Aux côtés de son art du compromis et de sa capacité à faire travailler le Congrès, Biden avait largement mis en avant sa stature internationale lors de la campagne électorale et sa capacité à redonner toute leur place aux Etats-Unis sur la scène internationale. Ancien Président de la commission des affaires étrangères du Sénat, souvent désigné par Obama pour gérer certains dossiers internationaux compliqués, il se targuait d’être immédiatement opérationnel sur la politique étrangère. Et il fallait ça pour être confronté, dès la première année de mandat, à deux dossiers internationaux majeurs.
En ce qui concerne l’Afghanistan, toutes les options dont disposaient Biden étaient mauvaises : rester et renier les accords passés entre Trump et les talibans aurait suscité des affrontements avec ces derniers, coûté des vies américaines et constitué un reniement des engagements pris par Biden pendant sa campagne présidentielle de mettre fin à cette guerre. Quant à partir, cela ne pouvait que plonger l’Afghanistan dans le chaos et laisser une impression d’échec.
Biden était convaincu que les Etats-Unis devaient quitter rapidement l’Afghanistan. Mais il a été imprudent en annonçant que le retrait se ferait en douceur et ne ressemblerait en aucun cas au retrait américain du Vietnam et en déclarant confiant sur la capacité du gouvernement afghan à contenir, au moins pendant un certain temps, les talibans.
A-t-il fait preuve d’une confiance excessive dans les analyses, qui se sont révélées erronées, des services de renseignement américains et du Pentagone sur le rapport de force sur place et sur la préparation et la motivation des forces armées afghanes ? Toujours est-il que l’écart entre ce qu’avait annoncé le Président et la façon dont s’est déroulé effectivement les dernières semaines de présence militaire américaine sur plan a placé Biden dans une situation politique difficile.
Sur le plan intérieur, les images terribles du retrait d’Afghanistan, avec l’évacuation précipitée de civils fin août pendant que les talibans prenaient le contrôle du pays sans coup-férir, ont été désastreuses. Les critiques sont venues de toute part dans les médias comme dans la classe politique, avec des auditions au Congrès, etc. Les médias d’ultra-droite n’ont évidemment pas été les derniers1En agitant le spectre de l’existence de citoyens américains abandonnés « derrière les lignes ennemis », faisant référence aux prisonniers de guerre américains aux mains des communistes en Corée au Vietnam. oubliant un peu vite la responsabilité de Trump et notamment l’accord passé avec les talibans sans associer le gouvernement afghan. Mais les médias plus sérieux ont aussi été très durs envers Biden, ce que certains ont vu comme une façon de montrer à l’opinion publique que s’ils avaient soutenu Biden contre Trump, ils n’étaient pas non plus inféodés au Président.
Si la majorité des américains est en réalité soulagée par le départ d’Afghanistan et si les préoccupations sur le sort de la population afghane ont très vite disparu du devant de la scène, l’opinion publique voit toujours les Etats-Unis comme LA grande puissance et ces images, qui ont largement rappelé celle de l’évacuation de l’ambassade américaine à Saïgon en 1973, ont été vécues comme une humiliation.
Sur le plan diplomatique, la gestion du dossier afghan a aussi confirmé que les Etats-Unis avaient manqué leur retour sur la scène internationale.
Malgré les promesses de rupture avec l’unilatéralisme de Donald Trump, les Etats-Unis ont voulu gérer seuls le retrait d’Afghanistan, suscitant les protestations, parfois publiques, de leurs partenaires occidentaux et accentuant dès lors l’impression de désordre lors de l’évacuation précipitée des civils.
En réalité, Biden et son équipe ont sans doute sous-estimé la méfiance des partenaires historiques des Etats-Unis face au discours revendiquant le rôle de « leader d’un monde libre », comme si 4 ans de présidence Trump pouvaient être simplement effacés et comme si l’hypothèse d’un retour aux affaires de républicains ayant une approche Trumpiste des relations internationales, pouvait être écartée…
La lutte contre le changement climatique illustre bien le décalage entre le discours américain et la perception que les grands acteurs internationaux ont de la situation américaine. Les Etats-Unis se présentent comme le chef de file de la lutte contre le changement climatique et la bonne foi de Biden et son équipe quand ils déclarent le sujet stratégique et prioritaire ne fait pas de doute. Mais les autres acteurs (pays européens, Chine ou pays en développement) voient bien qu’aucun républicain ne semble prêt à soutenir la moindre mesure de lutte contre le changement climatique et que même au sein du parti démocrate, certains freinent l’adoption de politiques publiques traduisant les engagements américains en la matière. Comment dès lors prendre pour argent comptant les déclarations d’intention de Biden et son équipe ? La revendication américaine de leadership ne peut qu’agacer dans ce contexte.
La crise ukrainienne a cependant donné à Joe Biden l’opportunité de réparer en partie les dommages causés à la relation entre les Etats-Unis et ses partenaires européens. Les médias mettent au crédit du Président américaine une bonne coopération avec l’Union Européenne sur la posture adoptée face à la Russie et la revitalisation de l’OTAN que Trump avait fortement fragilisée tout au long de son mandat.
Reste qu’il est illusoire de penser que la crise en Ukraine puisse bénéficier sur le plan intérieur à Joe Biden.
Bien sûr, Biden gère en conformité avec ses principes et ses convictions qu’on peut résumer ainsi : privilégier la voie diplomatique et les leviers économiques aux leviers militaires et l’engagement direct de forces américaines.
L’opinion publique pourrait sans doute adhérer à ses principes : une majorité d’américains sont contre l’envoi de troupes américaines sur le terrain – et les sympathisants républicains encore plus que les démocrates. Cela vaut pour n’importe quel théâtre d’opération potentiel mais sans doute encore plus pour un pays auquel la grande majorité des américains ordinaires n’attachent en réalité aucune importance, même si les médias ne parlent que de cela depuis des semaines.
Le fait que Biden soit aujourd’hui ferme mais parmi les plus modérés de la classe politique américaine quant aux réactions à adopter face à l’agression Russie2A l’exception de Trump qui salue l’habileté de Poutine… même s’il a ensuite expliqué que c’était surtout les dirigeants américains – actuels ! – qui étaient « imbéciles ». pourrait jouer en sa faveur.
Mais en pratique, derrière ses principes, l’opinion publique va sans doute surtout retenir de cette crise des impressions préjudiciables à Biden.
Tout d’abord, la Russie pourrait bien obtenir par la force ce qu’elle voulait, même si elle paiera un prix élevé. Echaudée par la communication trop optimiste sur le dossier afghan, l’administration Biden répète depuis des mois que la Russie va mener une opération militaire pour préparer les esprits.
Mais donner l’impression de céder face à une démonstration de forces russes n’est pas anecdotique dans un pays où la guerre froide est encore très présente et où « russe » reste encore largement synonyme de « soviétique » et « communiste ». Et lorsque certains acteurs politiques ou commentateurs rappelent que Poutine est un ancien officier du KGB, lorsque les plateaux des chaines d’information continue pullulent d’anciens de la CIA des années 80, lorsque les envoyés sur place de ces mêmes chaînes d’information dramatisent la situation pour faire valoir leur héroïsme et donner de l’envergure à leur témoignage3De nombreux « grands journalistes » sont sur place, comme si c’était « the place to be ». Et il est de bon ton quand on est envoyé spécial de largement faire part de sa propre expérience et de ses angoisses et pas seulement de rapporter les faits constatés., cela ne fait qu’accentuer l’impression que les Etats-Unis sont en train de perdre une bataille de la guerre froide.
Ensuite, parce que la guerre en Ukraine va avoir des répercussions économiques aux Etats-Unis, au travers de la hausse du prix des hydrocarbures et alors que le prix de l’essence à la pompe est sans doute l’indicateur économique le plus regardé par les américains et par les analystes politiques. Biden et son équipe ont pris le soin d’alerter sur cette évolution probable. Les démocrates y voient peut-être cyniquement un moyen d’exonérer la politique économique de l’administration Biden de l’inflation, alors que les républicains martèlent que l’inflation a commencé bien avant la crise en Ukraine.
Alors que l’inflation est le sujet de préoccupation majeure des américains, que pèse la nécessité de faire des sacrifices pour la défense de la démocratie (argument mis en avant pour justifier des sanctions économiques fortes), qui plus est dans un pays présenté comme particulièrement corrompu ?
De nombreux américains se demandent dans quelle mesure la crise en Ukraine représente un vraiment enjeu pour la sécurité nationale des Etats-Unis – question que ne manque pas de répéter l’animateur vedette de Fox News Tucker Carlson. S’il est largement isolé au sein des médias quand il remet en cause l’activisme américain sur le dossier, il reflète sans doute l’état d’esprit de bon nombre d’américains quant à cette crise.
Il faut dire que certains d’entre eux ont sans doute en tête que l’argument de la défense de la liberté ou des « valeurs occidentales » contre un agresseur aux méthodes barbares a souvent par le passé caché des motifs d’intervention moins avouables, pour lesquels les soldats américains ont payé un lourd tribut4On a aussi entendu quelques voix rappeler que les interventions américaines récentes sont loin d’avoir été exemplaires : il suffit de penser à l’usage de la torture sur les prisonniers en Afghanistan ou en Irak ou aux nombreuses victimes civiles de ces deux guerres..
Les sous-entendus sur le fait que Biden s’intéresserait particulièrement à l’Ukraine parce que son fils Hunter y a fait des affaires par le passé ne sont d’ailleurs jamais très loin dans les médias d’ultra-droite (souvenons-nous que la première tentative d’impeachment de Trump faisait suite à une tentative de ce dernier de forcer le Président ukrainien à ouvrir une enquête pour corruption contre Hunter Biden).
Les attaques sur Biden en lien avec sa gestion du dossier ukrainien sont donc déjà nombreuses côté républicain avec des arguments simplistes mais qui peuvent évidemment porter.
Le premier consiste à rappeler que la Russie n’a pas envahi l’Ukraine sous le mandat Trump alors qu’elle a envahi la Crimée sous Obama en 2014 puis dès le retour des démocrates aux affaires. Dit autrement, Trump inspirait crainte et respect alors que Biden est faible. C’est évidemment oublier un peu vite que la Russie n’a pas été inactive pour miner les intérêts américains pendant le mandat Trump, entre cyberattaques, soutien aux talibans, etc. Bien sûr, l’imprévisibilité de Trump jouait sans doute quand Poutine pesait les avantages et inconvénients d’une offensive en Ukraine. C’est aussi oublier que la politique européenne de Trump, et notamment l’affaiblissement de l’OTAN, servait les intérêts de la Russie. Dès lors, Poutine avait-il intérêt à mettre dans l’embarras et à s’aliéner un président américain pro-russe comme jamais ?
Le deuxième consiste à indiquer que cette faiblesse a conduit à une situation où une réaction préjudiciable pour les américains ordinaires est inévitable.
Il aurait fallu inspirer la crainte, voire sanctionner par anticipation, appuyer davantage les ukrainiens militairement en amont voire menacer l’envoi de troupes. Bref, jouer les gros bras plutôt que d’écarter d’emblée l’option d’une intervention militaire, même si la menace aurait été très théorique, puisque les russes (et les républicains) savent bien que le coût politique d’une intervention militaire serait énorme. On imagine sans peine ce qu’auraient dit certains républicains si Biden avait menacé d’une intervention militaire et ce que les mêmes ou d’autres diraient aujourd’hui lorsque la menace ne serait pas mise à exécution. On se souvient des critiques sur le renoncement d’Obama à intervenir en Syrie, même lorsque celle-ci avait utilisé des armes chimiques et dès lors franchi ce que le Président américain avait pourtant désigné comme une ligne rouge.
C’est aussi une occasion de dénoncer la politique énergétique de Biden qui aurait démantelé l’indépendance énergétique acquise par les Etats-Unis pendant le mandat Trump, en annulant les permis d’exploration sur les terres fédérales ou le projet d’extension de l’oléoduc de Keystone, qui empiétait sur des terres indiennes, et en « renonçant » au pétrole dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Evidemment ce raisonnement est largement simpliste pour ne pas dire malhonnête : cette soi-disant indépendance énergétique acquise sous Trump était due aux hydrocarbures de schiste, dont l’exploitation n’était rentable qu’en période de prix très hauts. Maintenir des prix bas de l’énergie en s’appuyant sur la fracturation hydraulique est en réalité largement illusoire, sauf à injecter massivement de l’argent public5Sans parler évidemment des conséquences sur l’environnement..
Ces différentes arguments résument bien le paradoxe auquel Biden est confronté, comme avant lui Obama et d’une certaine façon Trump, bref depuis les désastres des guerres en Irak et en Afghanistan, s’agissant de la politique étrangère : il faudrait que les Etats-Unis imposent leur vue sur le monde, mais sans recourir à la force et sans impact économique interne.
A sa façon, Trump avait trouvé une forme de martingale : en passant pour un fou dangereux imprévisible, il évitait ainsi les confrontations directes, au prix d’une perte d’influence dans les instances diplomatiques moins visible mais dont il n’avait de toute façon que faire.
C’est plus compliqué pour un Président « normal » conscient que le renfermement sur soi est une impasse, que les Etats-Unis doivent conserver un rôle dans le monde et ont des « responsabilités » alors que de nombreux enjeux nécessitent une coopération internationale et un multilatéralisme fort. Ce n’est aussi pas évident quand on fait face à un président russe qui semble prêt à payer un prix très fort pour aller au bout de son projet et qui ne raisonne pas en termes de coût – bénéfice6Le problème était un peu le même, dans un autre registre, dans la négociation avec les talibans sourds aux menaces d’isolement diplomatique ou de sanctions économiques..
Obama en avait fait lui-même l’amère expérience, malgré une aura internationale et un poids sur le plan multilatéral incontestables, avec des décisions difficiles (envoi de renfort en Afghanistan, renoncement à intervenir en Syrie). C’est le tour de Biden qui a bien du mal à imposer sa vision et à proposer une politique étrangère lisible, tiraillé entre d’un côté sa volonté sincère de faire basculer les Etats-Unis dans une politique étrangère du 21ième siècle basée sur la coopération et l’apaisement des tensions, et de l’autre côté les exigences de fermeté envers la Russie et la Chine pour des raisons de politique intérieur.
On voit mal comment Joe Biden pourrait gérer différemment ou mieux la crise en Ukraine. L’administration Biden a aussi appris de l’épisode afghan et maîtrise mieux sa communication. Les sondages effectués après le discours sur l’état de l’Union lors duquel le Président a longuement abordé la crise en Ukraine, montrent d’ailleurs que l’opinion publique américaine juge plutôt d’un bon œil la gestion de la crise par le Président, et mieux qu’il y a quelques semaines.
Mais les jugements négatifs restent nombreux et Biden n’a aucune illusion à se faire (il ne s’en fait d’ailleurs pas vraiment) : il a peu de chances de bénéficier d’un moment d’unité nationale, que les américains appellent « rally around the flag » (pour rassemblent autour du drapeau), pour un conflit qui reste lointain, dans un contexte de divisions politiques très fortes et alors que les préoccupations quotidiennes des américains sont ailleurs. Les républicains, s’ils soutiennent la mise en place des sanctions économiques, et s’ils ont applaudi les passages sur l’Ukraine lors de son discours sur l’état de l’Union du 1er mars, ne lui feront pas de cadeau.
Il y a très peu de chances que Joe Biden puisse capitaliser sur son bilan en matière de politique étrangère en vue des prochaines échéances électorales. Pire, selon la tournure des événements en Ukraine dans les semaines et mois à venir, par exemple si l’inflation venait à grimper encore en raison du conflit et sans même parler des scénarios catastrophes où la Russie s’engagerait dans un conflit avec des membres de l’OTAN (ou de celui où la Chine s’inspirant d’un « succès » russe tentait une opération militaire à Taiwan), il pourrait même y laisser beaucoup de plumes sur le plan politique.