Lorsque, durant la conférence de presse sur le coronavirus du 20 mars, Donald Trump a annoncé que Mike Pompeo, son « secretary of state » (Ministre des affaires étrangères) devrait s’éclipser avant la fin pour rejoindre le « deep state department », le jeu de mots (mélange de « deep state » et « state department ») n’est pas passé inaperçu. Parce que certains officiels, dont le Dr Fauci, directeur de l’institut national des maladies infectieuses, n’ont pu maîtriser leur fou-rire, mais aussi parce que même si Trump est coutumier du fait, tout le monde peine à s’habituer à ses provocations, encore plus dans un moment grave.
Mais au-delà de l’anecdote, cette sortie permet d’aborder une facette importante de la présidence Trump. Élu en faisant la promesse d’assainir le marigot de « Washington », il visait avec ce terme à la fois les élites politiques de l’« establishement » haïes par son électorat (cf. chronique du 21 mars) et le gouvernement fédéral jugé inefficace, gaspilleur de l’argent des contribuables, etc. La critique de la lourdeur et de l’inefficacité du gouvernement n’est pas une exclusivité des partisans de Trump. Les candidats à la primaire démocrate ou les gouverneurs les plus concernés par la crise sanitaire utilisent ainsi régulièrement, comme le Président, l’expression péjorative « red tape » 1Les termes « red tape » renvoie à l’usage, instauré par Charles Quint en Espagne, de ruban rouge pour signaler les dossiers nécessitant une approbation de l’administration centralisée de son royaume. L’expression, commune aux Etats-Unis, renvoie ainsi au rejet de la pesanteur de l’administration royale anglais centralisée dont les pères fondateurs des Etats-Unis ont souhaité se libérer.pour désigner la lourdeur des procédures.
Mais dans l’esprit de Donald Trump, la critique va plus loin et l’usage des termes « deep state » marque l’influence de la « trumposphère » conspirationniste (notamment les personnalités médiatiques, tel Steve Bannon de Breitbart, Sean Hannity et Tucker Carlson de Fox News, ou Roger Stone, qui façonnent largement sa pensée). Celle-ci considère que la volonté du Président élu (Trump, mais aussi ses prédécesseurs) est sans cesse minée par une administration qui poursuit son propre agenda (lequel peut être simplement de garder son pouvoir ou renvoyer à d’autres théories conspirationnistes sur les puissances de toute sorte qui contrôleraient le monde, etc.).
Trump, une fois président, a endossé immédiatement cette théorie. Évidemment, entre son inexpérience totale du pouvoir (et celle d’une partie de ses conseillers) et des premières mesures annoncées à l’emporte-pièce, le Président s’est dès le début heurté à une administration lui rappelant les règles de fonctionnement habituelles, l’état de droit, la constitution, etc. Il a rapidement été convaincu que l’administration était truffée de partisans d’Obama ou de républicains « never trumper » 2Terme utilisé depuis la campagne de 2016 pour désigner les républicains ayant déclaré qu’ils refusaient de soutenir Trump une fois celui-ci investi par le parti républicain., ce que les multiples fuites critiques depuis la Maison Blanche ou l’administration n’ont fait que renforcé. La propension du président à rejeter la faute sur les autres en cas d’échec et sa susceptibilité constituaient par ailleurs un terreau propice.
Le président s’est donc régulièrement depuis son élection frictionné avec l’administration. Il ne s’en est jamais caché car l’adversité de l’ « establishement » est un argument électoral fort pour l’électorat « dégagiste ». Mais une nouvelle dimension a été atteinte lorsque la procédure d’ « impeachment » a été lancée contre le président.
En effet, elle trouve son origine dans une dénonciation d’un lanceur d’alerte membre de l’administration. Plusieurs haut-fonctionnaires ont ensuite confirmé les accusations et condamné publiquement les agissements du président Trump et sa politique vis-à-vis de l’Ukraine. Le Président et ses soutiens ont alors largement utilisé comme argument le fait que le président n’avait rien fait de mal et que les accusations formulées par les fonctionnaires traduisaient avant tout la volonté de l’administration de ne pas appliquer la politique étrangère définie par le Président. Sans aucunement souscrire à la théorie du « deep state », et après avoir rappelé que les faits reprochés étaient effectivement graves, notons néanmoins qu’une grande partie de la politique étrangère de Trump bouleverse les habitudes et les doctrines du département d’Etat (sur la relation avec la Russie et donc l’Ukraine, sur la Corée du Nord, le conflit israélo-palestinien, etc.).
Le département d’Etat est donc devenu, pour le président, le symbole du « deep state » et d’une administration qui veut l’empêcher de mettre en œuvre le mandat qui lui été donné par les électeurs. D’où cette utilisation des termes « deep state department » (notons aussi que plusieurs fonctionnaires de carrière ont été remerciés sans ménagement suite à l’impeachment : les attaques ne sont pas que rhétoriques !)3Précisons que l’attaque ne visait pas Pompéo, proche du président, et accusé lui-même par les diplomates de carrière de ne pas soutenir suffisamment son administration..
Dans ce cadre le Président a peu à peu resserré son équipe et limité les participants à ses briefings, réunions, etc. Il a en effet toujours peiné à mettre en œuvre le « spoil system » américain, qui veut qu’un nouveau président, en particulier après une alternance, nomme des partisans aux postes de confiance de l’administration (jusqu’à un niveau hiérarchique parfois assez faible). Parce qu’il disposait de peu de soutiens compétents, parce que le turn-over a été important entre renvois intempestifs et démissions rapides, mais aussi parce que certains préféraient des postes de conseillers, qui ont l’avantage d’éviter le passage par une approbation du Sénat et de ne pas avoir à rendre de compte au Congrès lui-même4Cf. portrait récent de son conseiller immigration Stephen Miller dans le New Yorker..
Ces éléments pourraient suggérer que la question du « deep state » n’est qu’un trait de plus d’une personnalité peu adaptée à la fonction présidentielle. Mais elle marque aussi et surtout un vrai projet politique porté par Trump et son entourage (principaux ministres, conseilles officiels ou officieux). Il ne s’agit pas de réformer l’administration ou de la rendre plus efficace mais de l’affaiblir le plus possible. Ce projet était déjà celui de Ronald Reagan avec le slogan « starve the beast » (« affamer la bête »). Que ce soit en lui retirant des moyens ou des responsabilités, pour les confier aux états ou au secteur privé (on pense pour la présidence Trump à l’agence de protection de l’environnement ou pour prendre un sujet d’actualité à la suppression du poste du bureau pour la sécurité sanitaire internationale et la biodéfense, créé par le président Obama lors de l’épidémie Ebola).
A l’instar de l’inaction et les blocages institutionnels du Congrès, une administration faible n’est pas un problème mais plutôt un objectif pour une « administration » Trump (comprendre ses ministres, son cabinet et son entourage) dont beaucoup de membres sont issus d’une culture politique privilégiant très nettement le poids du pouvoir exécutif par rapport au pouvoir parlementaire. C’est le cas par exemple de Mike Pompéo ou du ministre de la Justice William Barr, issus de l’entourage des ex-présidents Bush père et fils souvent enclins à court-circuiter le Congrès (on se souvient évidemment de George W. Bush au moment des guerres en Irak ou en Afghanistan).
L’administration Trump veut aussi pouvoir s’appuyer, plus que sur les services de l’Etat fédéral, sur un pouvoir judiciaire partageant la même ligne idéologique, d’où des nominations très partisanes et idéologiques (à la Cour suprême et à tous les niveaux du pouvoir judiciaire, en s’appuyant sur un Sénat républicain très enclin à utiliser son pouvoir en la matière). Le président a aussi beaucoup utilisé les « ordres exécutifs » en ce qui concerne la politique migratoire (pour instaurer des restrictions à l’entrée aux Etats-Unis en instaurant des « travel ban », etc.)5Avec plus ou moins de succès il est vrai, tant de nombreux « actes exécutifs » préparés en outrepassant les avis des départements ministériels ont été annulés par les tribunaux compétents et ont du être retravaillé plusieurs fois..
C’est aussi pour empêcher que ce nouvel équilibre des pouvoirs ne soit trop stabilisé que les démocrates souhaitent à tout prix éviter un deuxième mandat Trump. Mais à très court terme, une autre question se pose : comment gérer une crise sanitaire quand on ne fait pas plus confiance à l’administration qu’aux experts et à la science, quand on rechigne à confier des missions à l’administration fédérale alors qu’une réponse coordonnée est indispensable, etc. ? On pardonne dans ce contexte très vite au Dr Fauci son rire nerveux, tant on imagine combien sa tâche d’expert au sein de la task force constituée autour du président pour gérer la crise du coronavirus doit être impossible.