner politiquement le message de recherche de l’unité perdue du peuple américain et essayer d’augmenter les chances de l’emporter dans les états clé que sont le Michigan, le Wisconsin ou le Minnesota. On pense alors de nouveau à la modérée Amy Klobuchar (qui a cependant suscité un enthousiasme limité pendant la primaire) ou à la gouverneure du Michigan Gretchen Whitmer.

Biden a donné très peu d’indications à ce stade, si ce n’est des critères assez généraux : être sûr que son binôme et lui pourront bénéficier d’une vraie complicité et d’une confiance mutuelle et que sa colistière sera opérationnelle immédiatement. Il aussi promis de nommer une femme afro-américaine à la Cour Suprême ce qui lui donne éventuellement un peu de marge de manœuvre pour ne pas désigner une colistière issue des minorités latina ou afro-américaine16Ce qui explique sans doute la forte pression exercée récemment par les mouvements afro-américains.. Il a enfin déclaré, pour faire pièce aux critiques sur son âge et son appartenance à la vieille garde du parti, vouloir être un « pont » assurant la transition entre sa génération et la nouvelle génération du parti démocrate.

On voit bien en passant en revue les quelques noms évoqués ci-dessus, qu’aucune candidate bénéficiant d’un peu de notoriété ne remplit simultanément toutes les conditions : Elizabeth Warren ou même Amy Klobuchar peuvent difficilement représenter le futur du parti démocrate, Stacey Abrams manque d’expérience17Elle rappelle à juste titre que le nombre d’élus afro-américains à des postes exécutifs reste réduit – par exemple, il n’y a eu que deux gouverneurs (deux hommes) afro-américain dans toute l’histoire des Etats-Unis – et que le critère de l’expérience est de ce fait largement discriminant pour une femme afro-américaine., Gretchen Whitmer semble aujourd’hui bien passer l’épreuve du feu, mais pourrait devenir un boulet si la situation dégénère dans le Michigan, etc. La question semble donc très ouverte à ce stade18Quant à l’idée que Michelle Obama puisse être une option, elle est surtout portée par les médias people qui ont peu de choses à se mettre sous la dent actuellement, et elle paraît largement farfelue tant Mme Obama a réaffirmé à de multiples reprises ne pas être intéressée par une carrière politique. Si elle est très populaire, sa désignation marquerait aussi directement le choix du « retour en 2008 » qui paraît bien risqué comme on l’a évoqué précédemment..

On suivra donc dans les prochaines semaines avec grand intérêt ce choix qui donnera une indication forte sur le ton de la campagne de Biden. Mais aussi voire surtout parce que, Biden ayant déjà indiqué qu’il ne ferait qu’un seul mandat s’il était élu, celle qu’il va choisir comme candidate à la vice-présidence sera très bien placée pour représenter le parti démocrate lors de l’élection de 2024 et pourrait bien devenir la première femme présidente de Etats-Unis.

2 réflexions sur « Loin des projecteurs, Joe Biden prépare sa campagne et doit prendre des décisions stratégiques importantes »

  1. Même si la comparaison est un peu exagérée, cet affrontement me fait penser à celui de 2012 en France. Un candidat “populiste” de droite face à un modéré de gauche, choisi presque par défaut sans un enthousiasme débordant lors de la primaire de son camps. On connaît le résultat en France… Ce côté “eau tiède” de Biden qui fait le grand écart peut rassurer les Américains après les 4 ans d’un bulldozer. Les émeutes et manif après la mort de George Floyd peuvent renforcer cette volonté de revenir à un pays plus calme, et à l’esprit de l’Amérique pour paraphraser le slogan de Biden. D’ailleurs, comment cet événement est traité par les deux camps politiques dans la perspective de la campagne électorale qui va débuter ?

  2. Trump joue sur l’image viriliste des États-Unis (il attrape les femmes “par la chatte”, répète “great” sans arrêt, vante la détention et l’usage des armes, fait des concours de poignées de main…). De plus il ne “prend soin” que de l’économie.
    Or la crise du coronavirus a révélé la contribution essentielle des personnes du “care”, des services et de l’attention aux autres pour soigner et s’occuper de la population.
    Mais :
    1/ Est-il possible aux États-Unis de réformer sans avoir l’air de remettre en cause le capitaliste et d’être aussitôt assimilé à un communiste?
    2/ En 2016, le vote Trump est le premier vote ethnique blanc de populations craignant de voir leur suprématie remise en cause. Est-il possible aux États-Unis (et en Occident en général d’ailleurs) de proposer un projet politique rassembleur fondé sur autre chose que la peur ?

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