L’irruption soudaine du coronavirus en pleine année électorale va évidemment modifier profondément le contexte dans lequel le président Trump essaiera d’être réélu contre un candidat démocrate qui n’est pas encore désigné. On avait déjà ici il y a quelques semaines tenté d’identifier les premières conséquences politiques de la crise sur l’élection présidentielle. Attardons-nous aujourd’hui sur l’impact de cette situation exceptionnelle sur le déroulement de la primaire démocrate.
Le premier changement à court terme concerne le déroulement des primaires des deux partis. La plupart des états ont reporté depuis mi-mars les scrutins permettant de désigner les délégués pour leur convention respective (l’exception étant à ce stade le Wisconsin, dont la primaire prévue le 7 avril est maintenue à ce stade, le débat sur un report étant en cours entre le gouverneur et l’assemblée législative de l’état). Le calendrier de finalisation du processus des primaires est donc incertain à ce stade.
En pratique, le décalage des primaires ne devrait pas avoir d’influence sur le résultat final. Côté républicain, Trump n’avait pas de réel concurrent : deux « never-Trumper »Terme utilisé pour désigner les républicains qui avaient publiquement exprimé leur refus de soutenir Trump même une fois celui-ci investi par le parti républicain ont bien essayé d’affronter le Président sortant mais aucun n’a jamais réussi à dépasser quelques % dans les urnes ou dans les intentions de vote – le premier a rapidement renoncé, alors que le deuxième s’est retiré mi-mars suite aux mesures prises dans le cadre de la pandémie. Côté démocrate, l’avance acquise par Joe Biden dans la première quinzaine de mars paraît bien avoir scellé définitivement le sort de la primaire.
Le parti démocrate, qui avait programmé sa convention en mi-juillet, l’a également repoussée à mi-août pour se donner un maximum de chance d’une part d’avoir terminer les primaires avant et d’autre part de ne pas avoir à escamoter ce moment qui lance véritablement la campagne pour l’élection de novembre et assure deux ou trois jours de campagne télévisée gratuite, ce qui n’est pas négligeable. La convention permet également de valider le programme du candidat investi et autant que possible de manifester l’unité du parti derrière ce candidat.
Car l’ensemble du processus des primaires n’est pas seulement un exercice interne à chaque parti pour désigner un candidat. Elle est aussi l’occasion de lancer la campagne pour l’élection générale, de récolter des fonds, de mobiliser les militants, le cas échéant de mieux faire connaître le candidat lorsqu’il n’est pas déjà bien connu du grand public (ce n’est pas le cas cette année) et enfin de commencer à tester à la fois les principales mesures du programme électoral et les angles d’attaque contre le parti adverse.
Or depuis mi-mars, le coronavirus est le seul sujet présent dans l’actualité. Le spectacle des conférences de presse quotidiennes de Donald Trump (lien vers chronique) a remplacé le feuilleton savamment chorégraphié des primaires, qui ne font plus l’objet d’aucune couverture, ou presque, dans les médias.
Les prétendants démocrates sont donc privés d’une exposition médiatique régulière et habituellement très importante entre février et la convention. Les médias américains sont en effet maîtres dans l’art de mettre en scène les échéances successives en les présentant toutes comme décisives – la première primaire dans l’Iowa, décisive parce que c’est la première, celle dans l’Arizona parce qu’elle donne une indication sur le vote latino, celle en Caroline du Sud parce qu’elle reflète la tendance dans l’électorat afro-américain, Super Tuesday parce qu’enfin de nombreux délégués sont en jeu, le Michigan parce qu’il sera déterminant en novembre, etc.
Tout ceci a été brutalement interrompu le soir des dernières primaires tenues (dans le Michigan, la Floride et le Missouri, le 17 mars) et on a bien senti le tournant en constatant que les grandes chaînes d’information en continu consacraient plus de temps ce soir-là à la pandémie qu’aux résultats de ces trois primaires.
Comme, dans le même temps, il est impossible de mener campagne sur le terrain (pas de meetings, pas de porte-à-porte, etc.), ne restent plus que les réseaux sociaux. Si Donald Trump (en s’appuyant notamment sur les réseaux sociaux et les médias en ligne de la droite dure) et Bernie Sanders (dont les jeunes militants – surnommés les Bernie Bros – sont eux aussi experts en réseaux sociaux) n’ont pas de difficultés en la matière (en témoigne le fait que Bernie Sanders, confiné chez lui, dispose d’un vrai studio télévisé dans sa résidence du Vermont), ce n’est pas du tout le cas de Joe Biden, qui menait jusqu’à présent une campagne très « à l’ancienne ». Il tente bien de mener campagne depuis son salon, mais il s’attire ainsi surtout des moqueries suite à quelques ratés, que les médias de droite n’hésitent pas d’ailleurs à présenter comme des signes de sa sénilité.
Certes, les débats actuels sur la gestion de la crise du coronavirus par le Président Trump pourraient donner l’occasion au candidat démocrate de commencer à porter le fer contre lui. Joe Biden a ainsi dès mi-mars diffusé son plan de lutte contre le coronavirus. Il cherchait ainsi à illustrer deux de ses principaux arguments de campagne (que ce soit d’ailleurs contre Sanders aujourd’hui ou plus tard peut-être contre Trump) : son expérience de vice-président ayant déjà eu à affronter des crises sanitaires (Ebola, SRAS, etc.) et le contraste avec un Président en exercice qui donne singulièrement l’impression de naviguer à vue. Joe Biden a ainsi lors du dernier débat télévisé de la primaire, martelé régulièrement « when I was in the situation room in the White House » (« quand j’étais dans la salle de crise de la Maison Blanche »).
Mais, dans le même temps, l’interruption du processus de la primaire démocrate au milieu du gué et le fait que Bernie Sanders n’ait toujours pas renoncé, malgré une pression qui commence à monter (cf. tribune de David Axelrod, l’influent ancien conseiller stratégique de Barack Obama pendant sa campagne présidentielle puis pendant ses deux mandats), ne permettent pas pour l’instant à Joe Biden de se présenter comme le leader du parti démocrate qui serait légitimement en première ligne pour dénoncer les errements du président dans la gestion de la crise.
Au contraire, ce sont plutôt certains gouverneurs démocrates, et notamment ceux des états durement touchés par le virus (New York, Michigan, Washington) qui se retrouvent de ce fait en situation de conflit plus ou moins ouvert avec le Président, qui sont aujourd’hui les plus en vue et en première ligne. Pour autant, les appels sur les réseaux sociaux pour envisager l’investiture d’Andrew Cuomo, gouverneur de l’état de New York, ne doivent probablement pas être pris très au sérieux. En revanche, ces personnalités pourront sans doute représenter des atouts dans la campagne électorale : la popularité importante acquise par la gouverneure du Michigan pourrait ainsi être utile en novembre dans cet état clé.
« Rien de ce que fera Joe Biden dans les prochaines semaines ne va réellement compter en novembre. Alors que tout ce que fait Donald Trump aujourd’hui comptera beaucoup. »
Nat Silver, sondagiste influent et intervenant régulier sur ABC News
Tout ceci pourrait paraître bien frustrant et pénalisant pour Joe Biden, d’autant que Donald Trump, lui, mène campagne par le biais de ses conférences de presse quotidienne sur le Covid-19. Mais certains commentateurs considèrent que cette mise en retrait forcée permet aussi à Joe Biden d’éviter les attaques publiques incessantes des républicains et des réseaux sociaux pro-Trump, alors que Trump lui-même est très exposé, dans tous les sens du terme.
Eviter les gaffes et les déclarations qui pourraient plus tard être utilisées contre lui, se préparer au mieux pour la suite en peaufinant les attaques contre Trump et surtout en consolidant son programme pour attirer une base large, prendre le temps de choisir au mieux et à l’écart de l’agitation médiatique la candidate pour la vice-présidence avec laquelle il constituera son « ticket »1Rappelons que Biden s’est engagé, lors du débat télévisé de la primaire démocrate du 15 mars, à désigner une femme pour le poste de vice-présidente : c’est tout ce que peut faire aujourd’hui Joe Biden. Mais s’il le fait bien, cela comptera forcément au mois de Novembre.