L’élection de 2020 et la contestation des résultats, tout comme les manœuvres multiples effectuées depuis par les deux partis pour tirer profit de ces événements et créer des conditions plus favorables à l’élection de leurs candidats, montrent un système électoral à bout de souffle, perverti par la classe politique et incapable d’assurer une représentation correcte de la population américaine. Au point que l’absence de réforme de ce système fait peser un vrai risque sur la démocratie américaine.
Les défauts du système électoral américain sont connus.
Évacuons pour commencer la question de la fréquence des élections au Congrès – rappelons que l’ensemble de la Chambre des représentants est renouvelée tous les deux ans. Avec une campagne électorale qui commence dès le début de la deuxième année de mandat, puisque les candidats doivent passer par l’étape des primaires, le temps d’action effectif sans arrière-pensée est très réduit, puisque toute prise de position ou vote au Congrès est jaugée à l’aune de l’échéance électorale à venir. Cela ne fait que compliquer le fonctionnement du Congrès, sujet sur lequel on reviendra dans une prochaine chronique.
Focalisons nous plutôt sur la question de la capacité du système à assurer une bonne représentation de la population et de ses opinions.
Premier problème bien connu, l’élection du Président au suffrage indirect via un collège électoral. Ce système a conduit récemment deux Présidents (républicains) à être élus sans obtenir une majorité des suffrages exprimés. En réalité, compte tenu de la règle (en vigueur dans la quasi-totalité des états) selon laquelle le candidat arrivé en tête gagne tous les grands électeurs, l’élection à la Présidence repose sur le résultat du scrutin présidentiel d’une petite dizaine, tout au plus, d’états.
Il y a ensuite la surreprésentation des petits Etats au Sénat, où chaque état est représenté par deux sénateurs. Le Wyoming ou le Vermont, qui comptent environ 600 000 habitants chacun, ont donc le même poids que la Californie (39 millions d’habitants) ou le Texas (29 millions d’habitants). Ce qui conduit à ce que les 50 sénateurs démocrates qui siègent actuellement au Sénat représentent 44 millions d’américains de plus que les 50 sénateurs républicains.
On pourrait aussi citer l’hétérogénéité des règles électorales (modalités d’inscription sur les listes et conditions d’éligibilité, autorisation du vote anticipé, par courrier ou par procuration, liste des justificatifs permettant de prouver son identité, maillage des bureaux de vote, etc.), fixées par chaque état, dans un cadre fédéral peu contraignant.
Les choix en la matière ne sont pas anodins et ont historiquement été utilisés par les pouvoirs exécutifs et législatifs de certains états pour favoriser leur parti, en compliquant ou au contraire facilitant le vote de certaines catégories de population, selon que l’électorat concerné était considéré plus ou moins susceptible de voter pour le parti à la manœuvre pour définir les règles.
Les lois sur les droits civiques des années 60 avaient largement entravé ses pratiques, en imposant une validation fédérale des lois électorales des états précédemment ségrégationnistes. Jusqu’à ce que la Cour Suprême casse en 2013 cette obligation de supervision fédérale.
Cette décision avait déjà déclenché une vague de réformes électorales, souvent contestées au coup par coup devant les tribunaux. Mais les doutes exprimés par une partie de la population sur la sincérité du processus électoral en 2020 ont donné un nouveau prétexte pour faire évoluer ces lois, au motif qu’il fallait impérativement sécuriser les processus pour rassurer les électeurs. D’où, dans les états républicains, une multitude de réformes électorales pour renforcer le contrôle des électeurs ou compliquer certaines modalités de vote, jamais dénuées d’arrière-pensées et avec des effets qui peuvent être significatifs.
C’est ainsi, pour prendre un exemple de loi dont l’effet a pu être mesuré, que près de 13% des bulletins de vote par correspondance ont été invalidés lors des primaires tenues au Texas en mars dernier, après que les exigences ont été durcies par une loi électorale de 2021. Rappelons que démocrates et républicains s’accordent en général pour dire que la facilitation du vote par correspondance est plutôt favorable aux démocrates.
Les démocrates souhaitent de leur côté répondre à cette problématique en renforçant le cadre fédéral qui s’impose aux états, pour assurer une plus grande homogénéité des règles. Mais ils ne sont pas non plus dénués d’arrière-pensées et leur intention est de faciliter le plus possible l’accès au vote, qu’ils estiment en leur faveur.
Quitte à donner les bâtons pour se faire battre en refusant par exemple qu’un électeur doive justifier de son identité au moment où il vote. Il s’agit certes de tenir compte du fait que de nombreux américains, en particulier les plus pauvres ou ceux issus des minorités afro-américaines ou « natives », n’ont souvent pas de document d’identité. Mais force est de reconnaitre que cela ne peut que donner des arguments aux républicains qui contestent la sincérité du vote.
Faute de consensus, l’encadrement fédéral n’a pas évolué, même pour intégrer des mesures simples et de bon sens. Il n’existe ainsi toujours pas de registre électoral consolidé au niveau fédéral, au motif que les états sont compétents en matière de processus électoral. Ce qui fait qu’il est sans aucun doute largement possible de voter dans plusieurs états en s’organisant un peu. Les états restent donc maîtres de l’évolution des règles électorales, pour le meilleur et pour le pire.
Autre élément très important laissé à la main des états avec un niveau de contrôle ou de supervision réduit du niveau fédéral : les modalités de détermination des circonscriptions électorales pour les sièges à la Chambre des représentants.
Les découpages sont établis selon le cheminement suivant : la Constitution prévoit qu’un recensement décennal détermine le nombre de sièges à la chambre des représentants pour chaque état, en fonction de leur poids dans la population et chaque état dessine ensuite les circonscriptions.
Premier problème : le recensement est-il précis ? Et notamment, les minorités ethniques et les immigrés sont-ils bien comptés ? Les analyses montrent que le taux de réponse au recensement est très variable selon les « communautés » et pointe un probable défaut de comptage pour certaines catégories de la population.
Malgré les efforts des ONG pour expliquer l’importance du recensement pour garantir une bonne représentation politique, les difficultés rencontrées pour atteindre l’ensemble de la population et surtout la méfiance vis-à-vis de l’administration pèsent. Il faut dire que pour le recensement de 2020, et même si la constitution prévoit une répartition en fonction du nombre d’habitants et non du nombre de citoyens, l’administration Trump avait choisi de poser des questions sur le statut des répondants, laissant craindre que ces informations individuelles ne soient transmises aux services de l’immigration.
C’est ainsi que l’état de New York a perdu un siège à la chambre des représentants après le recensement de 2020, ceci reflétant sans doute davantage l’évolution de la composition de la population (de moins en moins blanche et de plus en plus immigrée ou issue de l’immigration) que la baisse de cette même population.
Sur la base du recensement, les assemblées et gouverneurs de chaque état établissent ensuite la carte électorale et les circonscriptions. Moins d’une dizaine d’états (surtout des états démocrates) choisissent de confier la définition de la carte électorale à des commissions indépendantes ou bipartisanes. Dans les autres, le pouvoir de délimitation des circonscriptions est considéré comme un outil politique légitime et utilisé par la majorité pour renforcer son pouvoir. Avec des techniques bien connues et utilisées sans vergogne, appelés « gerrymandering » en référence à un gouverneur du Massachusetts Elbridge Gerry, qui avait dessiné en 1812 une circonscription ressemblant à une salamandre, permettant d’optimiser le nombre de siège pour son parti.
Au moins autant que les règles visant à écarter certains électeurs des urnes, le découpage des circonscriptions conduit à un problème de représentation.
D’abord parce qu’il peut conduire à une sous-représentation des minorités, dans un pays où les élus représentent leur « communauté » et où les communautés se constituent largement sur des bases ethniques.
Ainsi, en Alabama, où les afro-américains représentent 26% des électeurs, le découpage des 7 circonscriptions a été fait de façon à ce que 6 d’entre elles aient une population majoritairement blanche tandis qu’une seule comporte une majorité (très importante) d’électeurs afro-américains. Ceci conduit mécaniquement (aux Etats-Unis en tout cas où le vote est souvent communautaire) à ce que la délégation de l’Alabama à la Chambre des représentants ne compte qu’un seul élu afro-américain.
La Cour Suprême a reconnu, comme les juridictions saisies précédemment, que ce découpage électoral était discriminant et donc contraire aux lois sur les droits civiques mais a jugé qu’il était trop tard, pour les élections de 2022, pour le remettre en cause à quelques semaines de la tenue des primaires1Encore un exemple de l’impact majeur qu’a actuellement la Cour Suprême conservatrice constituée par Donald Trump, dont on parlera dans une prochaine chronique..
Ensuite parce la délégation envoyée par un état à la Chambre des représentants peut ne pas refléter la répartition des voix entre républicains et démocrates au niveau consolidé dans cet état. Prenons l’exemple de l’Ohio : sur les 15 sièges, 9 sont estimés (sur la base des votes aux précédentes élections) comme acquis aux républicains, 3 aux démocrates et les 3 derniers sont considérés comme incertains. Soit entre 60 et 80% des sièges pour les républicains, alors que Donald Trump n’a emporté que 53% des voix en 2020.
Notons également que les assemblées législatives des états déterminent également largement les circonscriptions utilisées pour désigner les membres de ces assemblées. Si un parti obtient une majorité dans l’assemblée d’un état, il peut créer les conditions lui permettant ensuite de consolider cette majorité, de fixer les règles électorales qui lui sont le plus favorables, etc. Autant dire que les élections des années de recensement sont encore plus cruciales que les autres élections.
L’exemple des élections de 2018 dans le Wisconsin permet d’illustrer ce phénomène et l’impact de redécoupage sous effectuée en 2011 sous l’égide d’une assemblée à majorité républicaine : le démocrate Tony Evers a remporté une majorité des voix et été élu gouverneur, mais il est arrivé derrière son concurrent dans 2/3 des circonscriptions dessinées pour désigner les 99 membres de l’assemblée législative de l’état. Voilà un découpage qui permet sans aucun doute d’optimiser le nombre de membre républicain de cette « state legislature » et qui empêche les démocrates d’avoir une majorité. Et en 2020, alors que Joe Biden remportait l’Etat, les républicains obtenaient à nouveau 61 des 99 sièges.
Au final, après de multiples rebondissements judiciaires2Certains tribunaux ont annulé des découpages électoraux jugés irréguliers et les juges de l’état de New York ont même désigné un panel neutre pour établir un découpage électoral en urgence., le phénomène s’équilibre presque au niveau national c’est-à-dire à la Chambre des représentants. Après le processus de redécoupage électoral effectuée en 2021 à partir du recensement de 2020, les experts estiment que les républicains ont « gagné » trois sièges (c’est-à-dire qu’en appliquant les résultats du vote de 2020 aux nouvelles circonscriptions, les républicains auraient aujourd’hui 3 sièges de plus). Cela peut paraître peu sur une assemblée de 438 représentants, sauf si on considère que la majorité démocrate actuelle n’est que de 4 sièges.
Mais ce processus de découpage électoral a une autre conséquence systémique non moins préoccupante.
Dans de nombreux états, le « gerrymandering » n’est pas forcément utilisé pour essayer de gagner un maximum de sièges, mais pour sécuriser la victoire dans un maximum de circonscriptions, et donc de limiter au maximum l’incertitude de l’élection.
Comment ? En dessinant des circonscriptions extrêmement homogènes politiquement. C’est ce qu’a fait la majorité républicaine au Texas pour le redécoupage électoral effectué en 2021 : plutôt que de chercher à contester certaines circonscriptions démocrates en y ajoutant des quartiers républicains, les autorités texanes ont redécoupé leur carte électorale pour regrouper encore plus les démocrates et les républicains dans les circonscriptions, avec pour conséquence que le parti vainqueur ne fait aucun doute dans quasiment toutes les circonscriptions.
Ceci a des conséquences lourdes, de diverses natures.
D’une part, au niveau national, les analyses montrent que sur la totalité des 438 circonscriptions, seule une trentaine de sièges ont connu un écart entre Biden et Trump en 2020 inférieur à 5 points de pourcentage, critère utilisé pour déterminer si l’élection y sera vraiment disputée3Il est en réalité probable qu’une victoire de plus de 5 points en 2020 puisse être insuffisante en 2022 compte tenu de la popularité catastrophique de Joe Biden et de son administration.. Alors que selon le même critère, 124 sièges étaient considérés comme disputés en 2002 et 99 en 2012.
Autant dire, à l’image de l’élection présidentielle où une petite dizaine d’états déterminent le résultat final (5 états seulement n’ont pas donné pour le même parti à la présidentielle en 2016 et 2020), que le vote de centaines de millions d’américains n’a aucun impact. On s’étonne moins dans ces conditions du faible taux de participation.
D’autre part, cet état de fait contribue à l’élection de politiciens de plus en plus « extrémistes » et ce des deux côtés. En effet, dans ces circonscriptions acquises à l’un ou l’autre des partis, l’élection à gagner n’est pas l’élection générale mais la primaire qui sert à désigner le candidat qui représentera le parti lors de l’élection générale.
Or ce sont avant tout les militants qui participent aux primaires (ne serait-ce que parce que dans certains états, il faut être enregistré comme soutien d’un parti pour pouvoir voter lors des primaires) et ces militants sont de plus en plus extrémistes. Il n’est alors guère étonnant de voir des candidats de plus en plus « radicaux » être désignés – des deux côtés du spectre politique.
Selon les sondages, les américains qui se déclarent comme très conservateurs ou très progressistes sont en réalité nettement minoritaires (de l’ordre de 10 à 15% pour chaque parti). Mais ce sont ces électeurs « extrémistes » qui votent aux primaires, lesquelles sont devenus la principale étape pour aller au Congrès. Les extrêmes ont donc, dès lors, un poids démesuré au sein des élus.
Et faute d’une alternative au duel républicain versus démocrate en l’absence de troisième parti ou de capacité à présenter une candidature « indépendante »4Ne serait-ce que pour des raisons financières, compte tenu des budgets à mobiliser pour pouvoir espérer exister dans une campagne aux Etats-Unis., les modérés n’ont souvent pas beaucoup le choix : s’ils ne veulent pas voter pour le candidat extrémiste de leur parti, il ne leur reste que l’abstention étant donné que le candidat du parti adverse a de plus en plus de chances de ne pas être lui-même un modéré5L’auteur est conscient qu’il fait là une généralisation un peu hâtive, car il subsiste bien des modérés dans un certain nombre de circonscriptions..
Cela ne fait d’ailleurs qu’entretenir le phénomène : sachant que le candidat du parti adverse a de bonnes chances d’être un « ultra » (ou pourra être dépeint ainsi en raison de ses prises de position lors des primaires), il devient moins risqué de désigner soi-même un candidat ultra, ou de mener campagne en cherchant à séduire les militants les plus polarisés.
D’où d’ailleurs le jeu pervers à la mode cette année chez certains candidats démocrates , qui dépensent une partie de leur budget de campagne pour soutenir les candidats extrémistes dans la primaire du parti républicain, en espérant ainsi avoir à affronter le candidat le moins susceptible d’attirer les déçus de leur propre camp.
Cela a été le cas en Pennsylvanie où le candidat démocrate au poste de gouverneur, Josh Shapiro, sans opposant lors de la primaire de son parti, a consacré une partie de son budget à diffuser des spots mettant en avant le conservatisme Trumpisme de Doug Mastriano. Non pas pour le dénoncer mais plutôt pour l’aider à gagner la primaire : les spots ressemblaient en effet à ceux que Mastriano lui-même aurait pu diffuser pour faire sa propre promotion.
Mastroiano a gagné et Shapiro peut désormais plus facilement faire campagne contre un candidat repoussoir aux multiples casseroles et capable de mobilier l’électorat démocrate (ne serait-ce que parce qu’il veut interdire l’avortement, par exemple).
La palme en la matière revient cependant au gouverneur démocrate sortant de l’Illinois, le démocrate JB Pritzker (considéré comme l’homme politique le plus riche du pays) qui a consacré pas moins de 35 millions de dollars (!) à diffuser des spots en faveur du candidat ultra-conservateur Darren Bailey et contre son adversaire Richard Irvin, un républicain modéré maire afro-américain d’une ville de la banlieue de Chicago qui aurait sans doute pu attirer certains électeurs indépendants ou démocrates modérés. Bailey, qui disposait de très peu de moyens propres, a remporté la primaire (même si son adversaire bénéficiait de financements à hauteur de 50 millions de dollars d’un milliardaire républicain de l’Illinois).
L’argent a donc permis à ces candidats démocrates de choisir leur adversaire pour l’élection générale. Outre les questions morales que cela suppose, ce petit jeu n’est sans doute pas sans risque. Parce que si l’affaire tourne mal en novembre, un de ces candidats pourrait bien être élu.
Certains diront que les spots de campagne considérés comme aidant leurs adversaires dans les primaires républicaines n’inventent rien et visent aussi à mobiliser l’électorat démocrate. Et que ce n’est pas de la faute des démocrates si les candidats ultra-MAGA comme Bailey ou Mastraiono recueillent de nombreuses voix républicaines.
Mais toutes ces manigances conduisent néanmoins à normaliser ces candidats d’ultra-droites et ultra-clivants et à les poser comme référence du profil à adopter pour gagner. En gagnant, Bailey a aussi permis à d’autres candidats d’ultra-droite de l’emporter dans son sillage.
De même qu’un débat public qui parait déconnecté des préoccupations quotidiennes des américains ordinaires n’encourage pas ces derniers à voter et à participer à la vie politique, la polarisation grandissante de la classe politique ne peut qu’accentuer cet effet.
Au mieux, elle peut susciter un vote de rejet quand les personnalités dépassent les bornes – à l’image de la défaite lors d’une primaire en Caroline du Nord d’une figure montante du Trumpisme, Madison Cawthorne même s’il a fallu qu’il accumule les dérapages sur de multiples plans pour être considéré comme indigne de la fonction.
Au pire, elle accentue l’abstention des électeurs modérés et renforcent encore le poids électoral des militants avec pour conséquence la désignation d’élus de plus en plus extrémistes.
2022 devrait confirmer cette tendance, à l’œuvre notamment depuis le début des années 2010. Côté républicain, on s’attend au renforcement du « freedom caucus » à la Chambre des représentants, formé initialement par les élus Tea Party et renforcé depuis par les supporters de Trump, les conspirationnistes et autres « election deniers » Ceux qui continuent à clamer que l’élection de 2020 était truquée.
Bien sûr tous les candidats récemment recensés comme « problématiques » par Axios (en raison de leur déclaration mais aussi pour certains de leur participation effective à l’insurrection au Capitole) ne vont pas être élus en novembre. Mais un certain nombre le seront et il parait inévitable, en cas de victoire républicaine, que le républicain désigné pour présider la Chambre des représentants soit obligé de donner des gages et des postes stratégiques à cette mouvance, s’il ne veut pas se voir opposer un candidat Trumpiste qui pourrait bien l’emporter.
Le temps où quelques personnalités folkloriques étaient reléguées à des strapontins est bel et bien révolu. Car il ne s’agit plus seulement de gérer quelques figures médiatiques comme Marjorie Taylor Green ou Lauren Bobart, qui certes ont un pouvoir de nuisance médiatique notable mais n’ont finalement n’auraient qu’un pouvoir et un impact limités à elles seules, noyées qu’elles sont dans le contingent d’élus républicains à la Chambre des représentants – sans même parler de leur incompétence et de leur absence d’envie de travailler sérieusement sur des textes législatifs. Mais bien d’un groupe de plus en plus structuré, évidemment financé par les lobbys qui défendent des agendas ultra-conservateurs, etc.
Le même phénomène devrait aussi se produire côté démocrate. La « squad » des ultra-progressistes constituée autour d’Alexandria Ocasio Cortez ne devrait être renforcée que de quelques unités, par quelques élus ayant, comme elle l’avait fait en 2018, vaincu des candidats « modérés », souvent sortants, lors de la primaire.
Mais dans le même temps, le groupe des démocrates modérés va sans doute se réduire : d’abord parce que ceux qui ont été élus en 2018 dans des circonscriptions disputées lors des midterms sanctionnant Trump et qui ont survécu en 2020 seront très en danger en 2022. Mais aussi parce que ce positionnement n’est pas vraiment soutenu par l’appareil du parti démocrate, qui reproche aux modérés (notamment le groupe dits des « problem solvers ») de freiner un agenda de réforme ambitieux. Et c’est ainsi que le groupe des démocrates conservateurs ou centristes, appelés depuis les années 90 les « blue dogs » démocrates, souvent élus dans le Sud, est réduit à moins d’une vingtaine d’élus, contre un cinquantaine à la fin des années 2000.
Cela traduit à la fois la dimension géographique de la polarisation politique des Etats-Unis (entre les côtes Ouest et Nord Est progressiste et le centre et le Sud du pays conservateurs) et la tendance à abandonner les positionnements modérés, deux phénomènes qui s’entretiennent d’ailleurs.
Les observateurs notent aussi que le groupe démocrate au Congrès compte de moins en moins d’élus de zones rurales, ce qui traduit également la géographie de la polarisation politique du pays, entre zones urbaines de plus en plus progressistes et zones rurales de plus en plus conservatrices. De fait, compte tenu du programme de campagne et des priorités de l’agenda politique affichées par le parti démocrate, il n’est pas évident de mener une campagne victorieuse dans une zone rurale.
En réalité, comme du côté républicain6On en parlait récemment en pointant le fait que même les candidats « raisonnables » ne pouvait se permettre de critiquer Trump. le risque de plus en plus prégnant de se voir déborder sur leur gauche pendant la primaire conduit les candidats, même modérés, à adopter des positions progressistes pendant la campagne, puis, étant donné la façon dont les votes au Congrès sont scrutés et utilisés pour attaquer le bilan des sortants, à être en pratique un minimum progressiste pendant leurs 2 ans de mandat.
Cette évolution vers les extrêmes des élus n’est évidemment pas sans poser des problèmes.
Parce qu’elle complique le fonctionnement du Congrès, on y reviendra : outre le fait que les élus modérés des deux bords sont de moins en moins nombreux, la participation à des compromis pragmatiques est désormais considérée, des deux côtés du spectre politique, comme un vrai handicap, alors que l’intransigeance est une vertu.
Ensuite, parce que cela conduit à placer à des fonctions importantes des personnalités pour le moins problématiques non seulement au niveau national mais aussi au niveau local. Car cette tendance à la « radicalisation » des élus se produit aussi, forcément au niveau des élections locales, le même effet de surreprésentation des extrêmes en raison du découpage électoral, jouant aussi à ce niveau-là.
C’est ce qui conduit certaines assemblées d’état dominées par le parti républicain à adopter des législations particulièrement extrêmes en matière d’avortement, de déni des droits des minorités sexuelles, etc. On voit aussi le phénomène à l’œuvre pour les élections ultra-locales, si on peut dire, c’est-à-dire pour les postes de chef de la police, de procureur local, de membre du conseil d’administration des écoles publiques, etc. Ce qui conduit par exemple aux interdictions de certains manuels scolaires jugés subversifs (quand ils évoquent l’homosexualité et la diversité sexuelle), anti-américains (quand ils s’intéressent aux périodes esclavagistes ou ségrégationnistes) dans des écoles publiques de régions conservatrices.
Jusqu’à présent, et à quelques exceptions près, les élections dites « statewide » (c’est-à-dire celle où le corps électoral est constitué de la totalité des électeurs d’un état), qui permettent de désigner les sénateurs, les gouverneurs ou les secretary of state (qu’on pourrait assimiler à des ministres de l’intérieur) des états semblaient épargnées par ce phénomène, à quelques exceptions près, parce que gagner ces élections supposent d’attirer les voix d’un large spectre d’électeurs, mais dans des états très marqués d’un côté ou de l’autre. Mais 2022 pourrait bien marquer une inflexion.
Les primaires républicaines pour des « statewide elections » ont ainsi désigné quelques candidats « election deniers » et qui ont explicitement participé aux événements du 6 janvier ou aux manœuvres préalables visant à renverser le résultat de l’élection.
C’est le cas par exemple de Doug Mastriano, candidat républicain au poste de gouverneur de Pennsylvanie déjà évoqué plus haut, d’Adam Laxalt, désigné par les électeurs républicains pour être leur candidat au poste de sénateur du Nevada.
Pour l’élection du secretary of state de l’Arizona, un des candidats bien placé figure parmi les organisateurs des événements du 6 janvier 2021 au Capitole et explique qu’il aurait invalidé le résultat des urnes s’il avait occupé le poste qu’il brigue. Dans le Michigan (encore un « swing state » où la gouverneure sortante démocrate Gretchen Whitmer est loin d’être assurée d’être réélue7En raison notamment de sa gestion contestée du Covid : fermeture des écoles, obligations de port du masque, etc.), Ryan Kelley, actuellement en tête de la primaire républicaine pour le poste de gouverneur, a été appréhendé fin juin par le FBI pour sa participation directe à l’envahissement du Capitole.
Si leurs chances de gagner sont jugées réduites, elles ne sont pas nulles, parce qu’ils auront une base motivée et parce que le rejet de Joe Biden et des démocrates est très important.
Une éventuelle victoire de ces candidats fait froid dans le dos, non seulement en raison de leur profil et de leurs idées, mais aussi compte tenu du rôle qu’ils pourraient être amenés à jouer dans le processus électoral. On aura en effet noté que tous les candidats évoqués ci-dessus sont en piste dans des états gagnés de justesse par Biden en 2020 où la contestation – sans aucune preuve pour l’étayer, faut-il le rappeler – des élections a été très active.
La capacité d’interférence sur les élections d’un sénateur est réduite, même s’il peut quand même contester le résultat de l’élection présidentielle le jour de sa validation par le Congrès. Il est beaucoup plus important s’agissant d’un gouverneur ou d’un secretary of state.
Ainsi, le gouverneur de Pennsylvanie désigne son « secretary of state »8Alors que dans de nombreux autres états, le secretary of state est aussi élu., lequel est chargé de certifié le résultat des élections présidentielles dans l’état et de valider la délégation des grands électeurs appelés à participer (formellement en théorie) à l’élection du Président ou de la Présidente. Mastriano ne s’en cache pas : s’il avait été gouverneur en 2020, il n’aurait pas validé les résultats issus des urnes mais aurait désigné, en lien avec son secretary of state des grands électeurs acquis à Trump. Et il assure que c’est qu’il fera en 2024 s’il gagne l’élection en novembre prochain.
On peut avoir la même inquiétude en cas de victoire en novembre des election deniers candidat au poste de gouverneur du Michigan, de secretary of state en Arizona, etc.
Le Congrès négocie actuellement pour modifier le processus de validation des résultats des présidentielles pour limiter les pouvoirs accordés à certains postes clés. Était notamment visé le vice-président, chargé d’annoncer le résultat final, et dont le rôle est juridiquement strictement formel… jusqu’au moment où il considérerait pouvoir intervenir et par exemple refuser de reconnaître certains grands électeurs. Si Mike Pence ne l’a pas fait en 2020, comment être certain que cela ne pourrait pas arriver à l’avenir ?
Mais, si le risque lié au vice-Président semble pouvoir être réglé, comment se prémunir du scénario cauchemar évoqué par le candidat au poste de gouverneur de Pennsylvanie alors que la constitution prévoit explicitement que chaque état désigne ces grands électeurs ?
Comment éviter, dans certains états où la procédure de désignation des grands électeurs reste ambiguë, le scénario dans lequel l’assemblée législative s’arrogerait le droit de ne pas respecter le résultat des urnes, arguant de supposées fraudes, pour désigner les grands électeurs qui lui conviennent ?
Certains experts avaient alerté, à l’automne 2020, sur ce risque et sur cette possibilité. Les éléments rassemblés par le comité d’investigation sur l’insurrection au Capitole, qui a exploré largement toutes les étapes ayant conduit à ces événements et notamment toutes les tentatives de Trump pour renverser le résultat via des stratagèmes juridiques ou procéduraux, confirment que des manœuvres ont été effectué en ce sens.
Certains élus des états clés de l’élection, notamment en Pennsylvanie, semblent bel et bien avoir sérieusement envisagé de désigner des grands électeurs indépendamment des résultats effectifs de l’élection, pour maintenir Trump au pouvoir, avant d’être bloqué par leurs collègues, y compris conservateurs, respectueux du processus électoral.
Alors que la classe politique est de plus en plus radicalisée et entretient, en jouant entre autres sur le processus électoral, les conditions de sa propre radicalisation, il n’est pas certain que le barrage auquel les pro-Trump tenant du « stop the steal » se sont heurtés en 2020 puisse être aussi efficace à l’avenir.
Un article du New York Times fin mai estimait que 44% des élus républicains (soit près de 400 élus locaux) dans les assemblées des 9 états où l’élection présidentielle a été la plus serrée ont depuis pris position pour mettre en doute la validité de cette élection, voire pour certains tenté pratiquement d’inverser le résultat dans leur état.
Le système électoral américain est fragile tout simplement parce que ses concepteurs n’avaient pas imaginé qu’il pourrait être détourné comme il l’est actuellement et comme il pourrait l’être encore plus.
Mais le changer requiert un accord au Congrès ou une modification de la Constitution (ce qui passe aussi par un vote du Congrès puis une ratification par les états). Cela supposerait donc que la classe politique arrête de voir dans les faiblesses du système un levier pour accroître son pouvoir ou favoriser son camp, et que le Congrès soit en état de légiférer et de trouver des compromis sur des sujets majeurs. Deux conditions qui paraissent aujourd’hui totalement inatteignables, laissant la démocratie américaine et son système électoral très fragilisés et sous la menace de politiciens peu scrupuleux.