Avant d’essayer d’analyser le rôle joué jusqu’à présent par Barack Obama dans la campagne présidentielle 2020, il semble utile de rappeler que le premier Président afro-américain des Etats-Unis reste une figure majeure mais aussi clivante de la vie politique américaine (sa cote de popularité n’a jamais été très élevée sauf juste après ses deux élections et en toute fin de mandat et il a régulièrement fluctué entre 40% et 50% de taux de satisfaction avec souvent un taux de satisfaction inférieur au taux de mécontents – il était ainsi beaucoup moins populaire que Bill Clinton).
Obama suscite une haine (le terme n’est pas trop fort) dans le camp conservateur et dans les médias d’ultra-droite, pour ses idées libérales sur le plan sociétal (en faveur des droits des minorités ethniques et sexuelles, du contrôle des armes à feu, etc.). Donald Trump, dont il faut rappeler qu’il était à l’origine, lors de la campagne présidentielle de 2008, de la fausse rumeur, devenue le mouvement des « birthers », selon laquelle Obama n’était pas né aux Etats-Unis et ne pouvait donc pas, en vertu des dispositions de la constitution, concourir à la présidentielle1Rumeurs qui avaient fini par obliger Obama à produire son certificat de naissance. On trouvera d’ailleurs au tout début de cette vidéo « voyage au pays de supporters de Trump » quelques idées couramment répandues sur Obama dans cette catégorie de la population. n’hésite jamais à le désigner comme responsable des maux des Etats-Unis et utiliser ce ressort pour activer ses militants les plus fervents2Il l’a encore fait récemment, sans étayer précisément ses accusations, pour expliquer les difficultés à organiser la mobilisation logistique des hôpitaux et des fabricants américains de matériel médical pour se préparer à l’afflux de malades du coronavirus..
Mais il faut aussi rappeler qu’au sein du parti démocrate et plus particulièrement des mouvements progressistes, Obama n’est pas non plus une figure aussi consensuelle qu’on peut l’imaginer vu de l’étranger où il a d’ailleurs toujours été beaucoup plus populaire que dans son propre pays. L’aile progressiste du parti démocrate considère que son mandat n’a pas répondu aux énormes attentes suscitées par sa campagne électorale.
Parmi les reproches récurrents, on peut citer l’absence de véritables avancées sur les questions raciales et les inégalités subies par les afro-américains ou latinos, la gestion de la crise de 2008 tournée sur le sauvetage de Wall Street et non vers les victimes de la crise économique (ce qui avait suscité la naissance en 2011 du mouvement « Occupy Wall Street »), ou la déception d’une réforme de la couverture santé inachevée, avec un Obamacare considéré comme insuffisant (critique largement imméritée car Obama était bien obligé de composer avec un Congrès, et notamment le Sénat, opposé à l’Obamacare), le maintien de Guantanamo, l’absence d’avancée sur la régulation du port d’armes, etc. Les progressistes lui reprochent aussi d’avoir cherché à négocier le plus souvent avec un Congrès hostile au lieu de l’affronter plus directement.
Bref, certains considèrent que son bilan en demi-teinte (de leur point de vue) est aussi une des explications de la faible mobilisation de l’électorat jeune et afro-américain en 2016 (sans doute quand même de second rang par rapport au rejet que suscitait Hillary Clinton). L’existence d’électeurs d’Obama en 2008 et 2012 ayant voté Trump en 2016 est également documentée et on comprend notamment que la focalisation pendant les années Obama sur les sujets sociétaux comme les discriminations ethniques ou sexuelles a renforcé le sentiment d’abandon par les élites de toute une partie des américains blancs en situation très précaire (les « non-college educated white » qui font désormais l’objet de toutes les attentions chez les stratèges politiques).
Pour autant, Barack Obama conserve une aura importante dans le parti démocrate et bénéficie d’une très forte popularité au sein des mouvements démocrates afro-américains. Son côté « cool » et détendu, qu’il a cultivé pendant ses deux mandats3Cf. par exemple cette vidéo avec Jerry Seinfeld., et la popularité et le charisme de Michelle Obama n’y sont pas pour rien (pour autant, les buzz récurrents sur une éventuelle candidature de Michelle à la présidence – ou à la vice-présidence – relèvent plus des fantasmes de la presse « people » que de scénarios crédibles).
Obama a également gardé une influence certaine au sein de l’appareil du parti et dans les médias, puisque nombre de ses anciens conseillers – avec lesquels il serait encore largement en relation – sont régulièrement invités à s’exprimer sur les plateaux télés (on pense bien sûr notamment à son « spin doctor » David Axelrod) ou tiennent des podcasts influents dans les milieux démocrates4Voir par exemple le podcast Pod Save America tenu par sa jeune garde, un des podcasts les plus écoutés des Etats-Unis avec 1,5 millions d’auditeurs par épisode..
Barack Obama a choisi pendant la primaire de ne soutenir aucun candidat et a même autorisé tous les candidats à utiliser son image s’ils le souhaitaient (ainsi, au moins 5 candidats, dont Bernie Sanders, ont utilisé des images d’Obama). Bien sûr, cela a pu surprendre, compte tenu de la présence de son ancien vice-président pour lequel Obama n’a toujours eu que des louanges (il avait notamment marqué les esprits en indiquant en 2010 que le choix de Joe Biden était la meilleure décision politique qu’il ait prise). Les spéculations allaient bon train sur sa préférence (certains pensaient qu’il soutenait en réalité la sénatrice de Californie Kamala Harris, par exemple).
Cette neutralité affichée pendant la primaire est-elle une tradition de la vie politique américaine ou plutôt inattendue venant d’un ancien Président ? Il faudrait sans doute reprendre en détail les différentes élections pour identifier le positionnement et le rôle joué par les anciens présidents. En première approche, on peut cependant signaler que de nombreuses élections récentes ont des spécificités qui ne facilitent pas la comparaison sur le sujet.
Il est rare qu’un vice-président ne se présente pas à la fin de son mandat mais seulement 4 ans plus tard, comme c’est le cas de Biden (George H. W. Bush a ainsi succédé directement à Reagan, Al Gore était candidat dans la foulée des deux mandats de Bill Clinton), et quand le vice-président en exercice se présente à la primaire, il peut avoir plus ou moins intérêt à se démarquer du Président avec lequel il formait un duo (c’était le cas par exemple de Gore qui devait sortir de l’ombre d’un Clinton encore très populaire en fin de mandat).
Par ailleurs, certains anciens présidents étaient trop décrédibilisés (Nixon bien sûr, qui avait dû démissionner après l’affaire du Watergate au milieu de son second mandat, ou Carter, défait lourdement en 1980 lorsqu’il briguait un second mandat), ou malades (c’était le cas de Reagan) pour jouer un rôle dans les élections suivantes.
Quant aux présidents suivants, il se sont souvent trouvés dans une situation particulière puisqu’un membre de leur famille faisait partie des prétendants au primaire : c’est le cas des présidents Bush père et fils (George H. W. Bush père, par ailleurs battu en 1992, a vu son fils George W. se présentait en 2000 et un autre de ses fils, Jeb, candidat en 2016 ; de même W. pouvait difficilement intervenir dans la primaire de 2016) et celui de Bill Clinton quand Hillary était candidate en 2008 puis en 2016. Bref, il n’y a sans doute pas de tradition très établie ou confirmée pour les élections récentes sur le rôle du Président dans la primaire.
En réalité, la neutralité affichée par Barack Obama était tout à fait compréhensible : d’une part, très soucieux de son image et de la marque qu’il laissera dans l’histoire, il ne souhaitait probablement pas abîmer sa réputation en soutenant un candidat qui perdrait ensuite une primaire très incertaine (la défaite d’Hillary Clinton, qui avait joué un rôle important pendant ses mandats et qu’il avait fortement soutenue pendant la campagne de l’automne 2016, avait déjà porté un coup à son prestige politique).
D’autre part, Obama considérait sans doute à juste titre qu’en ne choisissant pas de candidat pendant la primaire, il pourrait plus facilement jouer un rôle plus tard dans le processus. Par exemple dans le cas où la primaire n’aurait pas permis de désigner un gagnant clair, la nomination aurait dû être décidée par l’appareil du parti lors de la convention (c’était le scénario qui paraissait le plus probable fin février). Puis pour rassembler le parti derrière la personne désignée (quelle qu’elle soit et quelle que soit la façon dont elle aurait été choisie), et enfin pour mener campagne autour du candidat et mobiliser l’électorat pour l’élection de novembre..
Pour autant Obama reste un personnage public très médiatique et, même s’il limite le plus possible ses interventions sur le Président Trump et sur l’actualité politique, toutes ses expressions publiques sont scrutées avec attention. La Fondation qu’il anime (à l’image de tous les anciens Présidents des Etats-Unis) se concentre notamment sur les questions de formation et en particulier celle des « leaders » de demain. Cela passe par exemple par des séminaires lors desquels l’ancien Président intervient régulièrement. Il est aussi régulièrement invité dans des conférences internationales, etc.
Plusieurs commentaires formulés courant 2019, c’est-à-dire à un moment de très grande incertitude sur l’issue de la primaire, ne sont pas passés inaperçus. Toujours prudent par rapport à son expression sur les différents candidats, Obama cherchait manifestement à alerter les candidats (et les électeurs) sur certains dangers qu’il percevait dans la tournure prise par la primaire et à peser malgré tout sur celle-ci.
Obama avait ainsi à plusieurs reprises exprimé ses inquiétudes sur les ambitions et les méthodes des progressistes du parti démocrate (il s’agissait bien sûr aussi de défendre son bilan et ses méthodes de gouvernement). Il avait par exemple critiqué en avril 2019 la « rigidité » du camp progressiste dont l’intransigeance conduisait selon lui à des divisions internes préjudiciables dans la perspective de l’élection de 2020. Puis il avait indiqué mi-novembre que la société américaine n’avait pas de son point de vue envie de réforme radicales.
« Même si nous essayons de repousser les limites du débat et de porter une vision audacieuse, il nous faut garder les pieds sur terre. Les américains ordinaires ne pensent pas que nous devions complètement détruire le système actuel pour en reconstruire un autre. »
Barack Obama, devant l’Alliance pour la démocratie, un club de riches donateurs du parti démocrate, le 15 novembre 2019
Une autre intervention avait également suscité beaucoup de débats, surtout venant de celui qui est considéré comme ayant radicalement modernisé la façon de faire campagne en mobilisant les réseaux sociaux et en menant la première vraie campagne digitale aux Etats-Unis. Lors d’un séminaire fin octobre sur l’engagement des jeunes, Obama a en effet critiqué les nouvelles formes de militantisme sur les réseaux sociaux, et notamment la culture du « clash » et de l’absence de compromis prévalant selon lui chez les activistes en ligne (lesquels ne sont pas privés… de le « clasher », par exemple à coup de « OK Boomer » , y compris dans les grands médias).
« Cette idée de pureté, qu’il ne faut jamais faire de compromis et être toujours politiquement « branché », etc., il faut aller au-delà rapidement. Le monde est compliqué, il y a des ambiguïtés. Les gens qui font des choses bien ont des défauts. […]
J’ai parfois le sentiment aujourd’hui, et c’est accéléré par les réseaux sociaux, que chez certains jeunes, il y a l’idée que la façon de changer les choses réside dans le fait de critiquer et de donner des leçons le plus possible et que c’est suffisant. Genre, si je tweete ou utilise un hashtag pour dire que tu as fait quelque chose de mal ou utilisé une expression malheureuse, alors je peux me rasseoir et me sentir bien, parce que « tu vois, je suis conscientisé, j’ai ostracisé quelqu’un ». Et donc je m’assois et j’allume la télévision.
Ce n’est pas du militantisme. Cela n’apporte pas de changement. Si on se contente de jeter la pierre à quelqu’un, on ne va probablement pas aller bien loin. »
Barack Obama, lors d’un forum portant sur le militantisme des jeunes, organisé par sa fondation le 29 octobre 2019 – la vidéo est ici
Il avait récidivé quelques semaines plus tard, en s’inquiétant le 21 novembre des « tests de pureté » que certains voulaient imposer aux autres candidats, et en invitant les candidats à insister sur les points communs davantage que sur leurs différences.
Ces incursions dans la primaire, qui visaient sans beaucoup d’ambiguïtés Sanders et ses jeunes supporters intransigeants et très actifs sur les réseaux, n’ont fait qu’accentuer le ressentiment à son égard des mouvements progressistes, qui l’ont ensuite accusé d’agir en sous-main avec l’« establishement » du parti pour faire barrage à Sanders.
Bernie Sanders est d’ailleurs celui qui a porté le discours le plus mitigé par rapport à Barack Obama lors de la primaire 2020. Il s’agissait en effet pour lui d’accentuer le contraste avec Biden en critiquant d’une part le bilan de ce dernier et d’autre part en contestant son projet de retour à l’ère pré-Trump, Sanders se présentant pour sa part comme un candidat travaillant pour les générations futures. Dans le même temps, conscient que ses faibles performances dans l’électorat afro-américain était une des raisons de son échec en 2016, Sanders ne pouvait pas critiquer trop frontalement le Président et il n’a pas hésité à diffuser des spots de campagne utilisant des images où il figure en compagnie d’Obama.
La plupart des autres candidats ont à un moment ou à un autre, et de façon plus ou moins insistante, fait référence à Obama ou affiché une supposée proximité avec ce dernier. C’est évidemment le cas de Joe Biden dont la relation avec Obama et le bilan de vice-président étaient les arguments de campagne les plus mis en avant. On notera d’ailleurs aussi que Biden n’a finalement pas eu besoin du soutien explicite d’Obama pour gagner largement la primaire et pour mobiliser massivement à son profit l’électorat afro-américain pendant les primaires décisives en Caroline du Sud puis lors du Super Tuesday, tant les liens entre les deux hommes étaient évidents pour ces électeurs.
On ne sait pas grand chose, en dehors des spéculations classiques des médias sur le sujet, du rôle qu’a pu jouer Obama dans la décision prise par Bernie Sanders début avril de reconnaître sa défaite. Mais il est certain que ses relais médiatiques, qui alertaient courant mars sur le besoin de laisser à Bernie Sanders le temps de se décider pour ne pas braquer ses électeurs, ont changé de position début avril, au moment de l’explosion de la crise du Covid-19, en insistant sur l’urgence de conclure le processus des primaires et de positionner Biden comme le nominé démocrate pour lui permettre de mettre en place sa campagne et d’être plus présent sur la scène médiatique.
Et on peut imaginer que Obama a agi plus ou moins directement en coulisses pour organiser la chorégraphie de début avril dans laquelle Bernie a reconnu sa défaite le 8, puis annoncé son ralliement le 13 avril dans une vidéo conjointe avec Biden avant qu’Obama n’apporte lui-même son soutien à ce dernier le 14 avril.
Le candidat démocrate étant désormais désigné, Barack Obama semble bien décidé à prendre une part plus active et sur le devant de la scène, à la campagne de Joe Biden. Sa vidéo de soutien constitue par exemple une des plus longues et plus médiatisées interventions politiques depuis la fin de son mandat.
Elle dénote sa volonté de mobiliser son potentiel médiatique – 117 millions d’abonnés Twitter, contre 5 millions pour Joe Biden et 87 millions pour Donald Trump – mais aussi son investissement sur le fond du débat. Obama a ainsi longuement insisté sur le fait que Biden aurait le programme le plus progressiste de l’histoire du parti démocrate et sur l’importance de mener des réformes. Parce qu’il était à rebours de ses prises de position de l’automne dernier, ce passage de la vidéo a marqué les esprits.
« Je suis particulièrement fier des avancées incroyables que nous avons accomplies durant ma présidence. Mais si j’étais candidat aujourd’hui, je ne mènerais pas la même campagne et je n’aurais pas le même programme. Le monde a changé. Il y a trop de chantiers inachevés pour que nous nous contentions de regarder en arrière. Nous devons nous tourner vers l’avenir. Bernie a compris ça et Joe le comprend aussi. C’est une des raisons pour lesquelles Joe a déjà une des programmes les plus progressistes porté par le candidat d’un grand parti. Parce même avant que la pandémie ne bouleverse le monde, il était déjà clair que nous avions besoin d’un vrai changement structurel. »
Barack Obama dans sa vidéo de soutien à Joe Biden le 14 avril
Ainsi, le soutien d’Obama et les conditions dans lesquelles celui-ci l’a apporté constituent une carte importante pour Joe Biden dans ses efforts (qui feront l’objet d’une prochaine chronique) pour unir le parti démocrate derrière lui dans la perspective de la campagne présidentielle à venir.