A quelques jours seulement de l’échéance du 3 novembre, et alors que plus de 85 millions d’électeurs ont déjà voté, les candidats jettent leurs dernières forces dans la bataille. Le débat présidentiel du 22 octobre dernier a marqué la dernière grande opportunité pour les deux candidats à la Présidence de promouvoir leur candidature devant une audience nationale1Indépendamment même de la pandémie qui en compliquerait l’organisation, il n’est pas de tradition aux Etats-Unis, sans doute en raison de la taille du pays, d’organiser des grands meetings électoraux nationaux comme on peut le faire en France.. Cela dit, les candidats ne restent pas les bras croisés à regarder les sondages : ils disposent de leviers importants pour tenter de convaincre les quelques % d’électeurs indécis.
Tout d’abord, les meetings et les déplacements dans les états jugés stratégiques pour conquérir une majorité au collège électoral. Il s’agit là d’une grande tradition de la dernière ligne droite des campagnes électorales américaines, l’idée étant, au travers du meeting mais aussi de la couverture médiatique de la presse locale, de montrer l’intérêt du candidat pour les problèmes spécifiques des états clés de l’élection, de convaincre les électeurs d’aller voter et de mobiliser ses partisans pour qu’ils tentent à leur tour de convaincre d’autres électeurs – et il semble que cela puisse avoir un impact, comme en témoigne l’afflux d’électeurs dans les bureaux de vote après un meeting du camp Biden au Texas.
En période de pandémie, les deux candidats ont une approche totalement différente de leurs déplacement sur le terrain.
Du côté de Donald Trump, on a en tête l’enthousiasme soulevé en 2016 par les meetings géants, et le rôle qu’ils avaient peut-être joué à l’époque dans la victoire surprise obtenue par le candidat républicain dans les états des Grands Lacs où Hillary Clinton, trop confiante, ne s’était pas déplacée dans la dernière ligne droite. Et on voit dans la foule enthousiaste qui se précipite partout pour voir le Président un signe que les sondages (qui donnent tous Donald Trump perdant) se trompent.
Dès lors, le Président sortant a un programme de déplacements très chargé, en dépit des critiques sur le risque qu’il fait courir à son audience qui s’agglutine sur des tarmacs d’aéroports, sans port du masque et sans respect des mesures de distanciation sociale : depuis plusieurs jours, il tient trois meetings par jour, parfois dans trois états différents, devant des foules nombreuses et il pourrait aller jusqu’à quatre dans les deux ou trois derniers jours de campagne.
Et Donald Trump et ses soutiens se moquent de Joe Biden qui, effectivement, a fait beaucoup moins de déplacements et réunit des foules bien plus petites que lui, puisqu’il respecte scrupuleusement les mesures sanitaires préconisées par les autorités sanitaires, en tenant par exemple l’essentiel de ses meetings sur le modèle du cinéma « drive in ».
Côté Biden, on assume : comme depuis le début de la campagne, on traite par le mépris les insinuations de la Trumposphère selon lesquelles le peu de déplacements du candidat n’est qu’une preuve supplémentaire de sa sénilité. Et on explique que Joe Biden (qui préférerait sans doute faire des bains de foule, lui qui est bien plus à son aise au contact direct des électeurs que lorsqu’il prononce tout le temps le même discours) est, contrairement au Président, un homme politique responsable qui a conscience du devoir d’exemplarité qui lui incombe.
On s’inquiète néanmoins dans certains rangs démocrates de ce contraste et de ce que pourraient en déduire les électeurs en matière de « leadership », et surtout du risque qu’il y a à laisser le terrain médiatique à son adversaire – il faut dire qu’on cherche toujours, quand on est en tête, les failles possibles dans la stratégie, encore plus cette année côté démocrate compte tenu du précédent de 20162Il existe d’ailleurs un terme consacré, et très présent ces jours-ci dans le débat public, pour ce phénomène : le « bedwetting », ou « pipi au lit »..
Ces inquiétudes semblent exagérées, ne serait-ce que parce qu’on a l’impression que plus Donald Trump parle, et notamment plus il s’exprime sur le coronavirus, plus il éloigne de lui les électeurs qui l’ont abandonné depuis plusieurs semaines justement pour sa gestion de la pandémie.
De plus, Joe Biden intensifie son activité dans les derniers jours de campagne, avec par exemple trois événements le 30 octobre (dans trois états ayant une frontière commune), soit autant que le Président lui-même, ce qui est sans doute la première fois depuis le début de la campagne.
Beaucoup semblent enfin oublier que Joe Biden a un atout très important dans cette campagne : l’unité du parti démocrate derrière lui (qu’il a voulu et su créer), et notamment la mobilisation de l’ensemble des figures du parti pour mener campagne à ses côtés et sillonner le pays.
C’est ainsi qu’au-delà bien sûr de sa colistière Kamala Harris, la plupart des candidats à la primaire démocrate (qui forment un groupe soudé mis en avant par la campagne digitale, comme l’avait aussi prouvé la séquence sympathique de la convention démocrate qui avait marqué les esprits, en raison du contraste avec les divisions internes de 2016), de Bernie Sanders à Elizabeth Warren en passant par Amy Klobuchar, tiennent de nombreux meetings de campagne dans la dernière ligne droite pour le compte du candidat, et ce dans tout le pays.
Bénéficiant tous d’une certaine notoriété acquise pendant la primaire, souvent très bons orateurs (et meilleurs en la matière que Biden lui-même), les anciens candidats démocrates à la primaire présentent aussi l’avantage d’avoir des profils suffisamment variés pour pouvoir parler à l’ensemble des composantes de la coalition démocrate sur laquelle Biden compte s’appuyer : Bernie Sanders parle aux jeunes progressistes ou aux ouvriers des Grands Lacs, Kamala Harris aux femmes des banlieues résidentielles ou aux électeurs issus des minorités ethniques, Amy Klobuchar à la classe moyenne blanche du Midwest, Elizabeth Warren aux électeurs (et surtout électrices) diplômés, etc.
Barack Obama est lui aussi rentré dans la danse pour les deux dernières semaines et apportent sa popularité inégalée dans le camp démocrate à son ami « Joe » dans la dernière ligne droite, tout en prenant manifestement un certain plaisir à pouvoir enfin dire ce qu’il pense de Donald Trump.
Côté Trump au contraire, la campagne est totalement personnalisée – alors que paradoxalement la stratégie du camp Trump est théoriquement de faire de l’élection un affrontement de projets et non un referendum sur la personnalité du Président.
Il n’a par exemple pas le soutien du seul président républicain survivant, George W. Bush, dont les proches sont aussi bien silencieux (ou ralliés à Joe Biden) et ne peut pas attendre grand chose des leaders du parti républicain au Congrès, qui n’ont pas toujours une bonne image au niveau national, justement à cause de leurs compromissions avec le Président (on pense à Mitch McConnell, le chef de la majorité républicaine au Sénat, ou Lindsay Graham qui a tenu la vedette pendant la procédure de nomination d’une juge ultra-conservatrice à la Cour Suprême, les deux étant par ailleurs focalisés sur leur campagne de réélection).
Les soutiens bénéficiant d’une notoriété nationale suffisante (on ne compte pas les invités permanents de Fox News et autres célébrités de la « Trumposphère », dont la popularité ne dépasse sans doute pas les rangs des militants fervents du Président)pour le représenter se limitent en réalité au vice-président Mike Pence et à sa propre famille.
Et encore, ses deux fils n’attirent probablement que des électeurs convaincus et fanatiques. Quant à Ivanka, que Trump a présenté par le passé comme son héritière et qui est censée parler à l’électorat féminin, les observateurs ont remarqué que la compassion et l’intérêt pour les problèmes quotidiens des américains ordinaires3Ne nous y trompons pas : Ivanka est au moins aussi opportuniste et dangereuse que son père. Mais elle ne joue pas le registre de l’outsider excitée qui va renverser la table. affichés pendant ses meetings offrent un tel contraste avec le comportement de son père que ses apparitions publiques soulignent finalement les carences du Président sortant et seraient peut-être contre-productives.
Conscient de ces limites, le camp du Président a finalement inclus dans le meeting tenu en Floride le 29 octobre un discours de la première dame Melania Trump. Elle devrait à nouveau participer aux derniers meetings, alors que l’équipe de celle-ci avait précisé fin que août que son discours (pourtant plutôt réussi et bien accueilli) lors de la convention républicaine serait sa seule intervention de la campagne électorale. Il faut sans doute y voir un signe de préoccupation du camp Trump par rapport à l’image très dégradée du Président dans l’opinion publique et au rejet peut-être définitif qu’il inspire à de très nombreux électeurs.
Cela explique sans doute pourquoi, lorsque le chef de cabinet et un garde de corps de Mike Pence ont été testés positifs au coronavirus, la Maison Blanche a décidé de ne pas « confiner » le vice-président comme le préconisent les directives des autorités sanitaires, au motif que celui-ci serait un « travailleur essentiel ». Pence, qui par ailleurs, est à peu près le seul soutien du Président à appliquer une stratégie de campagne cohérente en se focalisant sur les questions économiques et sur la protection des « valeurs », tout en gardant un discours à peu près policé et un peu plus « présidentiel », est sans doute le seul soutien du Président capable de le renforcer.
Deuxième levier à la disposition des candidats, les spots de campagne télévisés (là encore une grande tradition américaine) et par extension la campagne digitale.
Les stratèges électoraux ont beau faire part de leurs doutes sur l’impact de ces spots télévisés, en rappelant qu’Hillary Clinton avait dépensé beaucoup plus que Donald Trump en la matière en 2016, ou en expliquant que les réseaux sociaux ont bouleversé la façon dont les électeurs s’informent et se font une opinion des candidats et de leur programme, il n’en reste pas moins que c’est un moyen de toucher un public qui va au-delà des militants, des participants aux meetings ou des électeurs suffisamment intéressés par la politique pour regarder ou écouter les émissions politiques. Et ce encore plus en période de pandémie puisque de nombreux américains n’ont pas accès à des loisirs et regardent beaucoup (encore plus, pourrait-on dire) la télévision.
Les chiffres concernant les budgets consacrés aux campagnes électorales pour la Présidence et pour le Congrès (on en parlait dans une chronique récente sur le Sénat) ont – comme à chaque élection – battu des records, pour atteindre, pour la course à la Présidence, près de 7 milliards de dollars – ce chiffre inclut les chiffres récoltés par les candidats eux-mêmes et les montants dépensés par leur parti et par les organisations qui les soutiennent, les fameux PAC (« political action committee »), le tout n’étant quasiment ou presque pas régulé.
Les démocrates ont un net avantage financier et Joe Biden a notamment beaucoup de moyens disponibles en fin de course, tant il a, comme les PAC qui le soutiennent, récolté des sommes exceptionnelles depuis l’été (ce qui est en partie attribué au choix de Kamala Harris comme colistière). Il bénéficie aussi dans la dernière ligne droite d’une nouvelle contribution de Michael Bloomberg qui après avoir mis sur la table 100 millions de dollars en Floride, a remis au pot 15 millions pour faire campagne dans la dernière semaine dans le Texas et l’Ohio.
La campagne Biden inonde donc de spots à la fois les grandes chaînes nationales, notamment pendant les grands événements sportifs (par exemple à l’occasion des « world series » de baseball) qui rassemblent des audiences importantes et permettent de toucher des électeurs potentiels peu intéressés par la politique, et les médias locaux, dans à peu près tous les « battleground states » (les états « champs de bataille » dans lesquels le scrutin semble pouvoir être serré). Cette surface financière est d’autant plus importante qu’elle permet de diffuser massivement les spots « de clôture » de la campagne, qui sont censés rappeler une dernière fois aux électeurs les messages les plus importants du candidat4On y revient plus loin dans cette chronique..
Pour ce qui est de Trump, les observateurs se demandent ce qu’il a bien pu faire de l’argent dont il disposait – ce qui a donné lieu à plusieurs spots en mode « troll » des républicains anti-Trump du Lincoln Project, tant le Président est manifestement très peu présent dans les médias nationaux et locaux. Il est en effet largement devancé significativement par Joe Biden en matière de montants dépensés dans presque toute la douzaine d’états importants pour le résultat final.
Pour compenser ce handicap important, Trump comptait sur sans doute sur la retransmission de ses meetings, qui ne lui coûtent sans donc pas grand chose puisqu’il mélange allégrement « événements officiels » et campagne électorale, en dépit des règles en la matière (on ne sait pas trop qui serait chargé de les appliquer – on ne voit pas vraiment son ministre de la justice, prêt à tout pour l’aider à être réélu, se pencher sur le problème) et bénéficie donc de la logistique de la Maison Blanche pour organiser ces déplacements.
Mais les chaînes d’information ne reproduisent pas l’erreur de 2016 consistant à lui donner une exposition médiatique gratuite compensant très largement son retard en matière de budget de campagne. Et ceci explique sans doute pourquoi le Président est furieux contre les médias et s’en prend même à Fox New, accusée de diffuser des discours de Joe Biden ou Barack Obama.
Troisième levier, souvent moins évoqué sans doute parce que moins visible : la campagne de terrain pour mobiliser et convaincre individuellement des électeurs, pour essayer d’avoir un avantage sur l’autre camp en matière de taux de participation dans les segments de l’électorat où chacun pense avoir un avantage.
Ces efforts reposent évidemment beaucoup sur des militants bénévoles qui font du porte à porte, téléphonent ou envoient des courriers à des inconnus pour tenter de les convaincre d’aller voter pour leur candidat.
De nombreuses organisations coordonnent les efforts de ces militants, et une partie du budget des campagnes est consacré à cet effort de coordination (ou à l’embauche de personnels pour procéder à cette campagne) – c’est ainsi que les moyens financés mobilisés par Bloomberg en Floride, dans l’Ohio ou au Texas visent à financer des spots télévisés mais aussi à mieux organiser ces opérations de conviction ciblés des électeurs pour pousser à s’inscrire sur les listes électorales.
Toutes ces opérations s’appuient sur les multiples données publiques disponibles. Les résultats enregistrés lors de scrutin précédents permettent de cibler des quartiers pour le porte à porte, avec l’idée d’amener dans les urnes des abstentionnistes qui ont toutes les chances de voter pour son candidat.
D’autres opérations misent sur l’analyse détaillée et ligne à ligne des listes électorales pour identifier les électeurs ayant déclaré par le passé leur affiliation à un parti (c’est possible dans certains états) mais n’ayant pas voté lors de précédents scrutins, ou les électeurs ayant demandé un bulletin de vote par correspondance mais qui ne l’auraient pas encore renvoyé – on appelle cela la « ballot chase » ou « chasse au bulletin ».
Cette modalité d’action a bien sûr été largement perturbée par la pandémie, avec, là encore, un contraste entre les campagnes des deux candidats : côté Trump, on n’a jamais arrêté le porte-à-porte et on se glorifie d’avoir atteint ainsi plusieurs millions d’électeurs ; tandis que côté Biden, on a choisi, là encore, de jouer la carte de la responsabilité face à la pandémie (avec l’idée que peu de gens auraient envie de voir des inconnus frapper à leur porte en cette période) et davantage misé sur des contacts virtuels, en s’appuyant sur les campagnes efficaces en la matière de Bernie Sanders pendant la primaire, même si l’équipe de Biden a a finalement décidé depuis quelques jours de faire un peu de porte à porte, dans le Michigan par exemple.
Les contacts individuels ne sont pas le seul moyen de mobiliser les électeurs et d’augmenter la participation (le camp Biden a ainsi multiplié les spots de campagne en la matière, notamment ciblés sur les jeunes et les électeurs afro-américains) et on ne peut pas ne pas évoquer une autre tradition importante, les « yard signs » (i.e. les pancartes sur les pelouses).
D’une certaine façon, cela remplace l’affichage électoral officiel qu’on connaît en France et qui est absent aux Etats-Unis : il ne viendrait pas à l’idée, dans un pays où la liberté d’expression garantie par la constitution est sacrée, de réglementer les espaces dans lesquels on peut faire campagne, pas plus que d’organiser une campagne audiovisuelle « officielle » ou d’imposer des règles de temps de parole (que certains médias mettent néanmoins en partie en place).
Là encore, l’efficacité est très douteuse mais, comme le disent certains stratèges, cela occupe les militants et leur donne le sentiment qu’ils pèsent sur la campagne. On notera que l’idée n’est pas vraiment d’être créatif (même si certains affichages développent les messages des candidats, on voit surtout une écrasante majorité des « yards signs » officiels, dont l’achat permet d’ailleurs de financer les candidats) ni d’utiliser cet outil pour attaquer son concurrent (alors que c’est une pratique tout à fait répandue et admise s’agissant des spots télévisés), encore qu’il semble bien que certains n’aient pas pu s’en empêcher cette année.
Bref, cette tradition est prise très au sérieux : il est très mal vu de dérober5L’auteur a ainsi vu dans le Colorado une pancarte « Ma pancarte Biden a été volée », censée, on le suppose, être dans l’esprit de la personne concernée, être au moins aussi efficace pour promouvoir son candidat qu’une simple pancarte au nom de Joe Biden. ou vandaliser ces pancartes et de tels agissements ne manquent pas de créer des querelles de voisinage.
Alors que dans le Michigan, le Wisconsin et en Pennsylvanie, le scrutin s’est joué en 2016 avec moins de 1% d’écart, c’est-à-dire quelques dizaines de milliers de voix en faveur de Donald Trump), chaque vote compte et toutes les moyens sont bons.
Quant à savoir qui est le plus efficace en la matière entre les deux candidats, c’est impossible. D’abord parce que la garantie de résultat est incertaine, ensuite parce que la compilation des données doit être complexe, enfin parce chacun se glorifie de l’efficacité de son action en la matière, pour galvaniser son propre camp, prétendre que son candidat soulève l’enthousiasme, etc.
En réalité, même si des sondages continuent à sortir régulièrement, et probablement jusqu’à la veille de l’élection, il est bien difficile d’évaluer l’efficacité de toutes les actions menées dans la dernière ligne droite, qu’il s’agisse des meetings, des spots de campagne ou de l’action de terrain.
On peut toutefois tirer quelques enseignements des choix faits en la matière par les deux candidats depuis le dernier débat, en s’appuyant sur un mantra comme les aiment les gourous et autres stratèges électoraux (on avait déjà évoqué une formule en 3 « M » pendant la primaire démocrate) : « Money, Map, Message », c’est-à-dire « l’argent, la carte du collège électoral, le message ». Le premier étant le moyen d’être performant en matière de message et de pouvoir faire campagne dans un maximum d’états où il est possible de gagner et d’obtenir des grands électeurs.
Les choix des deux candidats en matière de déplacement et d’investissements financiers sont dès lors révélateurs de leur vision de la course à la Présidence et notamment des états où ils pensent avoir le plus de chance de gagner.
On l’a dit, Biden n’a pas de problème d’argent et il peut mener une campagne digitale et audiovisuelle active dans tous les « battleground states » où il a une chance raisonnable de remporter la mise. En revanche, il doit choisir où lui et ses soutiens les plus marquants se déplacent, et ses déplacements récents donnent des précieuses indications sur l’état d’esprit du camp démocrate.
Joe Biden s’est évidemment – comme le Président Trump – beaucoup rendu dans les états des Grands Lacs, puisque s’il reprend à Trump le Michigan, le Wisconsin et la Pennsylvanie, il est quasiment certain de gagner l’élection. Il s’est notamment beaucoup déplacé en Pennsylvanie où les sondages le donnent gagnant, mais avec la marge la plus faible parmi les trois états précédemment cités.
Mais le plus notable est que Biden joue l’offensive dans la dernière ligne droite. En Pennsylvanie, il ne s’est pas seulement rendu dans les comtés où la démographie électorale lui est plutot favorable (zones urbaines, etc.) mais aussi dans le pays « MAGA »6Du surnom donné aux supporters de Trump, en référence à l’acronyme de son slogan de 2016 « Make America Great Again »..
Il s’est aussi rendu dans des états traditionnellement républicains et gagnés en 2016 par Donald Trump) où les sondages le donnent au coude à coude avec le Président depuis plusieurs semaines déjà. En Caroline du Nord, en Floride, mais surtout, et ce qui a le plus marqué, dans des états dans lesquels personne n’aurait imaginé il y a encore 6 mois qu’il y ait la moindre de chance de gagner. C’est ainsi qu’il s’est rendu en Géorgie le 27 octobre et dans l’Iowa le 30 octobre (dans le même ordre d’idée, Kamala Harris s’est déplacé au Texas et dans l’Arizona).
Ces choix ne sont d’ailleurs pas innocents car Géorgie et Iowa sont des états dans lesquels des candidats démocrates au Sénat pourraient bien ravir des sièges républicains et permettre ainsi au parti démocrate de récupérer la majorité au Sénat, ce qui donnerait beaucoup plus de latitude à Joe Biden pour mettre en œuvre son programme s’il est élu. Cela montre aussi que du côté des candidats au Congrès, le soutien de Joe Biden est considéré comme un atout, ce qui est un bon signal « qualitatif » en provenance du terrain.
Et comme dans le même temps, Biden n’a pour l’instant fait aucun déplacement « défensif », c’est-à-dire dans des états gagnés par Hillary Clinton en 2016 (à l’exception du Minnesota le 30 octobre, parce que c’était sur le chemin entre l’Iowa et le Wisconsin), on en conclut que le camp démocrate est « confiant et ambitieux ».
Les démocrates pessimistes (au premier desquels Michael Moore – très – trop ? – présent dans les médias pour faire part de sa vision du terrain et qui agace beaucoup dans le camp démocrate) ont évidement exprimé leurs inquiétudes en rappelant qu’en 2016, Hillary Clinton n’avait pas fait campagne dans les Grands Lacs.
Mais Joe Biden a manifestement planifié précisément son programme et passera les derniers jours dans les Grands Lacs, avec un meeting conjoint avec Obama dans le Michigan le 31 octobre et des déplacements en Pennsylvanie la veille du scrutin.
Dans le même temps, l’analyse des déplacements de Trump montre que le Président sortant a sans doute une analyse assez proche de la situation (alors qu’en 2016, les deux candidats avaient des cartes de déplacements très distincts – on se moquait alors du temps passé par Trump dans le Michigan et le Wisconsin).
Evidemment, un Président sortant a toujours tendance à défendre les états qui l’ont portés au pouvoir et dans lesquels il a gagné avec la marge la plus courte. Et si, au moins autant par conviction de pouvoir les gagner que pour accréditer l’idée qu’il est bien mieux placé que ce que disent les sondages, Trump est allé dans le Nevada, le Minnesota ou dans le New Hampshire en tentant de rejouer 2016, il est aussi allé en Géorgie ou dans le Nebraska, où on ne voit jamais un candidat républicain dans le dernier mois de campagne.
Il est clair qu’on considère côté républicain qu’il y a beaucoup plus d’états à défendre que prévu et Trump passera encore du temps « en défense » dans les derniers jours avec des meetings en Caroline du Nord et en Géorgie. Il se rendra aussi à nouveau en Floride, qu’il ne peut pas se permettre perdre, et dans lequel son équipe a mené une campagne très active7On évoquait dans une précédente chronique les opérations de désinformation dirigées sur les électeurs « latinos ». – c’est d’ailleurs un des seuls états où il dépense en achat d’espace médiatique plus que Joe Biden (ce dont il ne manque pas de se vanter, évidemment, avec l’art de la sélection des informations qu’on lui connaît).
Quant au « message » passé par chaque concurrent, on risque de se répéter. Biden s’en tient à la recette qui semble faire ses preuves : insister sur le contraste entre les deux candidats en matière de personnalité et de « leadership » ; marteler sa volonté de rassembler le pays pour sortir des crises en cours ; pointer la gestion catastrophique de la pandémie du Président sortant (et son déni de réalité quant à la situation sanitaire et la gravité de la pandémie) ; rappeler que Donald Trump compte démanteler le dispositif d’assurance santé créé sous la présidence Obama alors qui lui-même veut le renforcer.
Une vidéo qui liste les 6 bonnes raisons de voter pour Joe Biden résume bien ces axes de communication, tout comme la dernière série de spots de campagne largement diffusés dans tout le pays. Certains de ces spots ciblent plus particulièrement les électeurs afro-américains en listant des propositions, comme celui intitulé « Black Lives Matter »8Tous les spots ont en effet un titre.), d’autres visent davantage à rappeler le message de rassemblement et d’appel à toutes les bonnes volontés pour se projeter vers l’avenir, qui a caractérisé toute la campagne de Joe Biden, tel celui nommé « rising » . Ce dernier reprend d’ailleurs de façon frappante les formules les plus marquantes (et les plus reprises ensuite par les médias) que Biden avait utilisées lors du dernier débat présidentiel, ce qui prouve encore une fois la cohérence dans le temps et l’aspect méthodique de la campagne menée par le candidat démocrates.
Du côté de Donald Trump, rien de nouveau non plus sous le soleil9Ou plutôt sous le blizzard puisqu’on a beaucoup parlé d’un meeting dans le Nebraska et du cafouillage avec les bus affrétés par la campagne Trump pour ramener les participants, conduisant ces derniers à attendre plusieurs heures dans le froid.. Le Président est complètement dispersé et n’a toujours pas réussi à se fixer sur un message percutant qu’il martèlerait en permanence. Il y a un peu de l’histoire de la « poule et l’œuf’ » dans cette affaire : est-ce que Trump est dispersé parce qu’il n’a pas de message convaincant, ou est-ce parce qu’il est dispersé qu’il n’a pas de message convaincant ?
Toujours est-il que le Président persiste à parler d’un peu tout, et surtout de lui, plutôt que d’économie, alors que ses stratèges, ses soutiens républicains et même les personnalités qui le soutiennent comme la légende du golf Jack Nicklaus, l’implorent de se focaliser sur les questions de fond et notamment de relance économique, de valoriser les bons chiffres de croissance du 3ième trimestre (qui ne doivent pas cacher la situation problématique en matière d’emploi et les risques liés aux conséquences économiques de la troisième vague – la bourse, qu’affectionne tant le Président, a d’ailleurs nettement chuté ces derniers jours). Mais le Président n’en fait qu’à sa tête et le dit publiquement.
« Je reçois des appels de tous les “experts”, ceux qui ont voulu se présenter à la Présidence six, sept ou huit fois. Ils n’ont jamais passé le premier tour mais ils m’appellent : “Monsieur le Président, vous ne devriez pas parler d’Hunter [Biden]. Vous ne devriez pas attaquer Biden”. Je ne suis pas d’accord. Peut-être que c’est pour cela que je suis ici, et pas eux. Ils me disent “parle de ton bilan économique, parle des 33,1% [de croissance enregistrée au 3ième trimestre 2020]”. Mais, bon, si je le fais, je veux dire, combien de fois je vais le répéter ? Cinq ou six fois ? ».
Donald Trump en meeting à Tampa Bay, en Floride, le 29 octobre
Il considère sans doute plus que jamais qu’il est son meilleur avocat, il mise sur ses improvisations pendant les meetings ou préfère, sur Twitter, qui reste son mode communication privilégié, ou sur YouTube, relayer des extraits de ses discours, dont on a du mal à imaginer, quand on en regarde certains qu’ils soient plus efficaces que la série de spots de campagne clôturant la campagne lancés ces derniers jours, par exemple sur l’économie.
C’est ainsi que quand Trump parle un peu d’économie, c’est pour se satisfaire de la situation actuelle mais il est incapable de préciser concrètement ce qu’il compte faire, alors qu’il est de plus en plus manifeste que les électeurs sont inquiets de la situation actuelle et attendent de savoir comment concrètement le Président compte sortir les Etats-Unis de l’ornière. Trump préfère pointer de façon caricaturale le programme économique de son adversaire, l’accuse de vouloir à nouveau « fermer le pays », et retombe dès lors dans le discours sur la prochaine prise de pouvoir de l’« extrême gauche radicale » et des « socialistes » qui n’a jamais fonctionné jusqu’à présent.
De même que lorsqu’il parle d’assurance santé, le Président se limite à répéter comme depuis 4 ans, sa promesse de mettre en place un nouveau système « extraordinaire » qui réglerait tous les problèmes, et à annoncer une guerre avec les « Big Pharma », plutôt que de tenir un discours un tant soit peu construit.
On ne l’a pas vu non plus rebasculer fortement – après tout, pourquoi pas ? – sur un discours « law and order » après les nouveaux incidents et pillages qui ont suivi, à Philadelphie (donc en Pennsylvanie, état décisif pour la victoire finale) l’assassinat par deux policiers d’un jeune afro-américain atteint de troubles psychiques et semble-t-il en pleine crise. Il aurait de toute façon fallu, pour que ce discours fonctionne, que le Président délivre un discours moins offensant envers les minorités ethnique et moins caricatural sur les positions de son adversaire (qu’il continue à accuser de soutenir les émeutiers et les pillards).
En réalité, le Président ne peut pas se résigner à faire profil bas sur la pandémie de coronavirus (alors que c’est le ton de ses spots officiels10Même si le très populaire Dr Fauci, dont une citation est utilisée dans le spot, a publiquement demandé le retrait de ce dernier au motif qu’il sortait de leur contexte des propos présentés comme des louanges, engendrant une nouvelle polémique.), et double chaque jour la mise sur le fait que le virus est « en train de partir ». Pourtant les chiffres en matière de cas identifiés mais aussi de décès – 1000 par jour depuis quelques jours – sont implacables : la troisième vague est bien là.
Sa frustration de ne pas pouvoir, comme il avait l’habitude de le faire (avec un certain talent), dicter les sujets du débat politique, et de voir la question de la pandémie accaparer la une de l’actualité, le conduit à des déclarations polémiques, qui ne font que renforcer le phénomène.
D’autant que ses soutiens ne sont pas en reste pour que la mauvaise gestion de la pandémie reste le sujet numéro un de l’actualité, entre Mike Pence qui ne suit pas les recommandations sanitaires de l’administration et poursuit sa campagne bien qu’étant cas contact ou le directeur de cabinet du Président qui explique que de toute façon, « on ne pourra pas contrôler la diffusion du virus » et qu’il faut attendre le vaccin.
Incapable de se discipliner et même d’essayer de renverser cette tendance en déplaçant le débat, le Président se complaît à jouer la victime, stigmatisant la partialité des médias et des réseaux sociaux , qui « exagèrent » la gravité du coronavirus pour lui nuire, ne font jamais état de son bilan ni de ses bons résultats ou des sondages qui lui seraient favorables, refusent de relayer les accusations de corruption envers la famille Biden, etc.
Au final, parce que c’est ce qui correspond le mieux à son caractère et à une forme de facilité – car Donald Trump démontre chaque jour qu’il est en fait au moins aussi paresseux que malfaisant, ce qui n’est pas rien – Donald Trump finit sa campagne en consacrant l’essentiel de son temps à des théories conspirationnistes : sur la pandémie, sur les fraudes électorales, sur son adversaire (l’« affaire Hunter » et la prétendue corruption de son adversaire occupent une grande partie de sa communication sur Twitter et de ses discours).
Et le voilà en train de rejouer la campagne de 2016, alors que tout a changé.
Le contexte n’a rien à voir : l’élection de 2020 est marquée par la pandémie, la crise économique, les violences policières, autant de problèmes concrets et non fantasmés ou lointains comme l’étaient en 2016 l’immigration ou la mondialisation. Et le grand public semble avoir envie de se rassembler derrière un « leader » consensuel pour affronter ces crises, plutôt que d’un outsider qui voudrait renverser la table.
L’adversaire n’a rien à voir : Joe Biden, représentant des classes moyennes, bénéficie d’une image positive (et sa popularité continue à augmenter), contrairement à Hillary Clinton, perçue comme la quintessence de l’« establishement » politique élitiste et déconnecté de la réalité. Le candidat démocrate offre un contraste frappant avec le Président, en matière de « leadersphip » et prône un discours unificateur qui correspond sans doute à ce dont a besoin le pays et manifestement aux aspirations d’une majorité de l’opinion publique.
La position de Trump n’a rien à voir : il est un Président sortant redevable de son bilan et non plus un « outsider » détonant dans le paysage politique et auquel on pourrait être tenté de donner une chance, pour tenter l’expérience.
Et le talent politique du Trump de 2020 n’a rien à voir avec celui du Trump de 2016 : il y a 4 ans, il avait su saisir la colère et le rejet des élites qui animaient une partie de la population et avait mené campagne en reprenant à son compte les griefs de nombreux américains. Cette année, on a l’impression qu’il mène surtout campagne en mettant en avant ses propres griefs contre les médias, etc. qui sont loin d’être un sujet d’intérêt pour les américains ordinaires.
On sait que Donald Trump mise depuis longtemps surtout sur l’enthousiasme de ses supporters et de sa base électorale (qui, elle, aurait conscience de son bilan et de son talent, puisqu’elle n’est pas intoxiquée par les médias, etc.) et sur le fait que, de ce fait, la hausse de la participation qui s’annonce amène dans les urnes davantage d’électeurs pro-Trump que de pro-Biden (ou d’anti-Trump).
On a entendu ces derniers jours une formule apparemment répandue chez les stratèges électoraux et les commentateurs politiques : « you can’t win on turnout if you lose on message ». Autrement dit, on ne peut espérer mobiliser son électorat davantage que celui de son adversaire si on n’a pas trouvé le bon message. Si cet adage est vrai, Donald Trump a du souci à se faire.