Comment va la démocratie américaine ? 1/ Un pays de plus en plus coupé en deux

Le moins qu’on puisse dire est que la démocratie américaine a été secouée depuis l’élection de Donald Trump en 2016. Par un mandat chaotique, puis une élection présidentielle contestée en 2020, avec comme point culminant avec une tentative d’insurrection au Capitole le jour de la validation définitive du résultat. Plus d’un an après ces événements, une question se pose : la démocratie américaine s’est-elle remise de l’épisode Trump ? Où en sont les institutions, le débat public ou la polarisation politique ? C’est l’objet d’une petite série de chroniques.

Un débat public ? Quel débat public ?!?

Y a-t-il aujourd’hui un débat public aux Etats-Unis ? C’est la première question qu’on peut se poser.

Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas, dans les cercles politiques ou universitaires, des débats sur les bonnes politiques à mener, qu’il s’agisse de la politique économique, de la politique extérieure, de l’éducation, des droits de minorités ou du port d’armes. Mais peut-on parler de débat public, quand les vraies discussions sérieuses se déroulent dans des cercles confidentiels, alors que le grand public doit se contenter des réseaux sociaux ou de médias partisans – ou jugés comme tels.

Au risque de simplifier un peu trop, on peut en effet dresser le panorama suivant s’agissant des médias d’information nationaux.

Du côté de la télévision, les chaînes d’information ou de talk shows clairement partisanes (Fox News pour les conservateurs, MSNBC pour les progressistes) se limitent, pour l’essentiel, à faire débattre des chroniqueurs sur les déclarations les plus polémiques du camp adverse, pour galvaniser leur base partisane. CNN, après avoir clairement pris des positions anti-Trump pour l’élection de 2016, peut désormais être aussi rangée dans cette catégorie – ou est en tout cas considérée comme « progressiste » par les conservateurs, qui s’y aventurent peu, ce qui ne fait qu’accentuer la tendance.

Les chaînes historiques (ABC, CBS, NBC) ont adopté une approche inverse. Hormis des émissions politiques du dimanche matin tentant d’associer les différentes tendances politiques (mais auxquelles de fait, les « Trumpistes » ou ultra-conservateurs, ne participent pas), ces chaînes diffusent des journaux télévisés les plus factuels possibles, mais en évitant au maximum tout débat ou angle qui pourrait les ranger dans un camp ou dans l’autre, et leur faire non seulement perdre l’audience partisane mais aussi l’audience « apolitique » qui n’en peut plus des polémiques.

Après les récentes tueries dans un supermarché à Buffalo ou dans une école du Texas, ces chaînes présentent exclusivement les faits (déroulement, réaction de la police, etc.), des réactions (micro-trottoirs) pour jouer sur le ressort de l’émotion, mais n’abordent que très peu la question de la réglementation des armes à feu, etc.

Il ne reste plus alors que la chaîne publique PBS, à l’audience confidentielle (et considérée comme élitiste), qui tente de faire vivre le débat en donnant la parole à des représentants des deux partis sans chercher la petite phrase.

La presse papier ou en ligne « grand public » suit un peu la même logique : les grands titres comme le New York Times, le Washington Post ou le LA Times sont désormais classés par les conservateurs comme progressistes depuis leurs prises de position anti-Trump, et même s’ils revendiquent un positionnement neutre et critique sur les démocrates, ils ne sont lus que par les élites ou les convaincus. A l’inverse, le Wall Street Journal, même s’il a fini pour rompre avec Donald Trump, est considéré côté démocrate comme ultra-conservateur et orienté – il faut dire qu’il est, comme Fox News, la propriété du magnat australien Rupert Murdoch qui ne cache pas son agenda politique. Il ne reste peut-être plus que USA Today, dont les articles sont souvent assez neutres, mais souvent superficiels.

A côté de cette presse dite « sérieuse », subsiste une presse tabloïd souvent elle aussi orientée mais surtout indigente dans son contenu (comme le New York Post1Dont on apprécie toujours les couvertures. côté conservateur ou son pendant progressiste le Daily News).

Quant aux médias en ligne, ils ont aussi souvent choisi, pour survivre dans un environnement ultra-concurrentiel, de choisir leur camp et de cibler une partie du public.

Comme il est par ailleurs impossible de compter sur les réseaux sociaux pour donner les clés du débat public, puisqu’ils contribuent au contraire à accentuer le phénomène d’enfermement dans une bulle de personnes qui partagent les mêmes opinions, il n’est pas étonnant qu’il soit de plus en plus difficile de trouver un terrain de discussion commun.

En réalité, lorsqu’on regarde successivement un talk show de Fox News puis un talk show de CNN ou MSNBC, on peut avoir l’impression que les séquences qui parlent pourtant du même sujet concernent des pays différents.

Le traitement de l’insurrection au Capitole le 6 janvier 2021 en est une excellente illustration : Fox News a commencé par refuser de retransmettre les auditions publiques de la commission de la Chambre des représentants tenues depuis mi-juin. Et si la chaîne a fini par retransmettre les débats, c’est en utilisant un vocabulaire totalement différent des autres chaînes (« protest » pour Fox Nows, « assault on democracy » sur CNN, par exemple). Quand le 28 janvier, Cassidy Hutchinson, qui travaillait à la Maison Blanche auprès du « chief of staff » (équivalent du directeur de cabinet) de Trump racontait les événements vus de l’intérieur, CNN ou MSNBC mettaient en avant son courage et ses révélations, tandis que Fox News rapportait les rumeurs selon lesquelles  elle n’avait qu’un rôle mineur à la Maison Blanche et agissait par ailleurs par vengeance.

Si on s’est focalisé sur les médias nationaux, il ne faut pas oublier que la démocratie américaine s’est d’abord construite au niveau local et privilégie la prise de décision au niveau des « communautés » considérées comme les mieux à même de décider pour elles-mêmes. Les médias locaux créent-ils les conditions d’un débat public sérieux ? On peut s’interroger.

La presse papier locale, une grande tradition américaine, est en difficulté depuis de nombreuses années et l’émergence de l’information en ligne. Les décrochements locaux des chaînes nationales se concentrent sur les faits divers, même s’ils organisent, à l’occasion des primaires ou des élections générales des débats entre candidats. Et les talk shows radios locaux ont pris une place importante dans l’information des américains ordinaires, avec un investissement important des conservateurs (et notamment des évangélistes) sur ce créneau utilisé pour diffuser leur idéologie2C’est en animant un talk show chrétien que Mike Pence, vice-Président de Donald Trump, a construit sa notoriété et sa carrière politique pour devenu congressman puis gouverneur de l’Indiana après un début de carrière politique surtout marqué par les échecs électoraux..

 « Politics » plutôt que « policies »

En anglais, on utilise deux termes différents pour désigner deux facettes différentes de ce qu’on met en français derrière « la politique ». « Politics » pour ce qu’on appellerait en France la politique politicienne (ou le débat purement idéologique si on cherche à être un peu plus positif) et « policies » lorsqu’il s’agit d’évoquer les politiques publiques et l’action concrète.

Cette distinction est particulièrement utile pour décrire la situation du débat public politique américain. Les médias se focalisent, on l’a dit, sur les « politics » mais c’est aussi le cas de la classe politique.

Il faut dire que dès lors que les médias se focalisent sur les petites phrases, il devient nécessaire pour le personnel politique d’être clivant et de faire les déclarations les plus idéologiques possibles pour avoir sa place sur les chaînes et dans les émissions les plus regardées.

C’est ainsi qu’on se fait connaître de sa base militante,  comme de celle de l’adversaire. En effet, la polarisation politique se traduit aussi par un soutien des militants aux personnalités les plus détestées par la partie adverse, dans un réflexe clanique. Être visible, c’est aussi susciter l’intérêt des donateurs et constituer des budgets de campagne indispensables pour pouvoir espérer gagner une élection lors de laquelle il s’agit d’élargir son audience et de se faire connaître, notamment par des spots télévisés très coûteux, d’un public éloigné de la politique.

Cela conduit, que ce soit dans les médias ou au Congrès, les hommes et femmes politiques à se focaliser sur les sujets capables de galvaniser leur propre base et de susciter l’émoi des adversaires. La question de savoir s’ils sont ensuite capables de faire aboutir les sujets en question est ensuite secondaire.

Ainsi, au niveau des exécutifs ou assemblées législatives locaux, les républicains consacrent beaucoup d’énergie à adopter ou voter des textes voués à être ensuite cassés en justice (c’était le cas jusqu’à présent des nombreuses interdictions de l’avortement) ou inapplicables (on pense par exemple à une des premières décisions du gouverneur de Virginie élu en novembre 2021, consistant à interdire l’enseignement de la « critical race theory » dans les écoles… alors que cette école de pensée développée par certains juristes pour analyser le droit américain n’a jamais été enseignée dans les écoles).

On ne fait guère mieux côté démocrate dans l’approche des sujets3On ne compare pas ici le fond des propositions des uns et des autres, mais leur façon d’agir et d’utiliser les postes exécutifs et législatifs. : il suffit de voir le temps consacré par la majorité démocrate à la Chambre des représentants à voter des textes sur la dépénalisation du cannabis, sur le droit à l’avortement, sur une réforme électorale ou une restriction forte du droit au port d’armes, autant de textes qui n’ont aucune chance d’être votés ensuite par le Sénat.

Tout ceci ne fait que traduire le fait que tous les moyens sont désormais bons pour exciter la base électorale. Le problème est quand dans cette logique, le mensonge éhonté et le conspirationnisme ont désormais une place de choix.

Mentir n’est plus un problème et le conspirationnisme est devenu mainstream

Le conspirationnisme n’est pas une nouveauté aux Etats-Unis4On en parlait déjà ici. : assassinat de JFK, premier pas de l’homme sur la lune, homme de Roswell, l’histoire américaine récente ne manque pas de théories farfelues auxquelles un nombre non négligeable d’américains croient. Le phénomène était déjà dénoncé en 1964 dans un article de Richard Hofstadter dans Harpers, devenu un livre fameux et qui fait désormais référence.

Mais de marginal et folklorique, comme lorsque des gens pensent sincèrement que le Joe Biden qui apparaît en public est en réalité joué par Jim Carrey, le conspirationnisme est devenu mainstream. Ce qui veut dire que de nombreux médias mais aussi hommes et femmes politiques assument désormais de soutenir des thèses farfelues ou d’être proches du mouvement QAnon. Il suffit de voir le nombre de candidats républicains lors des primaires qui se tiennent depuis quelques mois qui continuent à dénoncer les fraudes de l’élection de 2020.

Le problème est que si certaines théories conspirationnistes prêtent à rire ou n’ont guère de conséquence, cela devient plus embêtant quand Fox News et dans son sillage les élus républicains expliquent que l’élection de Biden est illégitime (avec pour conséquence que 2/3 des républicains considèrent que l’élection a été entachée de fraudes) ou que le changement climatique est une invention de la Chine pour déstabiliser l’industrie américaine.

Ou quand la rhétorique de la théorie du grand remplacement devient un élément de langage commun pour certains élus républicains, théorie qui diffuse dans l’électorat républicain et qui devient la justification avancée par l’auteur de la tuerie raciste de Buffalo (10 morts suite à l’irruption d’un jeune homme avec un fusil d’assaut dans un supermarché d’un quartier afro-américain de la ville de Buffalo).

Les républicains ont bien sûr récusé tout lien entre leur dénonciation de l’immigration et cette tuerie. Ils ont même été jusqu’à nier avoir repris à leur compte la rhétorique du grand remplacement, même quand lorsqu’ils ont été confrontés à certaines de leurs déclarations passées – comme cela a été le cas d’Elise Stefanik, numéro 3 du parti républicain au Congrès et élue du Nord de l’état de New York, où se situe Buffalo, très critiquée pour un de ses spots de campagne développant la théorie d’un complot des « progressistes » pour obtenir le pouvoir en donnant le droit de vote aux immigrés .

Car en réalité, mentir n’est plus un problème. Et être pris en flagrant délit de mensonge n’est plus un handicap électoral.

Les historiens de la politique américaine considéré qu’avant même Trump, c’est Sarah Palin, colistière de John McCain en 2008, qui a véritablement marqué un tournant. Même lorsque les médias prouvaient sans contestation possible qu’elle avait menti sur son bilan en tant que gouverneur de l’Alaska, elle persistait dans ses déclarations. Et si John Mc Cain n’a sans doute pas été aidé par ce choix de colistière, beaucoup de politiciens ont aussi conclu que le mensonge pouvait être un outil davantage utile que rédhibitoire.

Donald Trump n’a fait que confirmer cela, ne serait-ce qu’en se construisant une audience politique dans le camp conservateur en étant le principal promoteur de la théorie selon laquelle Barack Obama n’était pas américain. Le tout avec un talent certain, sa capacité à dire tout et son contraire rendant plus facile la contestation des accusations de mensonge ou de déclarations erronées.

Il est désormais tout à fait normal et sans conséquences de mentir. A l’image de Kevin McCarthy, leader du groupe républicain à la Chambre des représentants et probable prochain président de cette chambre si les républicains conquièrent la majorité en novembre prochain, récemment pris en flagrant délit de mensonge. Il a contesté l’existence d’un appel dans lequel il évoquait une démission de Trump après l’insurrection au Capitole le 6 janvier 2021, appel dont la presse avait un enregistrement… sans aucune conséquence.

Si mentir n’est plus un souci, tenir un double discours est devenu une habitude. Il suffit de voir les élus républicains à propos des événements de début janvier 2021. Entre ceux qui alors qu’ils essayaient d’œuvrer en coulisse pour renverser le résultat (Mike Lee), ou ceux qui au contraire voulait contester publiquement l’élection, l’opportunisme est au pouvoir.

Une opinion publique piégée, entre polarisation et désintérêt

Dans ce contexte, l’évolution de l’opinion publique est logique.

D’un côté, de nombreux américains ne trouvent pas leur compte dans le débat public actuel.

Il ne s’agit pas de dire que l’enseignement du passé esclavagiste et ségrégationniste, le droit au port d’armes, qui fait partie d’un imaginaire culturel très fort, l’avortement ou les droits des transgenres, ou le rôle ou les limites du mouvement « woke » ne sont pas des sujets susceptibles d’intéresser une grande partie de la population des Etats-Unis, bien au contraire. Mais c’est la façon dont ils sont traités qui posent sans doute un problème à une grande partie de la population.

Sur tous ces sujets, le débat est de plus en plus virulent5La fameuse décision Roe vs Wade garantissant le droit à l’avortement en 1973 n’avait à l’époque pas suscité de véritable débat, avant d’être reprise dans les années 80 par les groupes chrétiens conservateurs comme emblème de la déliquescence des valeurs américaines.. Les positions se radicalisent et le dialogue semble de plus en plus difficile pour ne pas dire impossible (sans même parler de l’idée de compromis qui devient repoussoir).

Et chacun est en quelque sorte sommé de choisir son camp. On pourrait citer de multiples exemples : contrôle des armes (si on est pour le contrôle des armes, on est contre la constitution et contre les valeurs américaines), violences policières (on est pour la police ou contre la police), etc.

Alors qu’une minorité d’américains se déclarent comme ultra-conservateurs ou ultra-progressistes (environ 10 à 15% pour chacun des extrêmes), il n’est guère étonnant que la majorité des américains, pour lesquels le pragmatisme reste une valeur structurante, ne trouvent pas leur compte dans le débat politique actuel et se désintéressent de la politique. On leur présente en effet deux visions du monde, des enjeux et des solutions (celle des conservateurs et celle des progressistes) et ils ne peuvent se reconnaître dans aucune de ces deux visions.

Un sondage récent de CNN témoigne de ce phénomène : 46% des américains considèrent que le parti républicain est « trop extrême » et 48% considèrent que le parti démocrate est « trop extrême ». Un sondage de l’institut PRRI donnait des résultats similaires quant à l’opinion des américains sur la radicalisation du parti républicain et du parti démocrate.

D’autres sondages, tel celui de l’institut de Siena, montrent que les américains craignent désormais le débat politique et sont inquiets de la tournure de celui-ci.

Et nombreux sont ceux qui se désolent de voir ces clivages politiques gagner tous les secteurs de la vie quotidienne et par exemple et notamment le sport, qui n’est plus un espace apolitique, au grand regret de nombreux américains.

Il ne s’agit pas ici de dire que l’usage par certains sportifs du porte-voix que constituent les événements sportifs pour porter des messages antiracistes, pro-LGBT, etc. est critiquable : mais voir le sport, qui fait quand même partie des ciments de la société américaine, envahi par des considérations politiques et par des affrontements entre « woke » et « anti-woke » n’aide sans doute pas à redonner envie aux américains de s’intéresser aux débats politiques.

Dans le même temps, de nombreux sujets cruciaux et qui ont un impact direct sur la vie quotidienne de tous les américains (accès à la santé et crise des opioïdes, accroissement des inégalités, succession des événements climatiques extrêmes et précarité énergétique, etc.) sont totalement hors du radar du débat public.

Et les américains préoccupés par ces questions voient la majorité démocrate au Congrès consacrer beaucoup de temps à la commission sur les évènements du 6 janvier 2021, qui paraît à beaucoup d’entre eux un événement important mais qui relève désormais du passé – les médias se sont félicités que 20 millions d’américains aient regardé la première séance publique… avant de se souvenir que pendant les 51 jours d’audition du Watergate, ce sont 85 millions de foyers en moyenne qui regardaient les auditions télévisées.

Et en cas de victoire républicaine en novembre prochain, ils pourraient voir la majorité républicaine consacrer beaucoup de temps à une commission d’enquête sur Hunter Biden, le fils du Président, voire même à une procédure d’impeachment que les plus extrémistes des pro-Trump ont déjà promis de mener.

Avec pour conséquence l’abstention, mais aussi et sans doute un vote impulsif de rejet, qui conduit à voter en premier lieu contre le parti au pouvoir : c’est ainsi que 7 des 8 dernières élections de mi-mandat ont vu le parti du Président élu deux ans avant être battu6L’exception étant 2002, dans le contexte particulier d’union nationale post 11 septembre..

Par protestation contre l’indigence du débat politique, contre le blocage des institutions, contre le manque de résultats obtenus par le Président malgré les annonces pendant la campagne ou depuis le début du mandat (même si l’obstruction de l’opposition au Congrès en est le principal facteur) ou par protestation contre la situation conjoncturelle, que le gouvernement en soit ou non en partie responsable (on vote ainsi contre la pandémie ou contre l’inflation…).

Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement dès lors que personne ne joue le rôle d’explication des marges de manœuvre du Président, du Sénat, ou ne prend le temps d’expliciter la complexité des problèmes, les options possibles, etc. ?

A côté de cela, une partie de la population reste évidemment très politisée… et de plus en plus polarisée. Les militants et les américains les plus investis sont de plus en plus « radicalisés » et virulents, les médias engagés et les réseaux sociaux contribuant à enfermer ces militants dans des bulles de « like minded » qui durcissent leurs convictions7On peut d’ailleurs voir là une limite de l’approche très locale de la politique et du rôle prééminent donné à la création d’un consensus au sein d’une « communauté » local. Si cette approche a des avantages concrets clairs (regroupement par affinités, avec des pouvoirs importants conférés à une forme de démocratie locale, etc.) elle suppose pour que le pays dans son ensemble reste à peu près fonctionnel d’avoir un minimum d’interactions entre communautés, ce qui est de moins en moins le cas..

Le débat politique se résume donc à une « guerre culturelle » dans laquelle l’objectif est bien de faire rendre gorge à son adversaire et gagner une victoire totale. Le problème est que le terme de guerre est de moins en moins pris au sens figuré et de plus en plus au sens propre.

Une violence politique inquiétante

Là encore, la violence politique n’est pas une nouveauté aux Etats-Unis (il suffit de penser que le Président américain a été assassiné en 1963, que son frère, favori pour gagner la présidentielle, en 1968, quelques mois après Martin Luther King). 

Mais ce n’est pas pour rien que le FBI déclarait publiquement en que le terrorisme des mouvements suprémacistes blancs représentaient la principale menace sur la sécurité intérieure, suscitant l’émoi des conservateurs qui dénonçaient de leur côté depuis des mois les désordres occasionnés par les manifestations du mouvement « Black Lives Matter ».

On pourrait multiplier les exemples, qui vont bien au-delà de la tentative d’insurrection au Capitole du 6 janvier 2021 : complot visant à enlever la gouverneure du Michigan à l’automne 2020, tuerie de Buffalo s’appuyant sur la théorie du grand remplacement, etc.

On a aussi pris la mesure, à l’occasion des auditions publiques de la commission du Congrès sur les événements du 6 janvier, de l’ampleur des menaces (et parfois des actions violentes) menées contre les personnes ayant participé au processus électoral.

Contre les responsables politiques ayant refusé de renverser les résultats (tel le secretary of state – équivalent du ministre de l’intérieur – de Géorgie, célèbre pour ne pas avoir cédé à un appel d’une heure du Président Trump lui demandant de trouver les 10 000 voix qui lui manquaient pour gagner cet état) mais aussi contre de simples agents chargés de compter les bulletins ou de déplacer les urnes, menacés depuis des mois après que Trump lui-même et les tenants de la théorie de la fraude organisée les ont publiquement identifiés ou ont fait circuler des vidéos prouvant « incontestablement » l’existence de fraudes. Le témoignage d’une de ces personnes, certes très mis en scène par la commission parlementaire sur le 6 janvier, n’en était pas moins extrêmement choquant.

On pourrait aussi mentionner les menaces contre les représentants ou sénateurs républicains ayant voté l’impeachment début 2021 ou acceptant la constitution d’une commission sur les événements du 6 janvier. On ne parle pas ici des imprécations de Trump pour leur faire perdre leur siège, mais aussi les réelles menaces physiques contre ces élus et leur famille, encore récemment dénoncées par Adam Kinzinger.

Le plus problématique étant qu’il n’est plus vraiment de bon ton, pour une grande partie des élus républicains, de dénoncer ces violences. C’est ainsi que le Republican National Committee, c’est-à-dire l’instance qui rassemble au niveau national les représentants locaux du parti républicain, n’a pas hésité à qualifier de « discours politique légitime » l’insurrection du 6 janvier et l’envahissement du Capitole.

Conviction profonde ou volonté de ne pas fâcher les électeurs Trumpistes « election deniers » ? Il n’en reste pas moins que, de la même façon que les insurgés du 6 janvier considéraient souvent avoir répondu à un appel de Trump, on ne peut que craindre que d’autres américains considèrent de leur devoir de mener des actions violentes.

Un sondage de l’institut PRRI paru en novembre 2021 indiquait ainsi que 30% des personnes interrogées se déclarant électeurs du parti républicain indiquaient être d’accord avec la phrase suivante : «  parce que les choses vont si mal, les vrais patriotes américains pourraient devoir recourir à la violence pour sauver les Etats-Unis ».

Notons ainsi que dans le même temps, les participants au complot contre Gretchen Whitmer ont été acquittés au motif qu’ils n’étaient pas encore passés à l’action et que leurs discussions relevaient de la « liberté d’opinion et d’expression », laquelle sert donc désormais de justification à tout type de débordements.

Et c’est ainsi qu’on voit même des candidats faire explicitement l’apologie de la violence comme instrument politique, à l’image d’Eric Greitens, candidat pour être sénateur du Missouri (et ancien gouverneur de cet état). Sa vidéo appelant à faire la chasse aux RINO (« republican in name only », i.e. les hommes ou femmes politiques qui se prétendent républicains mais qui ne le sont pas, le critère n’étant pas en général, leur position sur des sujets de fond, mais d’abord le fait qu’ils reconnaissent ou non Biden comme le Président légitime) a suscité une levée de boucliers… mais Greitens est pour l’instant en tête des sondages.

Il serait injuste de donner l’impression que la tension et les actions violentes ne sont que le fait du côté républicain. Il suffit de penser à la pression physique mise sur certains sénateurs de leur propre camp, jugés trop modérés. Et surtout à l’arrestation début juin d’un homme soupçonné de vouloir tuer le juge de la Cour Suprême Brett Kavanaugh, après la fuite révélant le projet des juges conservateurs de la Cour Suprême de revenir sur le droit à l’avortement.

Dans ce contexte très inquiétant, on ne peut que craindre de nouveaux actes de violence, dirigés contre les élus (ou contre les juges à la Cour Suprême), mais aussi entre les militants de deux camps. Nul doute qu’un événement similaire à la mort de George Floyd, qui a malheureusement toutes les chances d’arriver à nouveau puisque rien n’a été réglé en la matière, pourrait à nouveau susciter des protestations violentes et un enchaînement de réactions incontrôlées, sans qu’on puisse vraiment compter sur la classe politique pour en appeler unanimement au calme  le moment venu.

Une spirale infernale difficile à enrayer

Le tableau dressé ici n’est guère réjouissant : débat politique monopolisé par les franges militantes des camps conservateurs et progressistes, médias qui choisissent un camp et entretiennent la dérive du débat, désintérêt croissant pour ne pas dire dégoût d’une partie de la population pour la politique, qui ne fait que renforcer l’importance électorale des militants et la polarisation du débat… Voilà un cercle vicieux bien difficile à briser.

Le constat est partagé par de nombreux analystes de la société ou de la politique américaine. C’est d’ailleurs celui fait par Joe Biden qui pensait pouvoir y répondre en remettant un peu de calme au sommet du gouvernement fédéral et en démontrant que la culture du compromis pouvait donner des résultats concrets au bénéfice de la population, avec l’espoir de restaurer un minimum de confiance dans les institutions et la classe politique. Hélas, il a pour l’instant, pour diverses raisons, échoué.

Quant aux politiques qui partageaient son approche ou qui sont prêts à la défendre, ils sont de moins en moins nombreux.

Pire même, ils jettent l’éponge, notamment côté républicain. Entre ceux qui ne reconnaissent plus dans la vie politique actuelle, ceux qui, ayant dénoncé l’attitude de Trump après sa défaite, ne voient pas l’intérêt de mener une campagne électorale perdue d’avance, ou presque, compte tenu des moyens mis par la galaxie Trump pour les faire perdre, et ceux qui veulent simplement protéger leurs proches qui font l’objet de menaces ou de mesures d’intimidation , il ne reste plus grand monde pour se positionner sur le créneau du retour à la culture du compromis. Et les courageux sont, dans les faits, souvent battus lors des primaires.

C’est ainsi qu’une partie de représentants ayant pour l’impeachment de Donald Trump ont renoncé à se représenter en 2022, tel Antonio Gonzalez dans l’Ohio.

Ou que plusieurs sénateurs républicains « à l’ancienne » et réputés pour leur capacité de compromis ont renoncé à se présenter, comme Rob Portman, le sénateur de l’Ohio qui a toutes les chances d’être remplacé par un républicain populiste, JD Vance8Qui émarge d’ailleurs à la catégorie des opportunistes : ancien never-Trumper, il a finalement changé de registre et courtisé Trump, non sans donner des garanties du Trumpisme par ses prises de positions conservatrices et anti-démocrates..

Autre exemple, celui d’un candidat républicain pour le siège de représentant où se trouve la ville de Buffalo, endeuillée par une tuerie raciste au mois d’avril. Après qu’il se fut prononcé pour un contrôle plus strict des armes à feu, il a été obligé de retirer sa candidature, face aux attaques venant des militants et de l’establishment républicain local. 

Ainsi, la stratégie de radicalisation des positions et de polarisation politique semble bel et bien validée par les résultats des primaires. Et comme le rejet de Joe Biden et la tentation du vote sanction sont très forts, même les candidats républicains les moins « fréquentables » et les plus extrémistes semblent en position de l’emporter en novembre prochain.

On ne voit pas très bien dès lors ce qui pourrait, aujourd’hui, cette spirale infernale de polarisation extrême dans laquelle les Etats-Unis sont entraînés.

Deux pays différents qui évoluent dans des sens opposés

Or cette polarisation politique se traduit dans les débats mais aussi concrètement et au quotidien pour les américains. On assiste ainsi à une divergence de ce qu’est la vie quotidienne des américains selon l’endroit où ils vivent.

Il y a désormais les « red states » où on ne pourra plus avorter, où le port d’armes sera autorisé en toutes circonstances voir facilité car perçu comme un facteur de sécurité, où les écoles publiques ne traiteront pas du passé esclavagiste ni de diversité sexuelle (comme en Floride) et où certains livres seront interdits dans les bibliothèques scolaires9Cela peut aller assez loin avec l’interdiction de la bande dessinée Mauss sur la Shoah par les responsables des écoles publiques d’un district du Tennessee , au motif qu’on y voit des corps nus et des morts. Les ventes de l’ouvrage ont explosé après cette histoire.. Dans ces états, il sera sans doute plus difficile de voter en raison de lois électorales « antifraudes » restrictives. On aura vu des mesures de santé publique très limitées pendant le Covid 1910Puisqu’on ne va pas contre la volonté de Dieu. et le financement public de l’assurance santé sera réduit au strict minimum11Les états peuvent en effet choisir de participer plus ou moins activement aux dispositifs issus de l’Obamacare.. Et on y envisage, après le jugement de la Cour Suprême sur l’avortement, de mettre en place ou renforcer des mesures limitant les droits des homosexuels et des transgenres12A l’image des tentatives en cours dans quelques états de qualifier de maltraitance les traitements médicaux permettant les transitions de genre.. Le tout au nom de la valeur cardinale des Etats-Unis : la protection des libertés individuelles.

De l’autre, les blue states où on peut avorter en toute légalité et avec un financement public des soins et qui accueilleront les femmes de red states souhaitant avorter, où le port d’armes est aussi réglementé que possible, où la lutte contre le changement climatique est considéré comme une priorité absolue se traduisant par des mesures contraignantes sur les émissions des véhicules ou des centrales thermiques, etc., où les écoles publiques doivent expliquer aux enfants le « privilège blanc » et consacrer du temps aux questions de diversité sexuelle, et où les entorses au politiquement correct sont rédhibitoires pour occuper tout pose officiel. Dans ces états, on peut voter par anticipation, à distance et sans justifier de son identité. Les écoles et de nombreux commerces ont longtemps été fermés pendant la pandémie de Covid, avec des obligations de port du masque. Le tout au nom de la valeur cardinale des Etats-Unis : la protection des libertés individuelles.

Et on trouve finalement très peu d’états dont les lois se situent entre-deux13On pourrait citer le Colorado où la population est « libertaire » avant d’être républicaine ou démocrate.. En effet, dès lors qu’un parti est au pouvoir, il va au bout de sa logique et met en place l’ensemble des éléments évoqués ci-dessus, éventuellement avec quelques nuances dans les rares états où le gouverneur et les parlements locaux ne sont pas du même parti et où la répartition des pouvoirs est assez équilibrée. Mais chaque parti cherche alors à prendre le dessus pour imposer sa logique.

Cela ne veut pas dire que tous les habitants de ces états pensent exactement la même chose et il est certain que certains villes ou « communautés » des red states qui détestent Donald Trump, considèrent que le slogan « Black Lives Matter » est légitime et veulent réformer la police, etc.

De même que dans les communautés rurales des blue states, il est certain qu’on considère largement que l’élection de Joe Biden a été entachée de fraudes, on arbore sur le parechoc arrière de son pick-up des autocollants « All lives matter », « Blue lives matter »« Blue lives » désignant ici les policiers., ou en faveur de port d’armes, et on se lamente du soutien apporté aux migrants et de la notion de racisme systémique.

Mais ces communautés sont clairement de plus en plus isolées du reste des états et en quelque sorte barricadées – au point que le candidat désigné par la primaire républicaine pour le poste de gouverneur de l’Illinois avait considéré, il y a quelques années, que la ville de Chicago ne devrait plus faire partie de cet état, afin de pouvoir faire prévaloir la vision républicaine14Il est revenu depuis sur cette façon d’aborder la fracture entre Chicago et l’Illinois rural..

Dans ce contexte, les divergences ne peuvent que s’auto-entretenir et s’accentuer : un progressiste du Nord Ouest va difficilement déménager dans l’Idaho et choisira plutôt d’aller dans les états voisins (état de Washington ou Oregon voisin). Et inversement.

La question est alors la suivante : jusqu’à quel point ces deux Amériques peuvent-elles continuer à cohabiter dans le même Etat, même si celui-ci est une fédération ?!?

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