Tout porte à croire aujourd’hui que les démocrates vont essuyer une lourde défaite en novembre prochain et perdre leurs majorités dans les deux chambres du Congrès. Avec des conséquences évidemment sur la fin du mandat de Joe Biden.
Une déroute annoncée aux « midterms »
Historiquement, les élections de mi-mandat sont rarement victorieuses pour le parti du Président, par un effet de rééquilibrage classique, qui plus est dans un pays politiquement divisé. Ces élections sont souvent un referendum sur les premières années d’un mandat présidentiel. On ne s’étonnera pas alors que les difficultés actuelles de Joe Biden et leurs conséquences dans l’opinion publique conduisent de nombreux démocrates à tirer la sonnette d’alarme.
Les résultats des quelques élections intermédiaires tenues en novembre 2021 accréditent cette perspective : en Virginie, état gagné avec 10 points d’avance par Joe Biden en 2020, c’est un gouverneur républicain qui a été élu avec 2 points d’avance. Et le gouverneur démocrate du New Jersey, où Biden avait emporté avec plus de 57% des suffrages en 2020 contre 41% pour Donald Trump, n’a sauvé son poste que d’extrême justesse, malgré une bonne côté de popularité personnelle.
Depuis fin 2021, la situation du Président ne s’est guère améliorée.
Les sondages sont en effet très mauvais : le taux de satisfaction quant à l’action de Joe Biden, ou « job approval », était début 2022 le plus faible connu par un Président américain dans sa première année (à l’exception de Donald Trump) depuis que cet indicateur est mesuré. Or les experts estiment que « job approval » est un excellent prédictif des chances de remporter les élections de mi-mandat : en dessous de 45% de satisfaits, les chances de voir le parti du Président gagner les élections sont extrêmement réduites. Et lorsque les insatisfaits sont plus nombreux que les satisfaits, la situation est problématique.
Ces derniers jours, certains sondages semblent marquer un petit rebond en faveur du Président, qui pourrait être attribué à son discours sur l’état de l’Union prononcé le 1er mars ou au soutien à la gestion de la crise en Ukraine – c’est en tout cas ce que voit l’institut Marist Poll dans sa dernière enquête.
Les démocrates se gardent cependant bien d’être trop optimistes. D’abord parce que l’effet du « State of the Union » est, selon les experts, historiquement assez limité et surtout temporaire. Par ailleurs, si l’émotion suscitée par les images de la guerre et le soutien à la réaction ferme du Président et aux sanctions contre la Russie est bien identifiée dans les enquêtes d’opinion, l’effet d’union sacrée (les américains disent « rally round the flag », pour ralliement au drapeau) semble limité si en croit le « job approval ». Et il pourrait là encore ne pas durer si l’inflation reste élevée et si les sanctions en sont jugées responsables au moins en partie. Enfin, certains sondages ne voient pas de frémissement à la hausse.
Surtout, même dans les sondages qui notent une amélioration, la part des américains insatisfaits vis-à-vis de Joe Biden reste nettement supérieure à la part des américains satisfaits.
L’appréciation de son action sur différents domaines cruciaux pour l’opinion publique (pandémie, situation économique) n’est pas meilleure… Les jugements des américains sur la politique économique sont ainsi très négatifs.
Autre indicateur négatif pour le Président : selon une enquête de Marist Poll réalisée juste avant le « State of the Union », les américains qui considèrent que le Président a accentué les divisions du pays sont majoritaires alors que Biden avait fait de l’apaisement des tensions politiques et de l’« unification » de tous les américains un des premiers objectifs de son mandat. Une majorité d’américains considèrent aussi que Biden n’a pas tenu ses promesses et voient sa première année de mandat comme un échec.
Plus ennuyeux encore, une très nette majorité d’américains (plus de 60% dans la plupart des récents sondages) estiment que le pays ne va pas dans la bonne direction, contre à peine 30%, le plus souvent, qui pensent le contraire.
Si les élections devaient alors lieu aujourd’hui, il est donc très probable que les démocrates perdraient leur majorité à la Chambre des représentants et sans doute également au Sénat.
Le risque d’une deuxième partie de mandat totalement neutralisée
S’il perd la majorité à l’une des deux chambres, Joe Biden peut dire adieu à toute possibilité de légiférer et de faire passer ses projets de réforme. Les républicains viseront l’élection présidentielle de 2024 et ne lui feront pas le cadeau de l’aider à accomplir son agenda législatif.
Bien sûr, il pourra toujours solliciter le Congrès et obtenir un accord des républicains sur certains dossiers internationaux, comme les sanctions économiques envers la Russie ou d’autres – mais sans doute pas par exemple sur un accord sur le nucléaire iranien si les négociations en la matière devaient aboutir.
Certes, Biden dispose aussi de pouvoirs exécutifs mais il se heurtera alors à un obstacle important : la Cour Suprême et sa « super-majorité » conservatrice (6 juges conservateurs contre 3 libéraux). La Cour Suprême a montré par plusieurs décisions récentes importantes qu’elle faisait de la limitation des pouvoirs du gouvernement fédéral un de ses « objectifs », au sens où cette préoccupation, dont on ne peut nier la présence dans la Constitution, a pris une importance majeure dans les motivations écrites des décisions de la plus haute juridiction du pays.
C’est ainsi qu’une partie des obligations de vaccination que le gouvernement fédéral voulait imposer ont été cassées par la Cour Suprême ou que la Cour Suprême pourrait bien, selon les experts, se prononcer en juin prochain sur une limitation des prérogatives de l’agence de protection de l’environnement en matière de réglementation visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre ou à améliorer la qualité de l’air. Ce faisant, la Cour Suprême renvoie l’adoption de nombreuses mesures aux exécutifs des états et au Congrès, privant l’exécutif fédéral de nombreux leviers.
Dans un contexte où le Congrès est dysfonctionnel, les décisions et jurisprudences de la Cour Suprême se substituent largement au pouvoir législatif pour faire évoluer les lois. Il suffit de prendre le cas du droit à l’avortement, où faute de légiférer au niveau fédéral sur le sujet, l’encadrement de ce droit évolue au gré des jugements de la Cour Suprême.
La coloration politique de la Cour Suprême est dès lors un enjeu majeur et être privé de la possibilité de l’infléchir serait très dommageable pour les démocrates, alors que Trump a eu l’opportunité de juger 3 juges lors de son unique mandat.
Or, privé d’une majorité au Sénat, Biden perdrait, en pratique, une de ses attributions les plus importantes : celle de pouvoir nommer des juges à la Cour Suprême. En théorie, le Président détient le pouvoir de nomination mais le Sénat peut non seulement rejeter les nominations proposées mais surtout refuser d’examiner ces propositions. C’est ce qu’il avait fait en 2016, refusant d’inscrire à l’ordre du jour l’examen de la nomination d’un juge progressiste par Barack Obama pendant près d’un an. Avec un certain succès puisque c’est ensuite un juge conservateur qui avait nommé par Trump, contribuant à créer une majorité conservatrice de la Cour Suprême.
Ce n’est donc pas pour rien qu’un juge progressiste vieillissant, Stephen Breyer, a annoncé en février sa retraite à l’été 2022.
Il a évidemment pensé au précédent de 2016 mais sans aucun doute également à sa collègue Ruth Bader Ginsburg. Bien que gravement malade, elle avait refusé de démissionner au début du deuxième mandat de Barack Obama ce qui aurait garanti son remplacement par un ou une juge progressiste. Au contraire, quand elle décédée en septembre 2020, c’est Donald Trump et la majorité républicaine au Sénat qui ont pu nommer précipitamment juste avant les élections une juge ultra-conservatrice anti-avortement et « pro-gun ».
Si Stephen Breyer semble en pleine possession de ses moyens, il a préféré permettre à Joe Biden de nommer à sa place une juge progressiste, tant que ce dernier dispose encore d’une majorité démocrate au Sénat et donc de la maîtrise de l’ordre du jour.
Reste que si un des deux juges républicains les plus âgés venaient à se retirer (ou à mourir) après une défaite démocrate au Sénat en 2022, on imagine bien le Sénat républicain bloquer toute nomination et priver Biden de la possibilité de rééquilibrer la majorité à la Cour Suprême.
Un Président qui serait extrêmement fragilisé
Si le parti démocrate essuie une lourde défaite en novembre prochain, l’autorité du Président sur son parti, déjà manifestement limitée, diminuera encore.
L’idée qu’il puisse se représenter en 2024 deviendra de moins en moins crédible. Non pas que les observateurs soient convaincus que Biden ait aujourd’hui l’intention de se présenter en 2024, mais en laissant la possibilité ouverte, le Président conserve des cartes politiques dans son propre parti. Au contraire, s’il est plus ou moins acquis que Biden ne tentera pas de faire un deuxième mandat, son parti se détournera de lui et se consacrera essentiellement à se chercher un candidat pour 2024.
Il y a donc toutes les chances que Biden soit pendant deux ans ce que les américains appellent un « lame duck » (pour canard boiteux) c’est–à-dire un Président sans la moindre autorité, sans perspective d’action, dont tout le monde attend la fin de mandat pour passer à autre chose.
Pire, les deux dernières années du mandat pourrait ressembler à un véritable chemin de croix. Car si les républicains obtiennent la majorité au Sénat et si la frange la plus dure du parti voit son poids encore renforcé, ce qui est probable, il est bien possible qu’ils engagent une procédure de destitution envers Joe Biden. Non pas qu’il y ait de véritables éléments pour justifier une telle procédure, mais par pure esprit de revanche après les deux procédures lancées contre Donald Trump – et parce que cette aile du parti continue à prétendre que Biden a volé son élection.
Qu’elle aboutisse ou non ne serait même pas le sujet – elle n’aurait d’ailleurs aucune chance d’aboutir au Sénat puisqu’il est hautement improbable que deux tiers des sénateurs votent la destitution. Mais la frange du parti proche de l’ultra-droite et résolument dévoué à Donald Trump voit d’abord le Congrès comme une tribune politique, et non comme un lieu où on décide de politiques publiques pour l’intérêt général.
Cela permettrait par exemple au parti républicain de recentrer le début public sur ces thèmes de prédilection, en choisissant par exemple d’accuser Biden de ne pas avoir suffisamment protégé le pays contre l’immigration, avec à l’appui de cette théorie l’afflux de migrants à la frontière américano-mexicaine dans les premiers mois de 2021.
Ce serait aussi une façon de tester la « fidélité » des républicains à Trump : ceux qui ne voteraient pas la destitution seraient l’objet de critiques en interne (à l’image de la pression, parfois violente, et des rétorsions, davantage symbolique, exercées contre les quelques républicains ayant voté début 2021 pour la culpabilité de Trump dans l’envahissement du Capitole le 6 janvier 2021) et certains y voient une façon d’accentuer l’emprise Trumpiste sur le parti1On reviendra bientôt sur la situation du parti républicain..
Ainsi, en cas défaite en novembre, le mandat Biden serait sans doute bel et bien déjà terminé, même s’il devra évidemment continuer à gérer les crises, et notamment les crises internationales.
Cela ne veut pas dire que Biden n’aura pas un bilan à faire valoir malgré tout. On l’évoquait récemment, la première moitié du mandat de Biden n’a pas été totalement stérile : au-delà même de la gestion, plutôt efficace malgré les critiques, des crises (pandémie, guerre en Ukraine), Biden aura passé un plan de rénovation des infrastructures attendu depuis très longtemps et nommé une juge afro-américaine à la Cour Suprême – souvenons-nous par exemple qu’en 8 ans, Barack Obama n’aura passé qu’une grande loi au Congrès (sur l’assurance santé) et nommé deux juges progressistes à la Cour Suprême.
Mais, et c’est sans doute un enjeu majeur pour le Président qui va au-delà de son bilan législatif, une lourde défaite pourrait bien mettre fin prématurément à la « méthode Biden ». Ce qui se jouera en novembre, c’est aussi la survie de l’ambition qu’il portait pendant sa campagne et au début de son mandat : celle d’apaiser le climat politique du pays et de refaire fonctionner Washington au bénéfice des américains ordinaires en ramenant une culture du compromis au Congrès.
Car aujourd’hui, y compris dans son camp, les difficultés rencontrées et la déroute annoncée ne sont pas mises seulement sur le compte d’événements extérieurs adverses ou de l’obstruction systématique des républicains. C’est aussi son style de gouvernement qui est critiqué.
Les débats sont vifs actuellement au sein du parti démocrate sur la meilleure stratégie à adopter pour éviter la déroute annoncée en novembre prochain, car celle-ci serait problématique pour les démocrates au-delà même de la deuxième moitié du mandat Biden2Ce sera l’objet d’une chronique à suivre..
Les démocrates pourraient bien faire le choix tentant du retour à l’affrontement frontal et idéologique avec les républicains, reléguant Biden et sa volonté de compromis au second plan. Dans ce cas, la Présidence Biden pourrait bien s’achever dès ce printemps…