Donald Trump avait géré la pandémie, tout au long de l’année 2020, en pensant d’abord à l’impact du coronavirus sur ses chances de réélection.
Avec pour conséquences un refus de reconnaître la gravité de la situation, une tendance à n’écouter que les avis scientifiques optimistes pour déclarer la pandémie terminée, des messages de santé publique divergents entre le Président et les experts et agences de santé publique, et finalement un gouvernement fédéral laissant la main sur le sujet aux exécutifs locaux, pour le meilleur et pour le pire.
Lorsque Joe Biden reprenait le sujet, en pleine vague d’infections et de décès, mais avec une production de vaccin déjà bien engagée, il était bien décidé à redonner sa place au gouvernement fédéral et à gérer la crise sanitaire rationnellement et en s’appuyant sur les experts scientifiques. Il promettait surtout d’être transparent sur la situation, même si cela voulait dire prolonger les mesures sanitaires ou prendre des mesures impopulaires. Mais le Président ne pouvait, par ce simple changement de posture, ni effacer le mal déjà fait dans certains esprits par 10 mois de gestion erratique ni redonner complètement la main au gouvernement fédéral.
Que peut en effet le Président contre l’éclatement des responsabilités en matière de santé publique ? Les mesures sanitaires relèvent des exécutifs locaux (dans certains états, ce sont les comtés qui sont compétents et on a vu ainsi un comté de l’Arizona refuser les crédits proposés par l’Etat fédéral pour développer les tests et la vaccination ou tracer les cas contacts). Lorsque Biden a voulu prendre des mesures au niveau fédéral pour imposer la vaccination à certaines catégories de salariés, elles ont été en partie annulées par la Cour Suprême. Très majoritairement conservatrice et anti-état fédéral depuis fin 2020, celle-ci a privilégié la protection des prérogatives des exécutifs locaux à la prise en compte des risques sanitaires et donc à la protection des citoyens.
Dans ce contexte, le rôle de l’administration fédérale et de Biden lui-même se limite à émettre des recommandations adressées aux exécutifs locaux et au grand public, à communiquer pour en promouvoir l’application et à miser sur le sens de la responsabilité des autorités locales. L’exercice était compliqué aux Etats-Unis comme ailleurs compte tenu de l’évolution régulière des connaissances scientifiques et des caractéristiques différentes des variants successifs, obligeant à faire évoluer les recommandations et leur justification.
De l’avis général, la communication des différents organes chargés de la santé publique a été défaillante, avec des messages jugés trop changeants, une organisation des responsabilités peu claire et une difficulté à trouver des porte-paroles incontestables pour porter ces messages à tous les niveaux.
Mais ce jugement paraît bien sévère et minimise largement la difficulté de l’exercice dans le contexte culturel et politique américain post-Trump.
D’abord parce qu’une partie significative des américains n’avait tout simplement pas envie d’écouter ces messages, entre méfiance vis-à-vis de l’Etat fédéral, influence des multiples campagnes de désinformation sur le virus ou la vaccination et, même si cela peut paraître relever du cliché, une culture de l’individualisme qui n’est guère propice à l’adhésion volontaire à des contraintes bénéficiant d’abord à d’autres (les plus vulnérables, les personnels de santé, etc.).
Ensuite parce qu’une grande partie de la classe politique républicaine n’a jamais voulu jouer le jeu de la responsabilité, de peur de contrarier une base électorale biberonnée aux informations anti-vaccin et anti-masque des talks shows et autres podcast d’ultra-droite. Au contraire, les républicains ont joué la surenchère sur le sujet, avec des gouverneurs décidant par exemple d’interdire toute obligation de port de masque que pourrait imposer un comté, une municipalité ou une école.
La question du port du masque a d’ailleurs été instrumentalisée, pour ne pas dire prise en otage, par les républicains. Ce dernier y a vu une bonne occasion de se positionner comme le « parti de la liberté » et comme le rempart contre un gouvernement fédéral oppresseur, dont les mesures sanitaires ne seraient que le premier pas vers un contrôle social généralisé « à la chinoise » (sic) de la vie quotidienne des américains.
Il en résulte, sur ce plan comme sur d’autres, que les américains sont extrêmement divisés, avec des attitudes qui peuvent différer radicalement face à la pandémie. Il faut parfois descendre au niveau de la « communauté » (c’est-à-dire d’un ensemble de personnes qui se sentent unies par une vision commune, qui peut-être un quartier dans une ville, un ou plusieurs comptés dans les zones rurales, etc.) pour trouver une attitude cohérente, avec des communautés voisines qui se comportent très différemment en matière de vaccination, port du masque en général et à l’école en particulier, etc.
Comment alors diffuser au niveau fédéral des recommandations applicables partout, dès lors que la dynamique de la pandémie a été très différente selon les zones1Cf. par exemple le suivi par le New York Times., que les taux de personne totalement vaccinées dépassent à peine 50% dans certains Etats (Alabama, Mississipi, Wyoming, Louisiane) contre plus de 70% dans une quinzaine d’autres (Californie, côte Nord-Est). Si on descend au niveau du comté, on trouve des écarts encore plus importants, avec des taux inférieurs à 40% dans de nombreux comté ruraux du Midwest ou du Sud. Autre exemple : 30% de taux de vaccination dans les comtés ruraux de la moitié est du Wyoming contre plus de 90% dans le comté de Teton (où se trouve Jackson Hole, lieu de villégiature et de résidence prisé de la « upper class » et de la jetset) à l’ouest du même état.
Soucieuse, sans doute à juste titre, de ne pas braquer encore plus certains américains sur le sujet de la vaccination ou des gestes barrières, l’administration Biden n’a pas souhaité se lancer dans les polémiques politiques directes avec les républicains. Le Président a encore appelé, le 1er mars lors du discours sur l’état de l’Union, à ne pas instrumentaliser politiquement la pandémie.
Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l’impact concret des messages anti-vaccination ou anti-masques, comme le montre l’analyse diffusée récemment par le New York Times, de la différence entre les taux de mortalité liée au Covid entre les comtés ayant voté très nettement en faveur de Biden et ceux ayant voté très nettement en faveur de Trump. On y voit très clairement que les comtés « Biden » n’ont pas connu un pic de mortalité au moment de la vague de variant Delta, contrairement aux comtés « Trump ».
Ou que le taux de mortalité cumulée, qui était du même ordre au moment où les vaccins ont été disponibles pour les américains, a sensiblement divergé depuis.
Dans le même temps, l’administration Biden est échaudée par l’épisode de l’été 2021 : après avoir annoncé le retour à la normale, il avait fallu expliquer que certaines mesures sanitaires s’imposaient face au variant Delta, même pour les vaccinés. L’administration Biden hésite donc évidemment à dire que les Etats-Unis ont dépassé la pandémie. Il faut dire que les hospitalisations et les décès (2000 à 3000 par jour en moyenne encore depuis début 2022) continuent à rythme soutenu dans de nombreuses parties du pays.
Biden s’en est donc tenu à sa position de départ : écouter les scientifiques et statuer en fonction des données épidémiologiques disponibles. Et le gouvernement fédéral a continué à passer des messages généraux sur les mesures sanitaires barrières, rappelant que la pandémie faisait encore des ravages dans certaines zones et invitant chacun à tenir compte de son contexte local.
Le tout avec forcément une efficacité réduite : les zones les plus exposées en raison d’un faible niveau de vaccination et où il aurait fallu être le plus prudent et compenser le déficit de vaccination par des gestes barrière sont justement celles où il n’est pas question d’écouter le gouvernement fédéral ni d’imposer des restrictions.
Dans les zones plus vaccinées et les plus respectueuses des recommandations (que ce soit au travers des mesures prises par les autorités locales ou des comportements individuels), les mesures auraient peut-être pu être assouplies plus vite, mais la perception du risque par la population était bien plus intense, incitant les autorités locales à la prudence, par exemple dans les écoles.
Jusqu’à ce que même dans ces régions majoritairement démocrates, la lassitude, le sentiment de payer le prix de l’entêtement des anti-vaccinations, une certaine ambivalence s’agissant des enfants (crainte de voir les enfants être infectés tout en souhaitant qu’ils suivent une scolarité « normale »2Le fait que l’accès aux « bonnes » études soit extrêmement compétitif et perçu comme devant être préparé dès l’équivalent du primaire – voire de la maternelle – pour rentrer immédiatement dans les bonnes filières accentue sans doute les préoccupations des parents.) ne finissent par l’emporter.
Plusieurs gouverneurs démocrates ont alors annoncé mi-février vouloir relâcher les mesures sanitaires, mais en demandant au gouvernement fédéral des recommandations – on pourrait dire une couverture… – en la matière et en manifestement leur impatience face à ces réticences du gouvernement fédéral.
Certains stratèges démocrates, largement relayés par la presse politique, n’ont alors pas compris pourquoi, alors que se profilent déjà les élections de mi-mandat en novembre 2022, Biden n’empochait pas un succès politique majeur en annonçant la fin de la pandémie, au regard des enquêtes d’opinion qui font de la sortie de la pandémie un sujet de préoccupation majeure3Notons que ce sont les mêmes qui à l’automne reprochait à Biden d’avoir crié victoire trop vite, mais stratèges comme analystes politiques sont bien moins comptables de leurs prises de position que les élus, aux Etats-Unis comme ailleurs..
Ces divergences n’ont été que temporaires puisque les gouverneurs ont, pour sortir de l’impasse, souvent choisi d’annoncer un relâchement des mesures courant mars, tandis que l’administration Biden a finalement annoncé début mars de nouvelles lignes directrices permettant, au regard des données épidémiologiques, d’alléger les gestes barrière là où les données épidémiologiques le permettent. Les organismes de santé publique ont précisé ensuite que les recommandations de levée de certaines restrictions ou obligations de port du masque concernaient un peu plus de 70% de la population américaine – mais comme on l’a dit, il y a fort à parier que les 30% restant ne soient pas les plus enclins à conserver des contraintes sanitaires, si tant est que ce dernier aient été mises en place dans ces zones.
Si Biden a été prudent dans son expression le 1er mars lors du discours annuel sur l’Etat de l’Union, il a aussi clairement cherché à faire passer le message qu’une nouvelle phase est désormais ouverte.
« Je sais que vous êtes, fatigués, frustrés, épuisés [par le COVID-19]. Sans même parler des près d’un million de personnes qui s’assoient dans leur salle à manger ou dans leur cuisine et voient une chaise vide parce qu’ils ont perdu un proche.
Mais je sais aussi ceci : grâce aux progrès que nous avons fait, grâce à votre résilience, grâce aux outils déployés par le Congrès, ce soir je peux dire que nous allons de l’avant en toute sécurité, avec un retour à une vie quotidienne plus normale. […]
Grâce aux progrès accomplis depuis un an, ce n’est plus au COVID-19 de contrôler nos vies. Je sais que certains disent qu’il faut vivre avec le COVID-19. Mais ce soir, je dis que nous n’accepterons jamais de vivre avec le COVID-19. Nous continuerons à combattre le virus comme nous le faisons pour d’autres maladies.
Parce que le virus mute et est contagieux, nous devons rester sur nos gardes.[…] Je ne peux pas promettre qu’il n’y aura pas de nouveau variant. Mais je peux vous promettre que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour être prêt si cela arrive. […] »
Joe Biden, lors du discours sur l’état de l’Union prononcé le 1er mars.
Le Président n’a pas non plus manqué d’insister sur le fait qu’une majorité d’américains, adultes comme enfants, pouvaient en toute sécurité arrêter de porter le masque ou que les commerces et entreprises pouvaient à nouveau fonctionner normalement.
La prudence manifestée par Biden et son administration depuis plusieurs mois et le refus d’annoncer que la pandémie est terminée sont sans aucun doute justifiées. Et on pourrait se dire que le fait d’avoir annoncé des allègements en mars plutôt qu’en février ne pèsera pas beaucoup dans la balance lors des élections de novembre prochain.
Reste que la polémique avec les gouverneurs démocrates au mois de février donne l’impression qu’il est contesté dans son propre camp et qu’il ne contrôle pas complètement celui-ci (la séquence aurait en effet sans doute pu être gérée différemment en matière de communication, s’agissant des divergences entre gouverneurs et état fédéral). Elle renforce surtout l’idée que Biden a été trop prudent.
Ainsi Biden est accusé des deux côtés du spectre politique de mal gérer la « fin » de la pandémie, c’est-à-dire d’être trop frileux et aux mains des technocrates.
A cela s’ajoute le fait que, par des raccourcis un peu trop rapides, Biden est jugé, par une partie de l’opinion publique et à l’instigation de l’opposition républicaine, responsable de la fermeture des écoles à la rentrée de septembre 2021 et, tant qu’à faire, et souvent par les mêmes qui refusent toute mesure de « gestion » de la pandémie, de certaines conséquences économiques de la pandémie pourtant directement liées à l’émergence de variants dangereux ou contagieux (difficultés de recrutement pour des métiers exposés, interruption d’activité liée aux absences des personnes infectées par le virus, etc.).
Ce sentiment pourrait bien persister jusqu’aux échéances électorales, faisant peser la menace d’un vote sanction. Bien sûr, il est bien possible, si la situation sanitaire continue à s’améliorer, que la pandémie soit un peu sortie des esprits dans quelques mois. Mais il est aussi certain que les républicains sauront ramener à la surface un sujet qui aura marqué les américains au quotidien depuis deux ans et suscité exaspération et rancœur chez nombre d’entre eux. Encore aujourd’hui, d’après les instituts de sondages qui réunissent des « focus group » pour tester qualitativement l’opinion, la pandémie reste un sujet très sensible et son impact sur la vie quotidienne depuis deux ans reste omniprésent dans les esprits.