Le coronavirus crée-t-il un risque de dérive autoritaire et de remise en cause de l’état de droit aux Etats-Unis ?

En même temps que chaque état calibre ses mesures de distanciation sociale et que l’ensemble de la société américaine ne souhaite pas remettre en cause l’importance de la responsabilité individuelle et des libertés individuelles reconnues par la constitution, quelques inquiétudes sur une éventuelle dérive autoritaire des institutions et sur une remise en cause de l’état de droit se font jour depuis le début de la crise du coronavirus.

Une première crainte concerne l’affaiblissement des contre-pouvoirs (les fameux « checks and balances »). D’abord parce que le Congrès connaît sa pause habituelle du printemps1On espère que les élus ne se comportent pas comme les étudiants « spring breakers » qui ont refusé d’appliquer la distanciation sociale pour ne gâcher leurs vacances en Floride ! et que des questions se posent sur les conditions pratiques d’une reprise du travail parlementaire compatible avec le respect des gestes barrière.

Mais surtout parce la chasse aux sorcières post-impeachment se poursuit puisque le Président a renvoyé l’inspecteur général du renseignement2Cette fonction d’inspecteur général a été créée après le Watergate dans un certain nombre de départements ministériels, pour identifier les dysfonctionnements, fraudes, abus de pouvoir, etc. – pour aller vite, cela peut s’apparenter au poste de contrôleur général des privations de libertés en France, avec la même indépendance, théoriquement. qui avait transmis au Congrès la plainte formulée par un lanceur d’alerte sur la régularité de la conversation entre Trump et son homologue ukrainien, plainte qui a déclenché la procédure d’impeachment. Ce nouvel épisode succède à une demi-douzaine de renvois, intervenus depuis l’acquittement du Président par le Sénat fin janvier, concernant des protagonistes de l’affaire ukrainienne qui ont eu le tort, pour le Président, de mettre en cause la régularité de son comportement avec le Président ukrainien lors de leur témoignage sous serment devant la Chambre des représentants.

Ce renvoi s’inscrit aussi dans une offensive plus généralisée contre les inspecteurs généraux ces derniers jours. Le 6 avril, Trump, interrogé sur un rapport alarmiste sur l’état de préparation des hôpitaux, rendu par de l’inspectrice générale par interim du ministère de la Santé, a accusé cette dernière d’être partisane et déloyale puisqu’elle avait été recrutée pendant le mandat de Barack Obama. Il a également démis de ses fonctions le 3 avril l’inspecteur général du ministère de la Défense qui avait été désigné pour superviser la gestion du paquet financier de soutien de l’économie adopté fin mars. Il a d’ailleurs indiqué qu’il ne souhaitait pas mettre en œuvre certaines dispositions relatives à la supervision et au contrôle de l’usage de ces fonds (en particulier la transmission d’informations au Congrès), contrairement aux dispositions durement négociées par les élus démocrates lors de l’examen du paquet financier par le Congrès.

Ceci relève sans doute davantage de la volonté d’affaiblir une administration jugée déloyale et du caractère particulièrement rancunier d’un Président qui ne supporte pas la critique que d’une volonté de prise en main de tous les leviers en vue d’une dérive autoritaire. Certes, le Président place des soutiens à des postes importants (mais c’est une tradition américaine et il n’est pas le premier à mettre en œuvre le « spoil system »). Mais dans de nombreux cas, il laisse simplement depuis le début de son mandat des postes importants vacants3Pour être tout à fait précis il procède parfois à des nominations par interim ce qui lui donne une plus grande latitude de choix et de remplacement rapide car les personnes nommées dans ces conditions sont exonérées d’audition de confirmation par le Sénat. Elles sont aussi moins bien protégées qu’un inspecteur général titulaire théoriquement mieux protégé par son statut, notamment les postes d’inspecteur général, dont il perçoit l’indépendance comme un facteur de trouble au moins autant pour son image que pour l’accomplissement de son agenda politique.

D’aucuns diront que cet affaiblissement des contre-pouvoirs et ce rejet explicite de l’indépendance normalement attachée à certains postes (qui est par exemple à la base du conflit ouvert entre le Président et les organes de renseignement, Trump n’ayant pas apprécié les enquêtes menées par ces derniers sur les ingérences russes dans l’élection de 2016, par exemple) constituent en eux-mêmes une dérive autoritaire.

Mais l’auteur de ces lignes prendra le risque d’être jugé naïf et d’être démenti plus tard en considérant que le Président lui-même ne souhaite pas nécessairement augmenter ses propres pouvoirs et que ce qui l’intéresse est avant tout de prétendre détenir le pouvoir et de cultiver une image de puissance et de réussite, plutôt que d’exercer effectivement ce pouvoir4Cela renvoie d’ailleurs à sa carrière d’homme d’affaire dans l’immobilier : Donald Trump a surtout vendu son nom sans nécessairement posséder lui-même les hôtels ou immeubles l’arborant. Les doutes sur la réalité de sa fortune restent d’ailleurs entiers, puisqu’il a toujours refusé de faire la lumière sur sa situation financière et son patrimoine, rompant – sans conséquence lors de l’élection de 2016 – avec une tradition pourtant bien établie de la politique américaine.. C’est d’ailleurs ce que montre sa gestion au quotidien de la crise du coronavirus : ne pas trop impliquer l’état fédéral en pratique, renvoyer la responsabilité des décisions difficiles et des éventuels échecs aux gouverneurs tout en revendiquant toutes les louanges pour son action de « chef de guerre ».

Ceci est sans doute moins vrai pour une partie de son entourage. On pense à son vice-président Mike Pence qui n’hésiterait probablement pas à profiter des circonstances exceptionnelles pour tenter de mettre en œuvre son agenda conservateur chrétien fondamentaliste (sur le droit à l’avortement, par exemple, cf. infra), à l’« attorney general » (équivalent du ministre de la Justice) William Barr lui aussi très conservateur et résolument adepte d’un pouvoir présidentiel fort, ou au Secretary of State (ministère des affaires étrangères) Mike Pompeo, bras armé des faucons en politique étrangère et tenant d’une politique extérieure très agressive envers les ennemis « historiques » des Etats-Unis (Iran, Venezuela notamment – il n’hésite d’ailleurs pas actuellement, à l’abri des regards, à durcir encore les relations avec ces deux pays, dans le secret espoir que le coronavirus provoque enfin les changements de régime tant attendus par les faucons néo-conservateurs).

William Barr aurait ainsi engagé des discussions discrètes (mais qui ont fuité dans la presse…) avec le Congrès sur un projet de loi permettant, dans des situations d’urgence, de détenir sans limite de durée toute personne, remettant ainsi en cause le principe de l’Habeas Corpus (qui permet à tout citoyen arrêté de demander à un juge d’examiner une demande de mise en liberté avant le procès en tant que tel), inscrit dans la constitution5Celle-ci prévoit la possibilité de suspendre ce droit en cas d’invasion ou de rébellion. La dernière application pour des citoyens américains date de la deuxième guerre mondiale, quand des américains d’origine japonaise avaient été enfermés dans des camps suite à l’attaque de Pearl Harbor. Le président Reagan avait d’ailleurs reconnu en 1988 qu’il s’agissait d’un usage abusif de la disposition constitutionnelle et avait présenté les excuses du gouvernement fédéral aux personnes concernées, qui ont par la suite été indemnisées.. Le projet prévoit aussi d’alléger les contraintes pesant sur certaines procédures d’enquête (comme par exemple la possibilité d’imposer à un prévenu des auditions en visioconférence ou une remise en cause du droit à être accompagné d’un avocat pendant une audition).

Si ce texte a très peu de chances d’être adopté par les démocrates majoritaires à la Chambre des représentants, il dévoile des intentions jugées très inquiétantes par les associations américaines de défense des droits civiques.

Les dispositions prises par le département de la sécurité intérieure (l’équivalent du ministère de l’intérieur français) suite à la fermeture des frontières traduisent également la volonté de réduire les droits de migrants et des demandeurs d’asile, en outrepassant les garanties normalement apportées par la constitution.

Ainsi, les demandeurs d’asile peuvent depuis fin mars être renvoyés immédiatement et ne sont plus dans un premier accueillis dans un centre de détention dans lequel ils ont la possibilité de déposer une demande d’asile. Cette disposition adoptée pour une année au nom de la situation d’urgence sanitaire est a priori contraire au principe du « due process », prévu là encore par la constitution, pour prémunir les citoyens de jugements arbitraires (on peut donc le rapprocher du principe de l’Habeas Corpus évoqué précédemment).

Les précédentes tentatives de l’administration Trump pour permettre le renvoi immédiat des demandeurs d’asile avaient jusqu’à présent été annulées par différents tribunaux. Le président a néanmoins laissé entendre qu’il comptait maintenir la disposition au-delà de l’urgence sanitaire, même si celle-ci semble par ailleurs difficile à mettre en œuvre en pratique.

Mais le Président et ses ministres les plus influents ne sont pas les seuls à tenter d’accélérer la mise en œuvre de leur agenda politique en profitant de la situation d’urgence. Ainsi certains gouverneurs semblent eux aussi tentés de profiter de la situation pour remettre en cause le droit à l’avortement : c’est le cas dans l’Ohio, l’Oklahoma, le Mississippi, l’Alabama, au Texas et en Louisiane6Pour ces deux derniers états, les démêlés avec les militants pro-choix à propos des multiples entraves imposées aux cliniques pratiquant l’interruption volontaire de grossesse ne sont pas nouveaux. La Cour Suprême a encore début mars 2020 tranché en faveur des militants pro-choix en annulant une disposition adoptée par la Louisiane destinée à compliquer la mise en œuvre de l’IVG. Il s’agissait d’imposer au médecin pratiquant l’IVG des conditions difficiles à remplir en pratique – il devait par exemple avoir un contrat avec un hôpital dans un rayon de 30 miles autour de la clinique pratiquant l’IVG, au motif de la protection de la santé des femmes concernées en cas de complication..

Ils ont effet décidé que les cliniques pratiquant l’interruption volontaire de grossesse ne font pas partie des activités et services médicaux essentiels et doivent donc fermer pour permettre aux urgences de disposer de tout le matériel médical nécessaire pour traiter les patients atteints de Covid-19. Ces dispositions privent les femmes de ces états de ce droit à court terme, mais aussi peut-être à long terme, les cliniques concernées étant fragilisées et n’étant pas certaines de pouvoir rouvrir.

Les associations en faveur du droit à l’avortement (dites « pro-choix ») ont attaqué les dispositions en question et la bataille juridique est en cours. Les interdictions mises en place dans l’Ohio, l’Alabama et au Texas ont dans un premier temps été annulées. Mais le 7 avril, un tribunal d’appel fédéral (présidé par un juge nommé par le Président Trump7Pour mémoire, les juges des juridictions fédérales sont nommés par le Président après validation des propositios par le Sénat) a cassé l’annulation et confirmé la validité de la disposition prise par l’état du Texas. Le sujet va donc être renvoyé devant la Cour Suprême, dont toute décision en la matière est scrutée avec intérêt – et inquiétude – par les différentes parties.

Les partisans de l’interdiction de l’avortement (ou « pro-vie ») espèrent en effet toujours que la composition actuelle de la Cour Suprême, théoriquement résolument conservatrice, après deux nominations effectuées par le Président Trump depuis sa prise de fonction, permettra de renverser ou à tout le moins de remettre en question ou d’affaiblir la jurisprudence affirmant le droit à l’avortement établie en 1973 lors du fameux arrêt Roe vs Wade (pour mémoire : il n’y a pas de « droit positif » sur l’avortement : l’arrêt Roe vs Wade a confirmé qu’il ne pouvait pas être interdit à une femme de pratiquer une interruption volontaire de grossesse, ce qui rend le droit à l’avortement fragile car à la merci d’une nouvelle jurisprudence contraire).

Or on sait combien le Président a misé sur les nominations à sa main au sein du pouvoir judiciaire pour soutenir ses orientations politiques et pour répondre aux attentes de l’électorat conservateur et plus particulièrement chrétien, par exemple en matière d’immigration mais aussi sur ce sujet, puisque Trump avait affirmé pendant la campagne de 2016 qu’il souhaitait remettre en cause l’arrêt Roe vs Wade.

Toutes ces initiatives ont mobilisé ces dernières semaines les militants des droits civiques, mais, on peut le noter, sans grand écho dans la population en général. Il faut dire que pour de nombreux Américains ces mesures sur l’immigration ou sur l’avortement ne sont pas des remises en cause de l’état de droit mais de bonnes mesures conformes à leurs convictions politiques ou religieuses. L’absence de caisse de résonance médiatique pour ces protestations, en raison de la focalisation totale sur la pandémie, ne fait qu’accroître les inquiétudes des défenseurs des droits civiques8Sur un autre plan, mais toujours à bas bruit et dans une certain indifférence politique et médiatique, le Président poursuit d’ailleurs pendant la crise son agenda de dérégulation environnementale, en revenant sur le calendrier de mise en œuvre des obligations fixées par l’administration Obama en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre des véhicules automobiles, en proposant d’ouvrir à la chasse et à la pêche des aires protégées comme les Everglades, etc..

Reste un dernier sujet, et non des moindres, qui inquiète lui aussi surtout aujourd’hui les défenseurs des droits civiques et le parti démocrate mais qui fait pour le coup l’objet d’un traitement médiatique plus important : le bon déroulement des élections prévues en Novembre prochain. On y reviendra plus en détail dans une prochaine chronique.

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