La notion de « vote noir », un concept perturbant mais crucial

On a beaucoup parlé aux Etats-Unis ces derniers temps du vote afro-américain. Et de fait, le plébiscite des afro-américains en faveur de Joe Biden lors de la primaire en Caroline du Sud a marqué un tournant.

Rappelons d’abord que les statistiques ethniques sont autorisées aux Etats-Unis. La Constitution des États-Unis exige l’organisation d’un recensement de la population américaine tous les dix ans. Ce recensement détermine notamment le nombre de représentants de chaque État au Congrès et permet de calibrer un certain nombre de politiques publiques. Or, initialement, les indiens n’étaient pas décomptés (car ne payant pas d’impôts) et les esclaves comptaient pour 3/5, ce qui obligeait d’une manière ou d’une autre à un décompte ethnique.

Même si les questions ethniques du recensement décennal sont aujourd’hui facultatives (chacun est libre de cocher ou non les cases concernant l’appartenance ethnique ou linguistique), le taux de non-réponse est minime. Ainsi, l’analyse de l’électorat et des élections sous le prisme ethnique est aux Etats-Unis tout à fait commune et non polémique.

C’est aussi un axe de compréhension indispensable des dynamiques à l’œuvre, en particulier pour la primaire démocrate dans la mesure où les afro-américains (en particulier âgés), notamment issus du Sud des Etats-Unis, représentent une base militante solide et fidèle du parti démocrate1Cela date des années 60 et des lois sur les droits civiques et la fin de la ségrégation raciale, portées par le président démocrate Lyndon Johnson.. Ainsi, les afro-américains ont représenté plus de 60% des votants à la primaire de Caroline du Sud, environ 50% en Alabama, et entre 25 et 30% en Caroline du Nord, Virginie ou dans le Tennessee, tous ces états représentants au final à peu près autant de délégués en jeu que la Californie2L’ensemble des Etats du Sud (en excluant la Floride, dont la démographie est différente) représente 15% des délégués démocrates..

Enfin, la baisse de participation des afro-américains en 2016 (7 points de moins qu’en 2012) est une des explications régulièrement avancée pour expliquer la défaite d’Hillary (par exemple dans le Wisconsin), tout comme le regain de participation lors de l’élection intermédiaire de 2018 explique a contrario une partie du succès démocrate. Alors que des états comme la Caroline du Nord, la Virginie ou la Géorgie sont considérés comme clé pour l’élection générale de Novembre, les performances dans l’électorat afro-américain sont donc scrutées très attentivement.

Notons aussi que les électeurs afro-américains, en particulier dans le Sud, sont souvent considérés comme modérés ou conservateurs sur le plan économique et sociétal, tout en étant évidemment très attachés au programme des candidats en matière de résolution des inégalités, en particulier raciales évidemment. Leur positionnement était donc une illustration intéressante sur la façon de résoudre, pour une bonne partie de l’électorat démocrate, le dilemme du choix entre des candidats modérés rassurants mais avec des promesses d’avancées réduites, ou un candidat aux idées économiques iconoclastes mais résolument engagé sur la question des inégalités de tous ordres.

Il n’en reste pas moins que lorsqu’il découvre ce panorama, un français peut difficilement ne pas ressentir une certaine gêne lorsque le vote afro-américain est discuté, présenté comme monolithique ou déterminé par les prises de position de leaders politiques ou religieux afro-américains (50% des électeurs de Caroline du Sud ont déclaré avoir été au moins en partie influencé par le soutien apporté à Joe Biden par Jim Clyburn, élu afro-américain au rang le plus élevé dans la hiérarchie du parti démocrate), ou lorsque les commentateurs afro-américains rencontrent peu de succès quand ils s’efforcent d’expliquer dans les médias que les afro-américains sont comme tous les électeurs et réfléchissent avant de voter, y compris sur l’ « électabilité » des différents candidats.

On aurait presque du coup souhaité que le vote afro-américain soit dispersé pour se rassurer sur le fait que l’ethnie ne peut pas être le déterminant premier du vote. Force est de constater que cela n’a pas été le cas : en moyenne Biden a remporté 60% des suffrages par les afro-américains contre 17% pour Bernie Sanders. Même en essayant d’éviter le risque de faire de la sociologie simpliste, cela reflète clairement le fait que dans les Etats-Unis d’aujourd’hui, la question raciale reste entière3Les statistiques documentant le taux de pauvreté plus élevé des afro-américains, leur niveau d’étude moindre, leur surreprésentation dans la population carcérale, etc. sont largement disponibles. et le sentiment communautaire afro-américain est extrêmement fort.

Mais alors que plusieurs candidats afro-américains sérieux étaient en lice (dont deux sénateurs, Kamala Harris et Corey Booker avec des pedigrees plus que respectables), le vote afro-américain a depuis le début porté sur un vieil homme blanc. C’est ce que certains ont appelé un vote « post-hope » (comprendre « sans illusion » ou « au-delà de l’espoir », sachant que « hope » était le plus fameux slogan du candidat Obama en 2008) : pour les électeurs afro-américains, aucun candidat noir n’aurait une chance de battre un candidat raciste comme Trump.

La personnalité de Joe Biden n’est certes pas non plus étrangère à son succès dans cet électorat. Car au-delà des discours sur les inégalités raciales4Tous les candidats se sont essayés à ces discours, avec plus ou moins de maladresse, de sincérité, ou de bilan à mettre en avant à l’appui, sans jamais réussir à construire un soutien concret., ses qualités humaines ont évidemment joué. Les termes utilisés par Jim Clyburn (cf. supra) pour déclarer son soutien décisif à Biden quelques jours avant la primaire en Caroline du Sud ont marqué les esprits.

Je connais Joe, vous connaissez Joe, mais surtout Joe nous connaît.

Jim Clyburn, élu afro-américain à la chambre des représentants pour la Caroline du Sud, dans sa déclaration de soutien à Joe Biden

Militant des droits civiques dans sa jeunesse (ce serait selon lui la base de son engagement dans la vie politique), Biden a toujours porté un intérêt à ces questions et cultivé sa relation avec les leaders afro-américains, comme la plupart des démocrates de sa génération. Mais surtout, et cela en dit long sur la question raciale aux Etats-Unis, il a le mérite exemplaire pour les afro-américains d’être un politicien expérimenté blanc qui a accepté d’être le numéro deux loyal d’un président noir de plus de 20 ans son cadet.

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