L’intensité des contraintes imposées actuellement aux Etats-Unis en matière de distanciation sociale est, comme ailleurs, le résultat de l’équilibre entre les objectifs de santé publique et l’acceptabilité des mesures envisagées par la société. Sans grande surprise, la réaction des citoyens américains reflète quelques grands traits caractéristiques de la société américaine, que cette chronique, qui paraîtra peut-être superficielle et sans grande nouveauté aux lecteurs déjà avertis, va néanmoins tenter de rappeler, tant il est frappant de voir combien l’adage selon lequel les crises révèlent la nature profonde des sociétés s’applique une fois encore.
Premier élément notable : même les mesures les plus contraignantes mises en œuvre dans certains états le sont moins que celles mises en place dans de nombreux pays européens, en particulier s’agissant des mesures individuelles. Ainsi, pas de mise en place d’attestation, et si certains gouverneurs ont indiqué explicitement que le nom respect des consignes serait un délit, il semble qu’il n’y ait pas de véritable contrôle ni de verbalisation en cas de non respect des consignes (y compris dans les endroit les plus touchées, à New York ou en Californie). Dans tous les cas, aucune médiatisation n’est faite de ces contrôles et ou d’éventuelles verbalisations.
L’idée d’un contrôle mené par le gouvernement (qu’il soit fédéral ou local) sur les agissements ou les déplacements de chacun, par exemple par l’intermédiaire d’une attestation, paraît très largement farfelue ici. Les mesures prises par la gouverneure du petit état du Rhode Island pour contrôler les habitants d’autres états venus se réfugier dans les stations balnéaires locales (en pratique la gouverneur a demandé à la garde nationale faire le tour des maisons concernées – sur la base des plaques d’immatriculation des voitures garées devant lesdites maisons ! – pour demander aux résidents de se mettre en quarantaine) a ainsi beaucoup fait jaser.
Ceci renvoie à un élément fondateur bien connu de la société américaine : la prééminence de la liberté et de la responsabilité individuelles. Les Américains aiment peu que le gouvernement ou l’administration leur disent ce qu’ils ont à faire et préfèrent qu’on les renvoie à leurs choix individuels effectués selon leur conscience et leurs croyances. C’est l’argument explicitement invoqué par exemple par les gouverneurs de l’Iowa ou du Dakota du Nord pour expliquer qu’ils se limitent à des recommandations.
La déclaration du Président Trump, indiquant le 4 avril dernier qu’il était désormais recommandé de porter des masques mais que lui-même n’en porterait pas, n’a ainsi pas choqué aux Etats-Unis. Non que l’exemplarité ne soit pas normalement une exigence envers le personnel politique (encore qu’on peut se poser la question s’agissant de Trump…), mais plutôt parce qu’en renvoyant chacun à sa responsabilité, il était au diapason des sentiments d’une majorité de la population.
De même, l’idée qu’un gouverneur puisse déterminer quels commerces et activités sont essentiels ne va pas de soi : de façon à la fois anecdotique et symbolique, la fermeture des magasins d’armes dans certains états a ainsi été contestée. Au-delà de l’application du fameux deuxième amendement sur lequel se fonde le droit de détenir et de porter des armes, la question du « caractère essentiel » des magasins d’armes renvoie aussi à la liberté constitutionnelle de croyance et d’opinion précisée par le premier amendement (dont voici la traduction en français proposée par le département d’Etat – équivalent du ministère des affaires étrangères – « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre »1L’application limitée dans la rédaction originale de 1791 aux lois du Congrès a été élargie en 1925, suite à une jurisprudence de la Cour Suprême, aux lois adoptées par les états.) auquel les Américains sont particulièrement attachés et qui régit une grande partie des relations sociales et de la vie collective aux Etats-Unis.
Le recours à tout propos à la justice en s’appuyant sur le premier amendement (pour l’anecdote, au-delà de la contestation portant sur les magasins d’armes à feu, des propriétaires de golfs ont par exemple attaqué l’obligation de fermeture qui leur est imposée) est une autre caractéristique bien connue de la société américaine et de sa judiciarisation : c’est d’ailleurs peut-être une des explications de l’absence de mesures draconiennes, de crainte qu’elles ne soient annulées par des juges soucieux de préserver les libertés individuelles, ouvrant un nouveau champ de jurisprudence qui ne manquerait pas de compliquer immédiatement la gestion de la crise.
On pense bien sûr au courant libertarien américain (résolument anti-Etat, anti-impôt, etc.) dont les militants sont minoritaires mais dont l’esprit irrigue largement la société. On pense aussi à l’influence des courants religieux fondamentalistes – chrétiens comme juifs, pour lesquels la prééminence d’un gouvernement séculier sur les écritures et son autorité sur l’organisation de la pratique religieuse sont loin d’aller de soi.
Ce n’est pas sans raison que le Président envisageait publiquement fin mars d’alléger les recommandations de distanciation sociale pour Pâques pour donner un signal à un électorat chrétien largement acquis à sa cause, ou que certains gouverneurs ont envisagé d’introduire des exceptions ou des aménagements aux interdictions de rassemblement pour la pratique religieuse.
Deuxième élément frappant, la disparité des mesures prises à travers le pays. Un peu moins d’une dizaine d’états n’ont pas mis en place de consigne officielle de « stay at home » (pour « restez chez soi »)2Les termes « lock down » – « fermeture » – ou « shelter in place » – « mise à l’abri sur place » – sont également utilisés dans les médias américains pour désigner ce qui se passe dans les différents états comme ce qui se passe en Europe alors que la situation américaine est bien différente du confinement mis en œuvre en Italie, en France ou Espagne, même si l’application des recommandations est censée amener les citoyens à rester de fait chez eux. Ces états et d’autres ont mis en place des restrictions limitées de l’activité économique3La notion d’activité essentielle est très variable selon les états, y compris ceux ayant adopté une consigne de « stay at home » : à titre d’exemple le Delaware a ainsi autorisé toutes les industries manufacturières à fonctionner alors que le Massachussets ou l’état de Washington ont, dans des dispositions très proches – ce qui traduit l’existence d’une coopération directe entre certains états, limité l’activité aux secteurs critiques de l’alimentation, de l’énergie, des transports et de leurs fournisseurs. On notera pour l’anecdote, si on peut dire, que la construction du fameux « mur » censé mieux protéger la frontière avec le Mexique a été présentée comme une priorité par le Président Trump et que la presse a fait état des craintes de voir les risques de contamination accrus dans la zone du chantier.. Les interdictions de rassemblement sont elles aussi plus ou moins souples (certaines salles de restaurants sont ainsi toujours ouvertes dans le Nebraska, par exemple)4On trouvera sur le site du Wall Street Journal un bon résumé des mesures prises dans chaque état à la date du 4 avril, les mesures ayant peu évolué depuis, et sur le site du New York Times une présentation moins détaillée mais plus visuelle.
Bien sûr, certains facteurs propres à la pandémie et à sa gestion expliquent les réactions plus ou moins rapides et intenses selon les états : le virus s’est propagé plus tôt et plus vite dans les grandes villes de la côte Ouest et de la côte ouest, plus exposées aux échanges internationaux, et est encore peu répandu dans les zones rurales du Midwest – si tant est qu’on une vision claire de ce qui s’y passe, les états ayant imposé peu de contraintes étant aussi souvent ceux qui traquent le moins le virus.
De même, y est sans aucun doute pour beaucoup l’absence de consigne fédérale stricte donnée par un Président qui a peiné, de peur de remettre en cause sa réélection, à admettre que l’économie devait être paralysée pour limiter l’impact sanitaire du virus5Il n’était d’ailleurs pas le seul à être effrayé par les conséquences d’une paralysie de l’économie. La flexibilité poussée à l’extrême du marché du travail, la fragilité des filets de sécurités, le fait que la couverture santé est souvent liée à l’emploi, se font déjà sentir, avec 16 millions d’américains qui se sont enregistrés comme demandeurs d’emploi dans les trois dernières semaines. et qui a préféré renvoyer l’adoption de mesures contraignantes et la gestion de la crise aux gouverneurs.
Mais le débat sur la gravité de la pandémie et l’intérêt de la distanciation sociale est clos au moins dans les cercles officiels puisque le Président Trump et ses partisans ne les contestent plus. Et, alors que des sondages marquaient mi-mars une perception du coronavirus très différente entre démocrates et républicains6Dans un sondage NPR/PBS/MaristPoll, 84% des sondés se déclarant démocrates jugeaient le coronavirus préoccupant contre seulement 58% des sondés se déclarant républicains, l’écart de perception sur la gravité de la situation et les mesures à adopter est désormais très faible7Cf. sondage de la Kaiser Family Fondation. S’il montre peu de différences entre les partisans démocrates et républicains quant aux mesures de distanciation sociale, il confirme en revanche les divergences profondes de position sur les médias, le Président, etc).
Même si il est frappant de constater tous les états ayant pris les mesures les moins contraignantes sont des états historiquement républicains dont les gouverneurs en poste sont tous républicains, on ne peut pas s’arrêter à cette explication puisque d’autres gouverneurs républicains ont été parmi les premiers à prendre des mesures drastiques (dans l’Ohio, qui fut le premier à reporter la primaire et à interdire les rassemblements, par exemple).
Il faut donc plutôt chercher une explication dans les différences régionales profondes de mentalités quant à la relation à l’Etat et à la religion en sont peut-être une. Cela traduit l’influence très disparate, selon les états, des courants libertariens ou des croyants fondamentalistes8Bien sûr l’importance de ces courants se traduit souvent par un vote républicain marqué, mais on se gardera de simplifier trop rapidement la question en assimilant libertarien et républicain ou conservateur et républicain, dans la mesure où il existe des libertariens de gauche comme de droite, des démocrates conservateurs notamment dans le Sud, etc. Cf. par exemple le gouverneur démocrate de Louisiane qui adopte à la fois des mesures anti-avortement et des mesures visant à réduire la lourdeur des peines pour réduire la population carcérale.. Et ce n’est pas sans raison que les états les moins enclins à mettre en œuvre des mesures contraignantes ont été les états de l’Ouest américain9On parle là du Wyoming, Nebraska, North Dakota, etc. à ne pas confondre avec la côte Ouest, marqués par un esprit pionnier indépendant ou libertaire et parfois religieux (dans l’Utah par exemple), ou du Sud, où l’intrusion de l’Etat fédéral, qui renvoie dans l’imaginaire collectif local à la guerre de sécession, est toujours regardée avec une grande méfiance. De même les états plus ouverts à des influences extérieures et plus libéraux (pour aller vite, sur la côte pacifique et dans le Nord-Est) étaient plus enclins à adopter des mesures contraignantes.
Car l’extrême polarisation idéologique de la société américain est présente partout mais elle a une dimension géographique et locale très marquée. Certains états sont très marqués par le conservatisme ou le libertarianisme, ou au contraire par le libéralisme. Mais on trouve aussi des îlots libéraux au sein d’états conservateurs (Austin au Texas, en raison de la population universitaire, Savannah en Géorgie, en raison des formations réputées en Beaux-Arts) ou à l’inverse des îlots conservateurs dans des territoires libéraux (le fameux Orange County dans l’agglomération de Los Angeles ou Staten Island à New York City).
Cette tendance à se regrouper en fonction des convergences de vue idéologique, qui accentue d’ailleurs la polarisation de la société et les difficultés de dialogues entre les deux grands pôles idéologiques, reflète un autre trait important de la société américaine, qui explique également le refus de reconnaître la légitimité du gouvernement, qu’il soit national ou local, pour édicter des règles comportementales : la reconnaissance de la « communauté » (qui peut être le quartier, la « paroisse » pour les croyants, etc.) comme le premier lieu de socialisation, de solidarité, de convergence de vue et de décision collective (le terme communauté étant employé très couramment10On parle ainsi de communauté pour désigner aussi bien une paroisse évangéliste afro-américaine de Memphis, qu’une station balnéaire du New Jersey frappée par un ouragan ou le quartier du Queens où est né Donald Trump et toujours avec une connotation positive – on est donc très loin du débat français sur le communautarisme).
Cela renvoie là encore à l’histoire de la construction des Etats-Unis, puisque les premières implantations dans le Nord-Est par exemple étaient le fait de communautés religieuses fuyant la répression du pouvoir central autoritaire anglais. Toujours est-il que de nombreux citoyens ont davantage confiance dans les recommandations du leader de leur communauté, souvent choisi par eux-mêmes11Ce qui renvoie d’ailleurs à l’attachement à une démocratie très directe : les caucus, mis en œuvre par certains états dans le cadre des primaires, lors desquels les électeurs se réunissent physiquement et débattent avant de voter pour les candidats de leur choix, en sont une autre expression. que dans celles formulées par un lointain gouvernement, fût-il lui aussi élu.
Au final, peu de voix se sont élevées pour critiquer, au nom de la remise en cause des libertés individuelles, les mesures adoptées par les différents gouverneurs (en revanche d’autres mesures envisagées au niveau fédéral ou local pour accompagner la gestion de la crise sont critiquées par les militants des droits civiques ou jugées – on y reviendra dans une prochaine chronique).
Des critiques ont bien été formulées dans certains états frontaliers des états les moins stricts, pour dénoncer à la fois le risque sanitaire pris, qui pourrait avoir des conséquences sur les populations voisines, et une forme de « dumping sanitaire » qui favoriserait les entreprises de ces états. Sans grand succès puisque le Président refuse toujours fermement de prendre une disposition de « stay at home » au niveau fédéral.
Mais la question n’est pas totalement close : car d’une part il n’est pas certain que les mesures prises à ce stade permettent d’endiguer la diffusion de pandémie, et d’autre part, aux Etats-Unis comme ailleurs, les conditions de sortie de ces mesures et de reprise de l’activité économique vont poser de nouvelles interrogations sur l’équilibre entre libertés publiques et contraintes éventuellement imposées à tout ou partie de la population pour permettre une relance de l’économie.
Il sera ainsi intéressant de voir la réaction des citoyens américains si les autorités fédérales ou locales envisagent par exemple d’introduire des restrictions de circulation entre états (Donald Trump avait déjà évoqué début avril l’idée d’un zonage) ou de passer par une phase de traçage des déplacements et d’identification des contacts pour circonscrire les quarantaines, mesures qui ne seraient pour le coup efficaces que si elles étaient appliquées strictement et uniformément…