Tout au long de sa campagne électorale, Joe Biden avait largement mis en avant son « Build Back Better », qu’on peut traduire par « mieux reconstruire » (ce qui sonne incontestablement moins bien que la version anglaise ou que le « monde d’après »).
Ce plan était très ambitieux dans son contenu et dans ses objectifs politiques. Il visait en effet à la fois à respecter la promesse faite à l’aile gauche du parti d’une politique ambitieuse de lutte contre le changement climatique (à défaut de reprendre totalement le « Green New Deal » promu par Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio Cortez) et à répondre aux préoccupations quotidiennes des américains au travers d’avancées sociales importantes.
Dans ce volet « social », figuraient la pérennisation des mesures de prise en charge financière de la garde d’enfants instaurées pendant la pandémie (un premier pas vers un « universal child care »), le renforcement de l’Obamacare via des dispositifs permettant d’améliorer la prise en charge des frais de santé ou encore la création d’un droit à congé maternité au niveau fédéral (puisqu’à ce jour seuls quelques états ont mis en place le congé maternité de droit, tandis que ce qu’on appellerait en France des accords de branches le prévoient dans certains secteurs de l’économie où les organisation syndicales pèsent suffisamment).
Ce plan allait par ailleurs de pair avec la mise en place d’un grand plan de financement des « infrastructures » répondant à un besoin de rénovation important notamment des infrastructures routières, mais aussi de réduction des zones blanches, etc.
La vision globale était claire : soutenir la reprise économique par des grands travaux largement financés par le dépense publique, mettre en cohérence autant que possible les infrastructures avec les décisions nécessaire pour lutter contre le changement climatique (développement des bornes de recharge électrique pour accompagner l’essor des véhicules électriques, etc.) et profiter de cette croissance pour lutter contre les inégalités, la pauvreté et la précarité. Le volet social de « Build Back Better » était d’ailleurs présenté par certains à gauche comme le pendant « infrastructures humaines » du plan de rénovation des infrastructures « physiques ».
Au moment de prendre ses fonctions, Biden savait que son plan « infrastructures » était beaucoup plus consensuel à la fois au sein de la classe politique et de la population que « Build Back Better ». Ce dernier est en effet contesté par les républicains qui ne veulent pas entendre parler de lutte contre le changement climatique1Aussi surprenante et choquante que cette formulation puisse paraître, on ne saurait honnêtement décrire autrement la position des républicains. et qui rejettent tout idée de renforcement des filets de sécurité et de reconstruction d’une forme d’Etat providence. Mais au sein même du parti démocrate, certains aspects de « Build Back Better » suscitaient aussi, comme on va le voir, des réticences.
La question des infrastructures physiques était donc une bonne occasion d’obtenir un accord bipartisan au Congrès et d’accomplir une autre promesse de campagne : celle d’être capable de construire des compromis entre démocrates et républicains et ainsi de démontrer que Washington pouvait à nouveau fonctionner et travailler dans l’intérêt de la vie quotidienne des américains.
Biden avait donc intérêt à ce que son plan « infrastructures » soit voté indépendamment de « Build Back Better » pour obtenir une victoire politique symbolique importante. Mais il n’était pas question de s’en tenir là et Biden a toujours voulu lier « infrastructures » et « Build Back Better ». Parce qu’il y croit manifestement sur le fond mais aussi parce qu’il pensait que la capacité d’obtenir des compromis au sein du parti démocrate serait renforcée si de nombreux sujets étaient simultanément sur la table. Il misait aussi (et la suite des événements lui a donné raison sur ce point) sur le fait, que même si les républicains étaient très opposés à « Build Back Better », une partie d’entre eux ne pourrait pas rejeter le plan « infrastructures » au seul motif que le Président reliait les deux sujets politiquement.
Alors qu’un accord bipartisan était obtenu au Sénat sur le paquet « infrastructures », le Président expliquait qu’il ne ratifierait pas le paquet avant un accord sur « Build Back Better » et le vote à la Chambre des représentants sur ce paquet était suspendu.
Lier les sujets pour faciliter un compromis au sein du parti démocrate sur « Build Back Better » reposait sur l’idée suivante : l’attrait du plan « infrastructures » relèguerait au second rang les réticences de certains démocrates modérés relatives à l’ampleur des dépenses publiques induites par « Build Back Better » et au contenu même du programme. Parmi elles, citons la crainte d’un Etat providence trop généreux qui retomberait dans les travers de l’« assistanat » et découragerait le retour au travail ou l’esprit d’entreprise, et les réticences à cautionner la sortie des énergies fossiles compte tenu de l’impact sur certaines régions qui en dépendent largement.
Le pari était risqué… et il a échoué. Au lieu de la spirale positive espérée, c’est plutôt une logique de prise en otage qui s’est imposée.
Les modérés démocrates, une fois le contenu du paquet « infrastructures » validé, se sont sentis en position de force pour abaisser l’ambition de « Build Back Better ».
De leur côté, les progressistes avaient joué le jeu et fait confiance à Biden qui leur promettait « Build Back Better ». Ils avaient alors donné leur accord sur le plan « infrastructures » malgré des réticences sur un contenu donnant, selon eux, la part trop belle à des infrastructures problématiques du point de vue la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mais quand les modérés ont commencé à détricoter « Build Back Better », la réaction ne s’est pas fait attendre et une trentaine d’élus progressistes à la Chambre des représentants (soit bien plus que nécessaire pour empêcher l’adoption d’un texte) ont à leur tour menacé de ne pas voter le paquet « infrastructures » voté par le Sénat.
On ne reviendra pas ici sur toutes les détails politiques et procédurales du débat interne au parti démocrate, qui ont constitué un feuilleton qui a fini par lasser jusqu’aux correspondants des médias auprès de la Maison Blanche et du Congrès, pourtant prompts à s’enthousiasmer pendant des heures pour toutes les petites phrases et manœuvres souterraines qui agitent Washington DC.
Disons simplement que la situation actuelle est très décevante pour Biden : il a fini par renoncer à lier les deux sujets et le paquet infrastructures a été voté puis ratifié fin décembre tandis que « Build Back Better » est aujourd’hui au point mort.
Il ne s’agit pas ici de minimiser l’importance d’un plan « infrastructures »2Que Trump n’avait jamais réussi à faire passer malgré des promesses sur le sujet tout au long de son mandat. ni le défi que représentait l’obtention d’un accord bipartisan et le soutien de 13 sénateurs républicains sur le sujet, dans un contexte où soutenir Biden, même sur des mesures populaires, n’est pas sans risque pour n’importe quel élu républicain. Mais le bénéfice politique qui aurait pu en être tiré par le Président a été largement gâché depuis.
Le retard de 6 mois pris dans la mise en œuvre du plan « infrastructures » pourrait ne pas être neutre en novembre prochain : les démocrates auraient bien besoin de pouvoir inaugurer des infrastructures financées grâce à leur action au Congrès – et Biden a d’ailleurs commencé début mars à faire des déplacements sur les infrastructures ayant vocation à être rénovées.
Le caractère bipartisan du vote sur le paquet « infrastructures », qui devait témoigner de façon éclatante de la capacité de Biden à faire fonctionner Washington, a été largement effacé par les mois de manœuvres politiques. Le psychodrame et l’incapacité à avancer sur « Build Back Better » renforcent l’image d’un Congrès dysfonctionnel.
En outre, alors que l’opposition systématique des républicains est le premier facteur de dysfonctionnement du Congrès, on aura d’abord retenu l’incapacité du parti démocrate à s’entendre. Alors que 50 sénateurs républicains refusent de voter des mesures populaires sur la garde d’enfants ou de s’engager dans la lutte contre le changement climatique, on retient d’abord les réticences d’un ou deux démocrates. Les républicains, qui n’ont aucune envie que le Congrès soit efficace pour des raisons politiques comme idéologiques, ont donc regardé avec délice et en dégustant tranquillement leur popcorn les démocrates qui se déchiraient.
Pire, Biden est apparu très proche des progressistes, ce qui donne des arguments aux républicains pour accréditer le discours, rabâché depuis la campagne présidentielle, selon lequel Biden est aux mains des « socialistes ». Or cet argument porte dans l’électorat républicain mais aussi chez les électeurs dits indépendants et modérés. Dans le même temps, comme « Build Back Better » est au point mort, Biden ne peut pas espérer tirer grand bénéfice au sein de l’électorat progressiste de sa volonté de satisfaire son aile gauche.
Biden peut-il redresser la situation, par exemple en réussissant à faire passer tout ou partie de « Build Back Better », et surtout les mesures les plus populaires comme le crédit d’impôt sur la garde d’enfants ? Cela paraît de plus en plus compromis.
A l’approche des élections, les démocrates modérés sont de plus en plus réticents à voter un programme perçu avant tout dans l’opinion publique comme « progressiste ». Le contenu concret du plan est en réalité petit à petit passé au second plan, s’effaçant devant la question du montant total des dépenses proposées.
Il faut dire, que pour pouvoir voter les mesures à la majorité simple au Sénat, il fallait en faire une loi budgétaire et tout regrouper dans un seul paquet, puisque la procédure correspondante ne peut pas être activée qu’un nombre limité de fois. Le contenu du paquet s’est avéré très hétérogène, chacun essayant d’en profiter pour inclure des mesures de toute nature.
Par facilité, les médias – et certains acteurs démocrates du drame également – ont ramené les divergences à la question de l’écart entre la proposition initiale et le montant de dépense acceptable par les deux sénateurs démocrates qui bloquaient le projet. On parle ici des désormais fameux Kirsten Sinema, sénatrice de l’Arizona, très discrète médiatiquement et dont les lignes rouges sont restées mystérieuses, et Joe Manchin, beaucoup plus enclin à s’épancher dans les médias sur ses réticences… et également très enclin à faire évoluer ces dernières au fil du temps, jusqu’à finir par déclarer qu’il ne voterait jamais « Build Back Better ».
Même si le projet de loi est passé, au gré des tentatives d’ajustement pour satisfaire les modérés, d’un peu plus de 3000 milliards de dollars à un peu de 1000 milliards de dollars de dépenses, « Build Back Better » a désormais surtout l’image d’une injection massive d’argent public dans l’économie, alors même que les dépenses publiques massives mises en place pour répondre à la pandémie sont aujourd’hui présentées comme les principales responsables d’une inflation très problématique pour le Président Biden et le parti démocrate. Les modérés sont dans ce contexte chaque jour plus réticents à endosser un programme qui sera vite étiqueté comme inflationniste par leurs adversaires républicains.
Une option serait de poursuivre la négociation avec Sinema et Manchin pour re-calibrer un paquet de mesures qu’ils seraient prêts à voter, mais avec le risque que le paquet très réduit soit bloqué par les progressistes étant donné que les mesures les plus importantes sur le plan social ou de la lutte contre le changement climatique n’en feraient probablement pas partie.
Quant à se résigner à passer les mesures par petit bout pour sortir de l’impasse d’une discussion globale manifestement stérile, cela nécessite de sortir de la procédure nécessitant un vote à la majorité simple, donc obtenir l’adhésion de 10 sénateurs républicains (voire plus en cas de défection de certains démocrates), ce qui paraît de moins en moins réaliste à l’approche des échéances électorales. C’est donc l’assurance, au mieux, de n’en sauver que très peu et au prix de long compromis ayant de fortes chances de les dénaturer.
Le pari est risqué, entre la possible obstruction totale des républicains, le risque de s’aliéner les progressistes en étant trop conciliant et le bénéfice à en tirer incertain : Biden peut-il encore faire croire que le Congrès peut fonctionner en produisant des lois qui changent la vie des américains et les démocrates seront-ils jugés là-dessus lors des élections de mi-mandat en novembre prochain ?
A ce stade, il semble bien que les élus démocrates au Congrès envisagent d’utiliser l’agenda parlementaire pour faire du Congrès une tribune pour marquer leurs différences idéologiques avec les républicains et non plus pour agir concrètement. Alors qu’après que Joe Manchin eut annoncé en direct… sur Fox News la mort de « Build Back Better » (avant de justifier sa décision dans un communiqué), la Maison Blanche, par la voix de la porte-parole Jen Psaki, dénonçait vigoureusement ce « revirement » et insistait sur sa volonté de continuer à chercher un compromis, les élus démocrates changeaient, eux, leur fusil d’épaule et retiraient de l’agenda de discussion « Build Back Better » pour mettre sur la table une proposition de loi électorale pour protéger les droits civiques dont chacun sait qu’elle était à coup sûr vouée à l’échec mais qui a le mérite de galvaniser la base démocrate.
L’agenda de réforme de Joe Biden semble donc bel et bien englué à court terme et tout le poids politique mis pour faire passer « Build Back Better » parti en fumée. L’échec sur le fond (obligation d’abandonner des réformes au cœur de la campagne du Président) comme sur la forme (aveu d’impuissance sur la capacité à faire fonctionner le Congrès) si on en restait là serait majeur pour le Président.
Biden semble donc ne pas avoir définitivement renoncé, si l’on en croit le contenu sur le discours de l’état de l’Union, lors duquel le Président a mis en avant certaines mesures de « Build Back Better », sans jamais utiliser cette expression synonyme d’échec3Le truculent commentateur politique républicain “never-trumper” Mike Murphy explique qu’elle était de toute façon mal choisie et serait plus adaptée dans une publicité de kiné qui vanterait une méthode pour régler des problèmes de dos..
Il a d’abord insisté sur 3 mesures clé de feu « Build Back Better » en les présentant comme des instruments de lutte contre l’inflation, parce qu’elles sont de nature à réduire le montant de certaines dépenses essentielles pour les américains : un crédit d’impôt sur la garde d’enfants, le développement des énergies renouvelables qui réduit les factures énergétiques, une meilleure prise en charge des frais de santé.
En proposant de les financer par une hausse d’impôts sur les plus riches (i.e. les américains dont les revenus dépassent 400 000 dollars par an), Biden cherche aussi à contrer les critiques sur la dépense publique, en promouvant une mesure par ailleurs très populaire.
L’objectif était donc clair : abandonner le nom et l’emballage et relier les réformes proposées aux préoccupations immédiates des américains pour espérer un nouveau départ.
Il n’est pas évident que cette première étape fonctionne et même si c’est le cas, il restera à faire voter certaines mesures. Les premières réactions de Joe Manchin, qui semblent ouvert à une discussion sur ces bases, peuvent laisser des espoirs à Biden, mais la route sera longue. Et les observateurs considèrent qu’il ne faut pas trop miser sur le vote d’une loi avant les midterms mais plutôt être prêt à valoriser au maximum un vote si une bonne surprise arrivait.
Biden est donc en grande difficulté sur la mise en place de son agenda de réforme où ses talents de négociateur et sa connaissance des rouages du Congrès n’ont pas suffi, à ce stade, à recréer une culture du compromis, y compris au sein de son propre parti.
Alors que le Président est par ailleurs en difficulté sur la gestion de la pandémie ou sur sa politique étrangère, une nouvelle question commence à se poser : Biden est-il taillé pour être Président des Etats-Unis en 2022 ?