La « radicalité » de Bernie et son programme « socialiste » sont présentés par ses adversaires comme un facteur rédhibitoire pour l’élection générale de novembre contre Donald Trump. Attardons-nous donc un moment sur ces qualificatifs et ce qu’ils recouvrent spécifiquement dans un contexte américain.
Sur le fond, comme l’indiquait l’ancien prix Nobel d’économie Paul Krugman dans un article du New York Times mi-février, le programme de Bernie Sanders n’est pas « socialiste » (au sens de l’« Union des républiques socialistes soviétiques ») mais plutôt social-démocrate : pas de nationalisation, ni de planification d’Etat1Même si Bernie n’a pas hésité à déclarer qu’il compenserait les pertes d’emploi liées à l’abandon des énergies fossiles par de l’emploi public pour mettre en place le « green new deal » et la transition énergétique: position assez clivante dans un pays où les fonctionnaires (en particulier de l’Etat fédéral) ne sont généralement pas vus d’un très bon œil., etc. Lorsqu’il est attaqué sur le terme socialiste, Bernie tente d’ailleurs de faire la distinction entre ce qu’il appelle le « socialisme démocratique », qu’il revendique (en citant l’Europe du Nord en exemple), et le « socialisme autoritaire » (en référence aux dictatures communistes) qu’il condamne.
Même si leur ampleur différait selon les candidats (Bernie n’étant pas toujours le plus ambitieux par exemple sur la réforme du fonctionnement du Congrès), les mesures majeures portées par Bernie (réforme pénale, lutte contre le changement climatique, abaissement du coût des études universitaires, et même imposition des plus riches) étaient par ailleurs toutes présentes dans le programme des autres prétendants.
La seule mesure ou presque mise en avant pour dénoncer le caractère « socialiste » de Bernie Sanders est sa proposition de transformation profonde du système de santé en instaurant une couverture santé universelle publique (« Medicare for all »), en remplacement du système de santé actuel. Rappelons que celui-ci repose d’abord sur une couverture santé privée (individuelle ou collective, dans la mesure où de nombreuses entreprises fournissent une couverture santé à leurs salariés) complétée, depuis l’« Affordable Care Act » (plus communément appelé Obamacare), par une couverture publique pour certains publics fragiles.
Mais c’est au final davantage les modalités d’évolution du système de santé et les difficultés de mise en place du projet de Bernie (coût du dispositif2Sanders n’a d’ailleurs jamais dévoilé le coût de son projet. Il avance que des études prouvent que le coût global final pour un citoyen américain sera moindre qu’aujourd’hui., modalités de transition entre le dispositif actuel et un futur dispositif) que l’objectif de régler la question des 80 millions d’américains sans couverture santé ou avec une couverture trop réduite qui font débat. Tous les autres candidats ont proposé une évolution du dispositif, plus ou moins ambitieuse. La « radicalité » et le caractère socialiste réside d’abord dans l’idée que les américains n’auraient pas le choix et devraient avoir recours au dispositif public. Dans un pays où la responsabilité individuelle et la liberté de choix sont considérées comme des valeurs fondatrices, c’est effectivement une proposition clivante.
Mais cette option n’est pas si « radicale » que cela pour les électeurs démocrates, puisque les sondages sortis des urnes du Super Tuesday ont montré qu’une majorité des électeurs soutient une couverture santé universelle publique… mais une partie de ces électeurs n’ont pas tous voté pour Bernie Sanders.
On se dit alors c’est peut-être davantage la forme que le fond qui fait de Bernie est vraiment un candidat « radical » et perçu comme tel. Parce qu’il n’hésite pas à se revendiquer « socialiste » en dépit de la connotation forte du mot, et à réaffirmer que le régime castriste a eu ses bons côtés. Parce qu’il refuse d’exprimer des regrets pour ses prises de position passées (justement sur le régime castriste mais aussi sur ses positions passées pro-armes). Parce que lui et ses partisans assument de récuser les compromis, refusent d’entrer dans une discussion sur la manière d’amener le congrès à voter une réforme comme « Medicare for all », n’hésitent pas à attaquer violemment leurs contradicteurs.
Nul doute enfin que la personnalisation extrême de la campagne autour de Bernie Sanders est perçue comme un risque de dérive « autoritaire » par une partie des américains, contredisant justement l’affirmation de Bernie selon lequel son « socialisme » n’est pas autoritaire.
C’est donc peut-être tout cela qui dérange une partie des électeurs démocrates qui sont d’abord pragmatiques, veulent des résultats plus que des guerres idéologiques. Comme le pointait Pete Buttigieg à chaque débat, un des problèmes de Bernie c’est que si vous n’êtes pas 100% d’accord avec lui, pour lui et pour ses supporters vous êtes un ennemi déclaré. Pas facile de rassembler largement avec ce type de positionnement.
Reste que l’élection de Donald Trump en 2016 a montré qu’il n’était pas rédhibitoire, au contraire, d’afficher des convictions clivantes, de les assumer voire de les exagérer dans une démarche provocatrice (Trump l’a fait sur l’immigration en 2016, Sanders le fait en se revendiquant socialiste en 2020) et qu’une telle attitude pouvait ramener vers les urnes les américains lassés de la politique classique. C’est le pari de Bernie pour aller chercher les abstentionnistes de 2016, les électeurs en colère et notamment les ouvriers qu’il avait réussi à mobiliser en 2016, ou les jeunes. Ces derniers n’ont par ailleurs pas connu la guerre froide : ils sont donc moins marqués par la rhétorique selon laquelle « le capitalisme = le bien, le socialisme = le mal ». Au contraire, marqués par la crise de 2008 vue comme une faillite du capitalisme, ils sont sensibles à l’idée de l’action collective englobée dans le terme « socialiste », que Bernie a traduit dans un slogan remarquablement évocateur : « not me, us » soit « pas moi, nous ».
Même si les résultats de Super Tuesday ont montré dans les urnes que cette approche pouvait être contestée avec succès par un camp modéré, on ne voit pas Bernie changer de tactique et d’approche et atténuer son discours ni renoncer au terme de socialisme ou au projet « Medicare for all » pour aller chercher l’électorat modéré3Alors que Biden va sans doute tenter de montrer que son programme peut s’enrichir de mesures « progressistes » pour attirer les « progressistes réalistes », par exemple les électeurs d’Elizabeth Warren..
Le défi de Bernie d’ici la fin de la primaire démocrate est donc le suivant : montrer qu’un discours radical et une mesure très ambitieuse pour la santé des américains peut susciter une très forte participation électorale à l’image de celle qui a porté Trump au pouvoir il y a 4 ans. La voie paraît étroite, sans retour possible, mais il ne faut pas négliger la vague « dégagiste » et le poids des circonstances : le Coronavirus va nécessairement mettre au premier plan les difficultés posées par un système de santé qui excluent une grande partie des américains des soins.