Comment va la démocratie américaine ? 4/ Y a-t-il des motifs d’espoir ?

Fracture de plus en plus importante du pays. Cour Suprême politisée qui perd sa légitimité. Congrès bloqué. Deux tiers des républicains qui continuent à penser que l’élection de 2020 a été entachée de fraudes. Un contingent significatif de candidats républicains « election deniers » et ultra-conservateurs qui risquent d’être élus congressmen ou gouverneurs en 2022. Donald Trump qui reste en tête des sondages pour obtenir l’investiture du parti républicain pour la présidentielle de 2024, malgré les révélations de plus en plus accablantes sur son attitude en amont et pendant l’insurrection au Capitole du 6 janvier 2021.

Le moins qu’on puisse dire est que la démocratie américaine n’est pas franchement en forme. Plutôt que de verser définitivement dans le pessimisme, cherchons pour conclure ces chroniques s’il n’existe quand même pas quelques motifs d’espoir…

Soyons clair : on peut d’emblée écarter certaines pistes qui viennent naturellement à l’esprit d’observateurs français.

Un attachement très fort à la Constitution qui exclut des réformes en profondeur mais pas quelques adaptations significatives

Il ne faut sans doute pas chercher beaucoup de motifs d’espoir du côté d’une réforme en profondeur des institutions. Si les défauts du système institutionnel sont bien identifiés, on voit mal à court terme s’engager une réflexion majeure, et encore moins, des réformes très significatives, qui remettraient en cause le système politique hérité de la révolution américaine et inscrit dans la constitution rédigée en 1787.

Pourquoi ? Parce que les américains y sont très attachés et parce que les forces politiques se sont tellement inscrites et construites dans ce système qu’on les voit mal choisir l’incertitude d’un bouleversement des institutions.

Dit autrement, l’élection du Président par le biais d’un collège électoral, le poids d’un Sénat non représentatif, le renouvellement tous les deux ans de la Chambre des représentants, la compétence des états sur les lois électorales, autant de défauts parfaitement identifiés mais qui ont très peu de chances d’être corrigés.

Pour autant, dans ce cadre contraint, il existe des marges de manœuvre qui peuvent être exploitées.

Cela concerne par exemple le système électoral : renforcement de l’encadrement fédéral des lois électorales ; recours (obligatoire ?) à des commissions bipartisanes ou indépendantes pour le découpage des circonscriptions électorales (ce qui permettrait de ne pas se reposer uniquement, pour corriger les abus, sur des contentieux à l’issue aléatoire et dépendante de juges eux-mêmes élus ou nommés par le pouvoir politique).

Un autre point permettrait d’inciter les américains à voter davantage pour la présidentielle : passer, dans tous les états, d’un système de « winner takes all »1Qui veut que le candidat arrivé en tête, même de quelques centaines de voix, remporte tous les grands électeurs. à un système de répartition des grands électeurs au prorata des voix obtenues par les candidats à la présidentielle. Dans des états gagnés d’avance, trop d’électeurs ne voient en effet pas l’intérêt d’aller voter si le nombre de grands électeurs affectés au vainqueur est le même que celui-ci recueille 55% ou 70% des voix. Cette évolution est d’ailleurs sérieusement envisagée dans quelques états.

Des aménagements des règles pourrait être aussi envisagées au Congrès (adaptation du filibuster en diminuant le nombre de votes nécessaires pour pouvoir inscrire un sujet à l‘ordre du jour du Sénat, qui passerait par exemple de 60 à 55 par exemple) ou à la Cour Suprême (limite d’âge ou durée maximum d’un mandat, règles d’éthiques, etc.).

Ces évolutions supposeraient évidemment un consensus politique, qui n’est peut-être pas totalement inenvisageable s’agissant des propositions qui viennent d’être évoquées, dès lors qu’elles sont débattues depuis déjà quelques temps et qu’aucune ne semble a priori de nature à favoriser un camp ou l’autre.

Une grande campagne d’éducation civique ? Impossible aux Etats-Unis !

Face à l’abstention massive et au piètre niveau de connaissance des institutions des américains ordinaires, on pourrait imaginer que soit lancé un effort sans précédent d’éducation civique (à l’école ou au travers de campagne d’information grand public) pour mieux expliquer le fonctionnement des institutions, l’importance des différents niveaux de compétence et de décision, etc., et, tant qu’à faire, pour lutter le conspirationnisme. 

Pourquoi est-ce inenvisageable ? Parce que ce n’est pas forcément l’intérêt de la classe politique : les républicains ont par exemple choisi de surfer sur certaines théories conspirationnistes, du grand remplacement à la fraude électorale massive, pour mobiliser leur base électorale.

Ensuite et surtout parce que cette idée paraît totalement incongrue aux Etats-Unis. Rappelons que les parents souhaitent pouvoir choisir les programmes scolaires reçus par leurs enfants (un seul exemple : les parents peuvent choisir des écoles où est enseignée le créationnisme plutôt que la théorie de l’évolution). Il n’y a donc pas, pour de nombreux américains, « une vérité » qui peut être enseigné à tout le monde, et ce encore moins sur les questions d’éducation civique, connexes à celle des valeurs.

Il n’y a qu’à penser également aux difficultés rencontrées par le gouvernement fédéral pour diffuser des messages de santé publique pendant la pandémie, et comment par exemple le port du masque a été politisé. Difficile dans ce contexte d’imaginer une campagne de communication qui ne serait pas immédiatement politisée, considérée comme de la propagande en faveur du parti au pouvoir, etc.

Dans le même champ, une régulation des réseaux sociaux semble très compliquée à imaginer – surtout dans un pays qui ne dispose déjà pas, au départ, de règles relatives à l’équilibre des temps de parole des candidats, etc. On peut d’ailleurs pousser un ouf de soulagement après l’annonce par Elon Musk de l’abandon de son projet de rachat de Twitter, lui qui avait annoncé vouloir assouplir les règles limitées et mises en place dans la douleur par le réseau social pour fermer certains comptes ou signaler certains tweets.

Il faut donc sans doute se résigner à faire avec une culture civique très faible et avec le conspirationnisme.

L’argent plus que jamais déterminant dans les campagnes électorales

Autre piste qu’on peut écarter d’emblée est celle d’une réforme du financement des campagnes électorales.

Il n’y aujourd’hui aucune limitation, en pratique, au financement des candidats et des campagnes électorales. Cela pose évidemment des problèmes majeurs.

La capacité à inonder les ondes de spots de campagne est devenue déterminante pour gagner une élection. Et lorsqu’on a un budget sans limite, on peut financer des spots pour se valoriser, mais aussi des « attacks ads » pour critiquer son adversaire (sachant qu’on peut raconter à peu près n’importe quoi sans grand risque d’être attaqué en diffamation, notamment parce que les « attacks ads » sont souvent financés par des entités autres que l’équipe de campagne « officielle » du candidat). Et lorsqu’on a suffisamment de moyens, on peut même investir dans la primaire du camp adverse pour influencer le résultat et, d’une certain façon, choisir son adversaire – on en parlait ici.

Par ailleurs, dès lors que les lobbys font partie des sources de financement incontournables pour de nombreux élus, ces derniers ont toujours en tête, au moment où ils votent, l’impact que cela pourrait avoir sur leur budget de campagne pour l’élection suivante. Les gros donateurs – les « big donors » – ont donc une grande influence sur les politiques publiques, de façon opaque et évidemment anti-démocratique.

Dans le même ordre d’idée, la nécessité de récolter des fonds pousse aux déclarations clivantes qui permettent de gagner en notoriété et de mener des campagnes de fundraising auprès des « big donors » mais aussi du grand public.

Enfin, les sortants bénéficient toujours d’un avantage en matière de financement puisqu’ils ont pu récolter des fonds pendant leur mandat, sont plus connus, etc.

Dans le même ordre d’idée, la machine à financer les campagnes les deux grands partis est tellement bien rodée (pour utiliser par exemple les ressources trop abondantes de certains candidats au profit d’autres candidats) qu’il est quasiment impossible pour des candidats d’émerger en dehors de ces deux partis.

Le mode de scrutin majoritaire à un tour pousse aussi les deux grands partis à faire la chasse aux petits candidats et à les dissuader de se présenter : car tout candidat indépendant joue en réalité en faveur du candidat majeur dont il est le moins proche.

Ce qui veut dire qu’il est aujourd’hui très peu probable de voir apparaître un « troisième parti » (alors qu’il y a eu d’autres partis que les partis républicains et démocrates, tel le parti populiste, capables d’avoir des candidats à la présidentielle et d’obtenir des élus au Congrès ou des postes de gouverneurs, à la fin du 19ième siècle). Sauf à imaginer qu’un des deux partis éclate en raison de divergences internes trop fortes. Si une nouvelle candidature de Trump ferait sans doute des remous au sein du parti républicain, il serait hasardeux de miser sur un vrai schisme et on peut plutôt s’attendre à ce que les anti-Trump fassent à nouveau le gros dos en attendant mieux.

Dans ce contexte, même si le ras-le-bol des américains vis-à-vis de leur classe politique est criant, même si l’intensité du « dégagisme » ambiant pourrait être un moteur important de changement des mœurs politiques, il est bien difficile d’imaginer l’émergence d’une nouvelle classe politique capable de redonner de l’oxygène au débat public, d’être davantage connectée au quotidien des américains ordinaires, de prioriser les « policies » (l’action publique) et non les « politics » (les affrontements idéologiques et les « culture wars »), et d’être moins influencée par les lobbys.

En réalité, la contrainte financière est sans doute trop forte pour permettre à de vrais « outsiders »Au sens, ici comme dans la suite, de « quelqu’un qui vient de l’extérieur », et non par opposition à favori. de percer : sans argent, pas de candidature viable.

Il y a bien des « outsiders » (ou des personnalités qui se prétendent comme tels) ou des personnalités atypiques qui parviennent à être compétitifs et à être élus. Mais il s’agit le plus souvent de profils particuliers.

Il y a tout d’abord les milliardaires ou les chefs d’entreprises qui mettent en avant leur réussite d’entrepreneur comme témoin de leur capacité à agir, par opposition aux politiciens classiques présentés comme de piètres gestionnaires incapables de régler des problèmes. Ces candidats jouent évidemment sur la fascination qu’exercent aux Etats-Unis la réussite économique (ou sociale) et surtout les self made men, qui témoignent de la validité du « rêve américain ».

Donald Trump est l’exemple le plus abouti, mais ce n’est pas un phénomène nouveau. On peut penser à Nelson Rockefeller, gouverneur de l’état de New York et candidat malheureux à l’investiture républicain pour la présidentielle dans les années 60 ou Michael Bloomberg, élu maire de New York en 2001 – et qui était un vrai self-made man et non un héritier comme Trump ou Rockefeller.

Autres exemples : le milliardaire Rick Caruso pourrait bien devenir le prochain maire de Los Angeles et battre la candidate soutenue par l’establishment démocrate Karen Bass, lui qui a dépensé plus de 40 millions de dollars pour sa campagne et qui explique qu’il saura faire aussi bien avec la ville qu’avec le centre commercial de luxe qu’il a développé dans le quartier de Fairfax. Ou Andrew Yang, candidat malheureux à la primaire démocrate pour la présidentielle de 2020 puis à la primaire démocrate pour la mairie de New York, a néanmoins acquis une certaine notoriété et pourrait jouer un rôle à l’avenir.

Autre catégorie d’« outsiders » qui tirent leur épingle du jeu actuellement : celle des « stars »Ce qu’était aussi Donald Trump, qui aime d’ailleurs apporter son soutien à ces candidats stars.. C’est ainsi que les électeurs républicains ont désigné, dans 3 élections pour le Sénat qui pourrait décider de la majorité en Novembre prochain, un auteur de best-seller autobiographique à succès (JD Vance, dans l’Ohio), un médecin animateur d’un talk show télévisé très populaire (Dr Oz, en Pennsylvanie) et une ancienne star du football américain universitaire (Herschel Walker, en Géorgie).

A regarder plus attentivement ces candidats, on constate deux points importants : d’abord, tous les « outsiders » qu’ont vient d’évoquer ont la capacité de financer sur leurs propres deniers le lancement de leur campagne (c’est le cas des milliardaires) ou une notoriété préexistante suffisamment importante qui peut compenser des moyens initialement limités et qui leur permet de lever rapidement des fonds (c’est le cas des « stars »).

Ensuite, même lorsqu’ils disposent de financements personnels sans limite, ils passent quand même par l’étape du rattachement à un des deux grands partis. Quitte à avoir par le passé été membre de l’autre : c’est le cas de Trump (qui se déclarait démocrate par le passé, avant de choisir de concourir pour le parti républicain), ou de Bloomberg (élu maire de New York sous une étiquette républicaine, alors qu’il était affilié au parti démocrate précédemment, avant de changer à nouveau pour concourir à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 2020).

Bref, ils ne sortent pas de nulle part et s’ils promettent évidemment de renverser la table et de ne rien faire comme les autres politiciens, ils font en réalité largement partie du « système politico-médiatique » largement dénoncé par les électeurs.

Mais ces derniers se raccrochent à ce qu’ils peuvent et cherchent, dans l’offre limitée qui leur est proposé, celui ou celle qui leur paraît le plus susceptible d’être un peu « différent ». 

Avec le risque d’ailleurs de voter pour des candidats extrémistes ou pour des candidats qui se placent sur le créneau des « outsiders » de façon avant tout opportuniste.

On pense là au nouveau maire de New York, Eric Adams, qui a largement mis en avant son franc-parler et son côté « swag » pendant la campagne (il a fait l’apologie du veganisme et de l’usage du cannabis dans les émissions branchées, appelé au retour de la vie nocturne qui faisait la réputation de New York et déclare vouloir faire de New York la capitale mondiale des cryptomonnaies2Au point de demander à recevoir son salaire de maire sous forme de cryptomonnaies.).

Pourtant Adams est d’abord un politicien à l’ancienne, déjà bien installé (il était élu au Sénat de l’état de New York et président du comité de quartier de Brooklyn, ce qui en faisait une figure politique locale incontournable, même si le poste ne dispose pas de pouvoirs significatifs), qui sait obtenir le soutien des leaders des syndicats, des communautés religieuses ou des associations grâce à un art consommé du clientélisme. Bref, pas du tout un « outsider ».

On a donc vu que le rôle joué par l’argent dans le processus électoral et dans la vie politique en général est très préjudiciable au bon fonctionnement de la démocratie américaine. Mais il est sans doute inimaginable, à court ou moyen terme, d’espérer un retour en arrière.

Bien sûr, les démocrates avaient promis pendant la campagne électorale de légiférer sur le financement politique, mais, au-delà même du fait que le Congrès aurait sans doute bloqué cette initiative, on n’a pas senti un grand entrain pour mettre le sujet sur la table. Il faut dire que les démocrates ne sont pas les derniers à utiliser les outils de financement de campagne qui se sont généralisés depuis l’arrêt Citizen United de  la Cour Suprême (cf. infra) et que dans bien des élections, ils disposent de moyens bien supérieurs à leurs adversaires républicains.

Par ailleurs, cet argent des campagnes électorales alimente tout un écosystème de stratèges en politique, d’agence de communication, etc. et finance largement les médias qui vendent très cher la diffusion de sports télévisés. A chaque élection sont battus les records de montants dépensés par des candidats – qui peuvent atteindre la centaine de millions de dollars pour une élection sénatoriale. Il y a donc beaucoup trop d’intérêts économiques en jeu pour envisager une régulation sérieuse du financement de la politique.

Enfin et surtout, dans l’esprit d’un certain nombre d’américains, il n’y a aucune raison de principe qui justifierait de limiter le financement des campagnes.

C’est même le contraire puisque l’arrêt de la Cour Suprême dit Citizen United a tranché en 2010 le sujet en s’appuyant sur la Constitution : on ne peut pas interdire à un citoyen de financer une campagne électorale, car il s’agirait d’une entrave à la liberté d’expression inscrite dans la Constitution.

Dans cette interprétation, tout encadrement du financement de campagne est de fait impossible et on voit mal la Cour Suprême dans sa composition actuelle, très attachée à la protection de la liberté d’expression, revenir sur cette jurisprudence. Il faut donc, là encore, faire avec.

La lectrice et le lecteur se disent sans doute à ce stade que cette chronique, qui était censée donner quelques espoirs, n’a fait jusqu’à présent qu’identifier des impasses ou des améliorations très marginales et hypothétiques. Venons-en donc à quelques éléments qui laissent penser que la démocratie américaine a peut-être des ressources pour surmonter sa fragilité actuelle.

Et si « corporate America » mettait le holà à la radicalisation du parti républicain ?

On se désolait à l’instant du rôle incontournable de l’argent dans la politique américaine. Mais qui dit dépendance des candidats et des élus dans les « big donors » dit aussi capacité d’influence de ces derniers sur le positionnement de ces élus.

Évidemment, une partie des « big donors » défendent d’abord leurs intérêts : on pense immédiatement au  lobby des armes à feu, mais aussi à des milliardaires conservateurs très impliqués dans la politique, qui œuvrent depuis longtemps à faire élire des congressmen conservateurs, à faire nommer des juges conservateurs à la Cour Suprême, etc.

L’intérêt des « big donors » et des grandes entreprises américaines (souvent appelé « corporate America ») peut cependant rejoindre, à un moment donné, celui de la démocratie américaine.

Ainsi, la radicalisation permanente du débat politique n’est pas dans l’intérêt des grandes entreprises, sommées par les extrémistes des deux bords de choisir leur camp à tout propos.

Or choisir son camp, pour certain, c’est risquer de perdre des clients en cas de boycott, etc. Quand de nombreuses grandes entreprises déclarent, après la décision revenant sur le droit à l’avortement, qu’elles faciliteront et financeront au besoin les déplacements de leurs salariés habitant dans des états qui restreindront l’accès à l’IVG, elles prennent un risque vis-à-vis d’une partie de leur clientèle. Mais si elles ne se mobilisent pas sur le sujet, elles peuvent être pointées du doigt par les progressistes et perdre une autre frange leur clientèle.

Les récentes mésaventures de Disney illustrent bien cela. Après que le gouverneur de Floride Ron DeSantis a adopté la loi interdisant d’évoquer la diversité sexuelle dans les écoles publiques floridiennes, Disney, très gros employeur en Floride, a d’abord été très critiqué par les progressistes et par ses propres salariés pour son silence sur le sujet. Mais après avoir déclaré son inquiétude par rapport à la loi annoncée, Disney a suscité le courroux du camp conservateur, au point que DeSantis a décidé de revenir sur les avantages fiscaux octroyés de longue date à l’entreprise pour favoriser le développement de Disneyworld. Pas certain que Disney soit très content de se trouver embarqué dans ce genre d’embrouilles.

Dès lors, quand, pour galvaniser ses soutiens (et ses levées de fond en vue d’une éventuelle campagne présidentielle) grâce à une nouvelle guerre culturelle, le même DeSantis adopte une loi dite « anti-woke » qui interdit aux entreprises d’imposer à leurs salariés des formations relatives à la diversité culturelle ou sexuelle, il y a sans doute un certain nombre d’entreprises qui considèrent qu’une ligne rouge a été franchie.

Par ailleurs, pendant que tout ce monde politique se focalise sur les « cultural wars », il ne règle pas d’autres problèmes qui peuvent peser sur la réussite économique de nombreuses entreprises : changement climatique, crise des opioïdes, difficulté de financement de la garde d’enfants, dette étudiante, etc. Certes, aux Etats-Unis peut-être encore plus qu’ailleurs, les entreprises n’ont pas spécialement envie d’avoir des pouvoirs publics forts. Mais il y a quand même quelques sujets qui ne peuvent pas être laissés en suspens et qui n’ont pas vocation à être traités totalement par les entreprises elle-même ou par le marché – comme la crise des opioïdes.

Enfin, l’écho international que rencontrent certains événements politiques américains (l’insurrection au Capitole le 6 janvier 2021, la décision sur l’avortement du 24 juin dernier, etc.) nuit à l’image à l’étranger de certaines entreprises américaines et donc à leurs affaires.

Par le passé « corporate America » n’hésitait pas à jouer de son influence pour limiter les contraintes au niveau fédéral ou local et pénaliser ainsi les démocrates – en déménageant des usines dans des états moins protecteurs des droits des salariés par exemple, pour « punir » les états démocrates adoptant des lois facilitant la création de syndicats, etc.

Sans se départir de cet objectif de limitation du pouvoir du gouvernement fédéral, elles pourraient bien utiliser leur pouvoir pour punir les dérives ultra-conservatrices qui entravent leur bon fonctionnement et leurs affaires.

Si les entreprises décidaient d’arrêter de financer les candidats qui continue à colporter les mensonges sur les fraudes lors de la présidentielle de 2020, ceux qui adoptent le langage de la théorie du grand remplacement, votent des lois électorales discriminantes ou émettent des doutes sur le changement climatique, l’effet pourrait être significatif sur la capacité à faire campagne dans le camp ultra-conservateur. Bien sûr, ces candidats pourront toujours recourir au « small donors » ou « big donors » qui assument d’être ultra-conservateurs, mais la partie pourrait bien être inégale si « corporate America » décide de se mobiliser sérieusement.

Evidemment, c’est un peu à double tranchant car nul doute que dès lors que « corporate America » s’en prendrait explicitement à des hommes politiques, ces derniers auront beau jeu d’expliquer que c’est bien la preuve qu’ils défendent les américains ordinaires contre les élites économiques, etc. Et cela risque de creuser encore le fossé et de radicaliser certains élus ou électeurs.

Mais au point où on est, il ne faut peut-être pas dédaigner le rôle que pourraient jouer des entreprises « responsables » pour œuvrer à un retour au calme de la vie politique américaine.

Quand quelques candidats font la preuve qu’on peut être différent et être élu, même sans le soutien de l’appareil des partis

Malgré la difficulté à percer sans argent ou sans faire ses classes à l’ancienne au sein d’un parti, quelques élus sont quand même parvenus à déjouer ce « système », à le contourner ou à en jouer.

Cela peut être pour le pire, quand certains candidats ultra-conservateurs et franchement inquiétants parviennent à gagner une primaire, malgré l’opposition de l’appareil local (voire national) du parti républicain, parce qu’ils ont le soutien de Trump ou sont financés par des mécènes ultra-conservateurs.

Mais aussi pour le meilleur, plutôt du côté démocrate.

On peut penser à Alexandria Ocasio Cortez, la fameuse AOC, qui n’était qu’une jeune serveuse précaire lorsqu’elle a décidé en 2018 de se lancer en politique contre un vieux grognard du parti démocrate, soutenu par tout l’appareil politique démocrate. Elle s’est appuyée sur les réseaux sociaux et des campagnes de collecte d’argent « à la main » à coup de 5 dollars par ici, 20 dollars par là, pour avoir suffisamment d’argent pour concourir. Et son talent et son profil ont fait le reste pour lui attirer ensuite des financements plus conséquents.

AOC a fait la preuve que, même si on ne peut pas faire campagne sans argent, il n’est pas nécessaire que cet argent, au moins au début, vienne de l’appareil du parti, des lobbys ou de « big donors ». On peut donc percer en menant une campagne de terrain s’appuyant sur un réseau de militants locaux (les fameux « grassroots movements ») et en obtenant le soutien de « small donors ». Et AOC, devenue célèbre, recueille des fonds conséquents qu’elle investit aussi pour soutenir d’autres candidats progressistes. Ou comment contourner puis utiliser le système. On peut ensuite être plus ou moins d’accord avec les positions d’AOC et plus ou moins agacé par le personnage : mais elle a réussi à mobiliser et motiver de nombreux électeurs.

Autre exemple que l’auteur voudrait mettre en avant, celui de John Fetterman, candidat démocrate pour être sénateur de Pennsylvanie. Ce n’est pas un nouveau venu en politique puisqu’il est actuellement « lieutenant-governor », i.e. vice-gouveneur, de Pennsylvanie, après avoir été maire d’une petite ville de moins de 2000 habitants. Mais au-delà de son look qui fait beaucoup parler, puisqu’il ressemble davantage à un spectateur du Hell Fest un lendemain de concert qu’au portrait habituel d’un vice-gouverneur, c’est aussi son positionnement qui est intéressant.

S’il est rangé dans le camp des progressistes en raison de son soutien apporté à Bernie Sanders pendant la primaire démocrate en 2020 et de ses prises de positions fortes sur la justice climatique, l’immigration ou la légalisation du cannabis, il a surtout mené campagne dans les zones rurales censées être des bastions Trumpistes en mettant en avant son pragmatisme et sa proximité avec les américains ordinaires, ainsi que son bilan en tant que maire d’une petite ville désindustrialisée et économiquement sinistrée. Et il revendique son profil atypique.

Comme le résument certains observateurs, son discours est en réalité le suivant : « je suis comme vous et j’en ai au moins aussi marre que vous de la politique actuelle et de l’inefficacité des politiciens de Washington, je suis prêt à m’y coller pour changer cela ». Et son air désolé de type qui n’a pas envie d’être là comme sa manière de s’exprimer sans prétention s’accordent parfaitement avec ça.

Ce créneau est sans aucun doute porteur puisque malgré le soutien initial apporté par l’appareil démocrate à son adversaire beaucoup plus classique et « rassurant », il a su créer une dynamique forte autour de lui et a gagné très nettement la primaire.

Peut-il gagner l’élection générale en novembre et devenir sénateur ? Sans doute. Si c’est le cas, on regardera avec intérêt s’il est simplement une anomalie au Congrès ou si son succès et son positionnement qui tente de réconcilier idées progressistes et électorat populaire inspire son parti, et au-delà si son pragmatisme revendiqué peut essaimer.

Avec Pete Buttigieg, candidat modéré atypique (ancien militaire, gay et maire d’une petite ville universitaire de l’Indiana, état ultra-républicain) à la primaire démocrate en 2020 et qu’on reverra sans doute, Stacey Abrams, figure du combat pour l’accès au droit de vote et candidate pour être gouverneure de Géorgie (elle serait alors la première femme afro-américaine à être gouverneur d’un état américain), ainsi que Gina Raimundo (la secrétaire au Commerce) ou Jennifer Granholm (la secrétaire à l’énergie), toutes deux anciennes gouverneures3C’est volontairement qu’on ne cite pas Kamala Harris qui montre ses limites et pourrait bien être une erreur de casting malgré le soin pris à l’époque par Biden pour choisir sa colistière., Fetterman pourrait bien constituer la relève démocrate modérée et pragmatique que Joe Biden appelait de ses vœux lorsqu’il déclarait vouloir être un Président assurant la transition avec la nouvelle génération.

Des expérimentations intéressantes sur le mode de scrutin

La réussite des personnalités évoquées à l’instant montre qu’il est possible, de contourner le cadre contraignant du bipartisme.

On voit également, dans le même esprit, des tentatives intéressantes dans un certain nombre d’états pour faire évoluer le mode de scrutin pour les primaires, voire pour les élections générales. Avec l’idée que, plutôt qu’un scrutin majoritaire à un tour utilisé partout ou presque (il existe quelques états, comme la Géorgie, où un deuxième tour est obligatoire si aucun candidat ne recueille la majorité des votes exprimés), d’autres modalités peuvent permettre de « mieux » choisir des candidats, d’élire des candidats moins clivants et de donner à chaque électeur une vraie possibilité de s’exprimer.

C’est ainsi que les démocrates de la ville de New York ont testé en 2021 une modalité de « ranking choice » pour la désignation de leur candidat à la mairie : les électeurs devaient classer les différents candidats. S’ensuivait un dispositif par itération : à chaque tour, le candidat ayant le moins de voix était éliminé et les bulletins qui l’avaient placé en tête étaient affectés aux autres candidats restant en lice en tenant compte du classement des candidats figurant sur ces bulletins réaffectés.

De son côté, l’Alaska a mis en place, pour ses élections, un système nouveau dit de « jungle primary » : il n’y a pas de primaires par parti, mais une seule primaire concernant tous les partis simultanément4C’est ce que pratique aussi l’état de Washington ce qui permet, dans un état très majoritairement démocrate, aux électeurs de choisir le jour de l’élection générale entre deux candidats démocrates. et les 4 candidats arrivés en tête sont qualifiés pour l’élection générale, laquelle utilise ensuite un système de « ranking choice ».

On considère généralement que c’est parce que l’Alaska utilise un tel système, qui favorise les candidats modérés (être élu suppose de ne pas trop susciter le rejet des électeurs), que la sénatrice Lisa Murkowski a pu prendre ses responsabilités et voter pour l’impeachment de Donald Trump en mars 2021, puis à plusieurs reprises se rallier à des textes démocrates, en pleine année électorale, sans craindre d’être débordée sur sa droite lors d’une primaire républicaine « classique ».

Ces nouveaux modes de scrutins sont regardés avec beaucoup d’intérêt non seulement par les observateurs politiques mais aussi par les américains ordinaires qui perçoivent bien les inconvénients des modalités électorales actuelles qui ne leur laissent souvent qu’un choix très insatisfaisant lorsqu’ils sont appelés aux urnes.

C’est ainsi que le nouveau mode de scrutin en Alaska a été adopté suite à une « ballot initiative », c’est-à-dire un referendum proposé aux électeurs après que la proposition ait recueilli suffisamment de soutiens en amont. Et cette capacité à recourir au referendum pour changer choses est sans doute un vrai motif d’espoir pour la démocratie américaine.

Un intérêt soutenu pour les referendums ou quand les américains veulent continuer à décider pour eux-mêmes

Les américains croient donc encore dans la démocratie directe et notamment au referendum. 

26 états prévoient la possibilité de recourir au referendum dans leur constitution, selon des modalités variables.

Il existe également dans 39 états une procédure dite de « recall » qui permet de soumettre au vote le remplacement en cours de mandat de certains élus, si une pétition pour ce remplacement recueille suffisamment de soutiens. Là encore, le dispositif n’est pas théorique, mais bel et bien utilisé : c’est ainsi qu’un recall a été organisé contre le gouverneur de Californie en 2021 (il a été confirmé à son poste largement) ou contre un district attorney de San Francisco en 2022 (il a lui été éjecté de son poste).

On le sait, le referendum n’est pas la panacée pour des raisons bien connues, mais qui prennent une ampleur différente aux Etats-Unis par rapport au contexte français.

Ainsi, certains referendums sont proposés par les pouvoirs exécutifs ou législatifs locaux mais il peut s’agir de referendums d’initiative populaire : dans ce cas, le risque de voir les électeurs répondent à une autre question que celle qui est posée est moindre.

A contrario, l’absence de règle sur le financement des campagnes électorales, l’égalité des temps de parole, etc. fait que les lobbys peuvent financer des campagnes d’envergure pour ou contre une mesure. C’est ainsi que les géants de l’économie uberisée ont réussi en 2020, au moyen d’une campagne ultra-agressive et en inondant les médias de spots de campagnes, à faire échouer un referendum qui visait à transformer en salariés tous les « partenaires » de ces plateformes.

Par ailleurs, l’abstention étant très forte, le succès ou l’échec d’un referendum dépend aussi fortement de la mobilisation relative des pour et des contre « militants », parfois davantage que de la position des citoyens ordinaires sur le sujet. C’est ainsi que l’assouplissement du vote par correspondance dans l’état de New York a été rejeté en 2021, dans un état pourtant majoritairement progressiste et prêt à s’enflammer contre les législations électorales restrictives d’autres états : les républicains avaient mené une vraie campagne sur le sujet, contrairement aux démocrates.

Il ne faut donc pas trop se faire d’illusions sur la capacité des « ballot initiatives » à traduire les aspirations de la société américaine ni à prendre les bonnes décisions. C’est aussi un outil qui ne peut être mobilisé au niveau fédéral (par exemple sur l’IVG).

Reste que c’est un outil utile pour permettre d’avancer et de faire évoluer les lois en prenant en compte les aspirations de la population. Et c’est un outil que les américains sont prêts à défendre, ce qui montre qu’ils n’ont pas perdu tout intérêt pour la politique.

Depuis plusieurs années, de nombreux assemblées d’états, qu’elles soient à majorité républicaine ou démocrate, ont cherché à limiter la possibilité de recours au referendum ou compliquer l’adoption des propositions soumises au vote, suscitant de nombreuses protestations (et des contentieux).

Dernier exemple en date, un referendum dans le South Dakota, premier état à avoir adopté l’usage du referendum en 18985On notera qu’un de ses promoteurs à l’époque était une figure du parti populiste, un des « troisième parti » qui réussissait à exister à l’époque.. Etait soumis aux électeurs un amendement à la constitution du South Dakota qui aurait relevé le seuil permettant d’adopter une « ballot initiative » à 60%, au lieu de 50% aujourd’hui.

L’objectif de la majorité républicaine était claire : éviter qu’en novembre prochain ne soit adoptée une « ballot initiative » demandant que le South Dakota utilise la totalité des leviers prévus par l’Obamacare pour financer la couverture santé des habitants (Obamacare prévoit un socle commun obligatoire et des dispositions que les états peuvent choisir ou non de mettre en place).

Car les élus républicains du South Dakota avaient bien en tête que ce type de « ballot initiative » avait déjà réussi dans d’autres états très républicains (Idaho, Missouri, Oklahoma, etc.), et que selon un sondage de la Kaiser Family Foundation 75% des américains – et 65% des républicains- soutiennent l’utilisation à plein des dispositions de l’Obamacare. Mais eux, les élus républicains, n’en veulent pas par principe : parce qu’il s’agit d’un loi d’Obama, parce qu’ils sont contre l’assistanat, la dépense publique, etc.

Les électeurs du South Dakota, qui votent historiquement et très majoritairement républicains6Depuis la guerre, un seul démocrate a remporté l’état lors d’une élection présidentielle : Lyndon Johnson en 1964. ont fait passer par ce vote des messages importants à leurs élus : d’abord que s’ils votent républicains, ils ne votent pas aveuglément pour tout ce que propose leur parti. Ensuite et surtout qu’ils veulent pouvoir décider eux-mêmes lorsqu’il s’agit de sujets qui les concernent directement.

Tout n’est donc peut-être pas perdu.

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